Lettre 212, 1671 (Sévigné)

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1671

212. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME ET À MONSIEUR DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 18e octobre.

L’envie que vous avez d’envoyer ma première lettre à quelqu’un, afin qu’elle ne soit pas perdue, m’a fait rire, et souvenir d’une Bretonne qui vouloit avoir un factum qui m’avoit fait gagner un procès, pour gagner le sien aussi.

Vous voilà donc à Lambesc, ma fille ; mais vous êtes grosse jusqu’au menton. La mode de votre pays me fait peur. Quoi ! ce n’est donc rien que de ne faire qu’un enfant ; une fille n’oseroit s’en plaindre, et les dames en font ordinairement deux ou trois. Je n’aime point cette grosseur excessive ; tout au moins cela vous donne de cruelles incommodités.


Écoutez, Monsieur de Grignan, c’est à vous que je parle : vous n’aurez que des rudesses de moi pour toutes vos douceurs. Vous vous plaisez dans vos œuvres ; au lieu d’avoir pitié de ma fille, vous ne faites qu’en rire. Il paroît bien que vous ne savez ce que c’est que d’accoucher. Mais écoutez, voici une nouvelle que j’ai à vous dire : c’est que si après ce garçon-ci, vous ne lui donnez quelque repos, je croirai que vous ne l’aimez point, et que vous ne m’aimez point aussi, et je n’irai point en Provence. Vos hirondelles auront beau m’appeler, point de nouvelles ; et de plus j’oubliois ceci : c’est que je vous ôterai votre femme. Pensez-vous que je vous l’aie donnée pour la tuer, pour détruire sa santé, sa beauté, sa jeunesse ? Il n’y a point de raillerie ; je vous demanderai cette grâce à genoux en temps et lieu. En attendant, admirez ma confiance de vous faire une menace de ne point aller en Provence. Vous voyez par là que vous ne perdez ni votre amitié, ni vos paroles ; nous sommes persuadés, notre abbé et moi, que vous serez aises de nous voir. Nous vous mènerons la Mousse, qui vous rend grâce de votre souvenir ; et pourvu que je ne trouve point une femme grosse, et toujours grosse, et encore grosse, vous verrez si nous ne sommes pas des gens de parole. En attendant, ayez-en un soin extrême, et prenez garde qu’elle n’accouche à Lambesc. Adieu, mon cher Comte.


Je reviens à vous, ma belle, et vous dis donc que je vous plains fort. Songez à ne pas accoucher à Lambesc : quand vous aurez passé le huitième, il n’y a plus d’heure. Vous avez présentement M. de Coulanges. Qu’il est heureux de vous voir ! qu’il a bien fait d’avoir pris courage, et vous de l’avoir pressé ! Embrassez-le pour moi, et vos autres Grignans ; car on ne sauroit s’empêcher de les aimer. Ma tante[1] me mande que votre enfant pince tout comme vous ; elle est méchante : je meurs d’envie de la voir. Hélas ! j’aurois grand besoin de cet homme noir[2] pour me faire prendre un chemin dans l’air ; celui de terre devient si épouvantable, que je crains quelquefois que nous ne soyons assiégés ici par les eaux. Il est vrai qu’après vous avoir vue partir pour la Provence au milieu des abîmes, il faut croire qu’il n’y a rien d’impossible.

Mais je reviens à votre histoire. Je m’étois moquée de celle de la Mousse ; mais je ne me moque pas de celle-ci : vous me l’avez très-bien contée, et si bien que j’en frissonnois en la lisant, le cœur m’en battoit ; en vérité, c’est la plus étrange chose du monde. Cet Auger enfin, c’est un garçon que j’ai vu, à qui je parlerai, et qui conte cela tout naïvement ; je crois qu’on ne peut rien voir de plus positif ; c’est un sylphe assurément. Après la promesse que vous faites, je ne doute pas qu’il n’y ait presse à qui vous portera ici ; la récompense est digne d’être bien disputée ; et si je ne vous vois arriver, je croirai que cela viendra de la guerre que cette préférence aura émue entre eux. Cette guerre sera bien fondée, et si les sylphes pouvoient périr, ils ne le pourroient faire dans une plus belle occasion. Enfin, ma chère fille, je vous remercie mille fois de m’avoir si bien conté cette histoire d’original : c’est la première de cette nature dont je voudrois répondre.

Je trouve plaisants les miracles de votre solitaire ; j’en doute fort, puisqu’il les croit ; et M. de Grignan a grande raison de l’aller prêcher de temps en temps. Sa vanité

pourroit bien le conduire du milieu de son désert dans le milieu de l’enfer. Ce seroit un beau chemin ; il n’eût pas été besoin de prendre tant de peines : s’il ne va que là, on y va fort bien de partout. Je craindrai donc pour son salut, jusqu’à ce que vous m’en assuriez : je vous crois, et je sais que vous êtes tout comme il faut pour n’être persuadée qu’à bonnes enseignes. Dieu est tout-puissant, qui est-ce qui en doute ? Mais nous ne méritons guère qu’il nous montre sa puissance.

Je suis fort aise que M. de Grignan ait bien harangué : cela est agréable pour soi ; on ne se soucie pas des autres. M. de Chaulnes parla bien aussi, un peu pesamment ; mais cela n’étoit pas mal à un gouverneur. Pour Lavardin, il a la langue bien pendue. J’ai mandé à Corbinelli qu’assurément son paquet avoit été perdu avec tant d’autres lettres que je regrette tous les jours.

Adieu, ma chère enfant, je vous aime si passionnément que j’en cache une partie, afin de ne vous point accabler. Je vous remercie de vos soins, de votre amitié, de vos lettres : ma vie tient à toutes ces choses-là.


  1. Lettre 212. — 1. Mme de la Trousse.
  2. 2. Mme de Sévigné fait allusion, comme on va le voir, à une histoire que lui avait contée sa fille, et à une croyance populaire qui semait les campagnes de farfadets et de petits nains tout noirs, appelés teus ou korigans ; ceux-ci hantaient les lieux déserts et les pierres druidiques autour desquelles ils exécutaient leurs danses nocturnes. C’étaient autant de sorciers qui faisaient aux humains les plus méchants tours, et les transportaient d’un lieu à l’autre avec la rapidité de l’éclair. Émile Souvestre, dans le Foyer breton, raconte ces légendes et superstitions bretonnes. — Voyez aussi la lettre suivante.