Lettre 217, 1671 (Sévigné)

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1671

217. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 4e novembre.

Ah ! ma fille, il y a aujourd’hui deux ans qu’il se passa une étrange scène à Livry[1], et que mon cœur fut dans une terrible presse. Il faut passer légèrement sur de tels souvenirs. Il y a de certaines pensées qui égratignent la tête[2].

Parlons un peu de M. Nicole : il y a longtemps que nous n’en avons rien dit. Je trouve votre réflexion fort bonne et fort juste sur ce que vous dites de l’indifférence qu’il veut que l’on ait pour l’approbation ou l’improbation du prochain[3]. Je crois, comme vous, qu’il faut un peu de grâce, et que la philosophie seule ne suffit pas. Il nous met à un si haut point[4] la paix et l’union avec le prochain, et nous conseille de l’acquérir aux dépens de tant de choses, qu’il n’y a pas moyen après cela d’être indifférente sur ce qu’il pense de nous[5]. Devinez ce que je fais : je recommence ce traité ; je voudrois bien en faire un bouillon et l’avaler. Ce qu’il dit de l’orgueil, et de l’amour-propre qui se trouve dans toutes les disputes, et que l’on couvre du beau nom de l’amour de la vérité, est une chose qui me ravit. Enfin ce traité est fait pour bien du monde ; mais je crois principalement qu’on n’a eu que moi en vue. Il dit que l’éloquence et la facilité de parler donnent un certain éclat[6] aux pensées : cette expression m’a paru belle et nouvelle ; le mot d’éclat est bien placé, ne le trouvez-vous pas ? Il faut que nous relisions ce livre à Grignan ; si j’étois votre garde pendant votre couche, ce seroit notre fait : hélas ! que puis-je vous faire de si loin ? Je fais dire tous les jours la messe pour vous ; voilà mon emploi, et d’avoir bien des inquiétudes qui ne vous serviront de rien, mais qu’il est impossible de n’avoir pas.

Cependant j’ai dix ou douze charpentiers en l’air, qui lèvent ma charpente[7], qui courent sur les solives, qui ne tiennent à rien, qui sont à tout moment sur le point de se rompre le cou, qui me font mal au dos à force de leur aider d’en bas. On songe à ce bel effet de la Providence que fait la cupidité ; et l’on remercie Dieu qu’il y ait des hommes qui pour douze sous veuillent bien faire ce que d’autres ne feroient pas pour cent mille écus. « Ô trop heureux ceux qui plantent des choux ! quand ils ont un pied à terre, l’autre n’en est pas loin. » Je tiens ceci d’un bon auteur[8].

Nous avons aussi des planteurs qui font des allées nouvelles, et dont je tiens moi-même les arbres, quand il ne pleut pas à verse ; mais le temps nous désole, et fait qu’on souhaiteroit un sylphe pour nous porter à Paris. Mme de la Fayette me mande que, puisque vous me mandez sérieusement l’histoire d’Auger, elle est persuadée qu’elle est vraie, et que vous ne vous moquez point de moi. Elle pensoit que ce fût une folie de M. de Coulanges, et cela se pouvoit très-bien penser. Si vous lui en écrivez, que ce soit sur ce ton.

M. de Louvigny, comme vous voyez, n’a pas eu la force d’acheter la charge[9] de son père. Voilà M. de la Feuillade[10] bien établi ; je ne croyois pas qu’il dût si bien rentrer dans le chemin de la fortune. Ma tante a eu une bouffée de fièvre qui m’a fait peur. Votre fille a mal aux dents et pince comme vous : cela est plaisant. Que vous dirai-je de plus ? Songez que je suis dans un désert ; jamais je n’ai vu moins de monde que cette année. La Troche, que j’attendois, est malade. Nous sommes donc seuls : nous lisons beaucoup, et l’on trouve le soir et le lendemain comme ailleurs. Adieu, ma chère enfant, je suis à vous sans aucune exagération, ni fin de lettre, hasta la muerte[11] inclusivement. J’embrasse M. de Claudiopolis[12], et le colonel Adhémar et le beau Chevalier. Pour M. de Grignan, il a son fait à part.


  1. Lettre 217. — 1. Il s’agit encore de la fausse couche de Mme de Grignan, arrivée à Livry le 4 novembre 1669.
  2. 2. Phrase omise dans l’édition de 1754.
  3. 3. Voyez plusieurs chapitres de la seconde partie du traité de Nicole qui a pour titre : des Moyens de conserver la paix avec les hommes.
  4. 4. « Il nous met à si haut prix. » (Édition de 1754.)
  5. 5. C’est-à-dire « sur ce que le prochain pense de nous. » Dans son édition de 1754, le chevalier de Perrin a ainsi modifié cet endroit : « sur ce que le monde pense de nous. »
  6. 6. Au chapitre v de la seconde partie du traité cité plus haut : « La facilité qu’ils ont à parler donne un certain éclat à leurs pensées, quoique fausses, qui les éblouit eux-mêmes. »
  7. 7. « Qui élèvent la charpente de ma chapelle. » (Édition de 1734.)
  8. 8. Rabelais. Voyez, au chapitre xviii du livre IV du Pantagruel, le commencement des lamentations de Panurge pendant la tempête : « Ô que trois et quatre fois heureux sont ceux qui plantent choux ! … Car ils ont toujours en terre un pied : l’autre n’en est pas loin. »
  9. 9. De colonel des gardes françaises. Voyez les notes 8 et 9 de la lettre 211.
  10. 10. François d’Aubusson, duc de la Feuillade, depuis maréchal de France (1675), succéda au maréchal de Gramont, et fut installé par le Roi, le 4 janvier 1672 : voyez la lettre du 5 janvier.
  11. 11. Jusqu’à la mort. — C’est le mot d’une devise espagnole rapportée par le P. Bouhours, dans le VIe entretien d’Ariste et d’Eugène intitulé les Devises (p. 473 de la 3e édition, de 1671). Mme de Sévigné avait peut-être parcouru ce livre, dont la première édition est de janvier 1671.
  12. 12. M. le coadjuteur d’Arles. Il avait été sacré évêque de Claudiopolis, le 11 décembre 1667. Voyez la note 4 de la lettre 115.