Lettre 207, 1671 (Sévigné)

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1671

207. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 30e septembre.

Je crois présentement que l’opinion léonique[1] est la plus assurée : il voit de quoi il est question, ma bonne, et si la matière raisonne ou ne raisonne pas, et quelle sorte de petite intelligence Dieu a donnée aux bêtes, et tout le reste. Vous voyez bien que je le crois dans le ciel : o che spero[2]  ! Il mourut lundi matin. Je fus à Vitré, je le vis, et voudrois ne l’avoir point vu. Son frère l’avocat général me parut inconsolable ; je lui offris de venir pleurer en liberté dans mes bois : il me dit qu’il étoit trop affligé pour chercher cette consolation. Ce pauvre petit évêque avoit trente-cinq ans ; il étoit établi ; il avoit un des plus beaux esprits du monde pour les sciences ; c’est ce qui l’a tué : comme Pascal, il s’est épuisé. Vous n’avez pas trop affaire de ce détail ; mais c’est la nouvelle du pays, il faut que vous en passiez par là ; et puis il me semble que la mort est l’affaire de tout le monde : c’est que les conséquences viennent bien droit jusqu’à nous.

Je lis M. Nicole avec un plaisir qui m’enlève ; surtout je suis charmée du troisième traité, des Moyens de conserver la paix avec les hommes[3]. Lisez-le, je vous prie, avec attention, et voyez comme il fait voir nettement le cœur humain, et comme chacun s’y trouve, et philosophes, et jansénistes, et molinistes, et tout le monde enfin. Ce qui s’appelle chercher dans le fond du cœur avec une lanterne, c’est ce qu’il fait ; il nous découvre ce que nous sentons tous les jours, et que nous n’avons pas l’esprit de démêler, ou la sincérité d’avouer ; en un mot, je n’ai jamais vu écrire comme ces Messieurs-là. Sans la consolation de la lecture, nous mourrions d’ennui présentement ; il pleut sans cesse : il ne vous en faut pas dire davantage pour vous représenter notre tristesse. Mais vous qui avez un soleil que j’envie, je vous plains, ma bonne, d’avoir quitté votre Grignan : il y fait beau, vous y étiez en liberté avec une bonne compagnie, et au milieu de l’automne vous le quittez pour vous enfermer dans une petite ville ; cela me blesse l’imagination. M. de Grignan ne pouvoit-il pas différer son Assemblée ? N’en est-il pas le maître ? Et ce pauvre Coulanges, qu’est-il devenu ? Notre solitude nous fait la tête si creuse, que nous nous faisons des affaires de tout. Les lettres et les réponses font de l’occupation ; mais il y a du temps de reste ; je lis et relis les vôtres avec un plaisir et une tendresse que je souhaite que vous puissiez imaginer, car je ne vous la saurois dire ; il y en a une dans vos dernières que j’ai le bonheur de croire, et qui soutient ma vie.

On me mande toujours des merveilles de ma petite mie ; elle a grand’part à l’impatience que j’ai de retourner à Paris. Je n’ose vous parler du bonheur de Louvigny[4] qui traite avec le Roi de la charge de son père : c’est une sorte d’établissement qui n’est pas bon à méditer. Mandez-moi des nouvelles de cette pauvre Monaco, mais surtout de votre santé, de vos affaires. Voilà ce qui me tient à cœur souverainement. Notre abbé est trop glorieux de toutes les douceurs que vous lui mandez. Je suis contente de lui sur votre sujet.

Pour la Mousse, il fait des catéchismes les fêtes et les dimanches : il veut aller en paradis ; je lui dis que c’est par curiosité, et afin d’être assuré une bonne fois si le soleil est un amas qui se remue avec violence[5], ou si c’est un globe de feu. L’autre jour il interrogeoit des petits enfants ; et après plusieurs questions, ils confondirent tout ensemble, de sorte que, venant à leur demander qui étoit la Vierge, ils répondirent tous l’un après l’autre que c’étoit le créateur du ciel et de la terre. Il ne fut point ébranlé pour les petits enfants ; mais voyant que des hommes, des femmes, et même des vieillards disoient la même chose, il en fut persuadé, et se rendit à l’opinion commune. Enfin il ne savoit plus où il en étoit, et si je ne fusse arrivée là-dessus, il ne s’en fût jamais tiré. Cette nouvelle opinion eût bien fait un autre désordre que le mouvement des petites parties[6].

Adieu, ma très-chère enfant ; vous voyez bien que se chatouiller pour se faire rire, c’est justement ce que nous faisons. Je vous embrasse et vous baise tendrement, et vous prie de me laisser penser à vous, et vous aime de tout mon cœur.


  1. Lettre 207 (revue sur une ancienne copie). — 1. De l’évêque de Léon.
  2. 2. Oh ! que je (l’) espère !
  3. 3. Ce traité, qui est le quatrième dans la première édition, de 1671, et non le troisième, comme le dit Mme de Sévigné, est l’un des plus beaux de Nicole. Le témoignage de Voltaire n’est pas suspect : il l’appelle un chef-d’œuvre, auquel on ne trouve rien d’égal en ce genre dans l’antiquité. Voyez le Siècle de Louis XIV (Catalogue des écrivains).
  4. 4. Voyez la note 8 de la lettre du 14 octobre 1671.
  5. 5. Dans les éditions : « un amas de poussière qui se meut avec violence. » — Voyez les Principes de la philosophie de Descartes, IIIe partie, chap. xxi, xxii, lxxii.
  6. 6. Voyez la note 7 de la lettre 199.