Lettre 208, 1671 (Sévigné)

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1671

208. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 4e octobre.

Vous voilà donc, ma chère fille, à votre Assemblée : je vous ai mandé combien je trouvois mauvais que M. de Grignan l’eût mise en ce temps, pour vous ôter tout l’agrément de votre séjour de campagne, et tout le plaisir de votre bonne compagnie. Vous y avez perdu aussi le pauvre Coulanges, qui m’écrit de Lyon tous ses déplaisirs, et qu’il est triste et confus, mangeant tristement son avoine, et ne songeant plus qu’à s’en retourner à Paris, c’est-à-dire à Autry[1], d’où il ne seroit pas sorti sans l’espérance de vous voir. Toute sa consolation, c’est de parler de vous avec ce chamarier de Rochebonne qui ne se peut taire de vos perfections. Si je n’avois point trouvé ridicule de vous envoyer toutes mes lettres, je vous aurois envoyé celle-là avec celle du comte des Chapelles ; mais voilà sa réponse qui suffira, avec deux autres lettres que je veux que vous ayez, celle de M. le Camus et celle de M. d’Harouys. Je pense que, pour vous donner le temps de lire tout ce que je vous envoie, la civilité m’obligeroit à finir ici ma lettre ; mais je veux savoir auparavant si vous n’avez point ri de la rêverie naturelle que je fis à Vitré, en priant ce gentilhomme de basse Bretagne de nous faire vitement dîner. Je crus que cela vous feroit souvenir de cet homme à la Merci[2], que je voulois qui raccommodât mes manches, et qui étoit le clerc d’un secrétaire du Roi. Mais ce que vous me dites du soleil et de la lune, de M. de Chaulnes et de M. de Lavardin, est très-bien dit, et que pour vous, vous êtes toujours sur l’horizon. Cela est vrai, ma fille, vous ne vous reposez jamais, vous êtes toujours dans le mouvement, et je tremble quand je pense à votre état et à votre courage, qui assurément passe de beaucoup vos forces. Je conclus comme vous que quand vous voudrez vous reposer, il ne sera plus temps, et qu’il n’y aura aucune ressource à vos fatigues passées. Cette pensée m’occupe et m’afflige beaucoup ; car enfin ce ne sont plus ici les premiers pas, ce sont les derniers : ce sont des brèches sur d’autres brèches, et des abîmes sur des abîmes. Nous en parlons souvent, notre abbé et moi, quoique peu instruits ; mais à vue de pays on juge bien où tout ceci peut aller. Cet endroit est bien digne de votre attention, car il n’y va pas d’une chute médiocre. On va bien loin, dit-on, quand on est las ; mais quand on a les jambes rompues, on ne va plus du tout. Je crois que vous êtes assez habile pour appuyer sur ces considérations, et pour en parler avec notre Coadjuteur, qui a tout ce qui est nécessaire pour vous bien conseiller ; car il a un grand sens, un bon esprit, un courage digne du nom qu’il porte : il faut tout cela pour décider dans une occasion comme celle-ci. Notre abbé s’estime bien heureux que vous comptiez son avis pour quelque chose ; il ne souhaite la vie et la santé que pour vous aller donner ses conseils, et prendre le jeton, dont vous savez qu’il s’aide parfaitement bien. Voici, ma chère enfant, une lettre qui n’est pas délicieuse ; mais encore faut-il parler quelquefois des choses importantes qui tiennent au cœur[3] ; et puis vous savez, et je vous l’ai dit en chanson, on ne rit pas toujours. Non assurément, il s’en faut beaucoup ; cependant il ne faut pas que vous fassiez de la bile noire. Songez uniquement à votre santé, si vous aimez la mienne, et croyez qu’aussitôt que je serai délogée à Pâques, je ne penserai plus qu’à vous aller voir et vous donner toutes les facilités possibles pour revenir avec moi, dans un degré moins élevé, mais plus commode. Que dit Adhémar du retour du comte de Guiche[4] ? Adieu, mon enfant, je suis à vous. J’embrasse M. le lieutenant général[5] qui n’est plus chasseur.


  1. Lettre 208. — 1. Voyez la note 11 de la lettre 166.
  2. 2. À l’église des pères de la Merci, rue du Chaume. Elle a été abattue depuis la Révolution ; il en existe encore quelques ruines.
  3. 3. Voyez la lettre de l’abbé de Coulanges à M. Prat (tome II, p. 43), et la Notice, p. 107, 131 et 132, 242, 244, 268, 289, 290.
  4. 4. Voyez la note 8 de la lettre du 14 octobre 1671.
  5. 5. Le comte de Grignan.