Lettre 237, 1672 (Sévigné)

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1672

237. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 13e janvier.

Eh mon Dieu ! ma bonne, que dites-vous ? Quel plaisir prenez-vous à dire du mal de votre personne, de votre esprit ; à rabaisser votre bonne conduite ; à trouver qu’il faut avoir bien de la bonté pour songer à vous ? Quoique assurément vous ne pensiez point tout cela, j’en suis blessée, vous me fâchez ; et quoique je ne dusse peut-être pas répondre à des choses que vous dites en badinant, je ne puis m’empêcher de vous en gronder, préférablement à tout ce que j’ai à vous mander. Vous êtes bonne encore quand vous dites que vous avez peur des beaux esprits. Hélas ! ma chère, si vous saviez qu’ils sont petits de près, et combien ils sont quelquefois empêchés de leur personne, vous les remettriez bientôt à hauteur d’appui. Vous souvient-il combien vous en étiez quelquefois lasse ? Prenez garde que l’éloignement ne vous grossisse les objets : c’est son effet ordinaire.

Nous soupons tous les soirs avec Mme Scarron. Elle[1] a l’esprit aimable et merveilleusement droit : c’est un plaisir que de l’entendre raisonner sur les horribles agitations d’un certain pays qu’elle connoit bien, et le désespoir qu’avoit cette d’Heudicourt[2] dans le temps que sa place paroissoit si miraculeuse, les rages continuelles du petit Lauzun, le noir chagrin ou les tristes ennuis des dames de Saint-Germain ; et peut-être que la plus enviée[3] n’en est pas toujours exempte. C’est une plaisante chose que de l’entendre causer de tout cela. Ces discours nous mènent quelquefois bien loin, de moralité en moralité, tantôt chrétienne, et tantôt politique. Nous parlons très-souvent de vous : elle aime votre esprit et vos manières ; et quand vous vous retrouverez ici, ne craignez point, ma bonne, de n’être pas à la mode.

Je vous trouve un peu fatiguée de vos Provençaux. Voulez-vous que nous fassions une chanson contre eux ? Enfin ils ont obéi ; mais ç’a été de mauvaise grâce. S’ils avoient cru d’abord M. de Grignan, il ne leur en auroit pas coûté davantage, et ils auroient contenté la cour. Ce sont des manières charmantes : à quoi vous avez raison de dire que ce n’est pas votre faute et que vous n’y sauriez que faire ; cet endroit est plaisant.

Mais écoutez la bonté du Roi, et le plaisir de servir un si aimable maître. Il a fait appeler le maréchal de Belle-fonds dans son cabinet, et lui a dit : « Monsieur le maréchal, je veux savoir pourquoi vous me voulez quitter. Est-ce dévotion ? est-ce envie de vous retirer ? est-ce l’accablement de vos dettes ? Si c’est le dernier, j’y veux donner ordre, et entrer dans le détail de vos affaires. » Le maréchal fut sensiblement touché de cette bonté. « Sire, dit-il, ce sont mes dettes : je suis abîmé ; je ne puis voir souffrir quelques-uns de mes amis qui m’ont assisté, à qui je ne puis satisfaire. — Eh bien, dit le Roi, il faut assurer leur dette. Je vous donne cent mille francs de votre maison de Versailles, et un brevet de retenue de quatre cent mille francs[4], qui servira d’assurance, si vous veniez à mourir. Vous payerez les arrérages avec les cent mille francs ; cela étant, vous demeurerez à mon service. » En vérité, il faudroit avoir le cœur bien dur pour ne pas obéir à un maître qui entre dans les intérêts d’un de ses domestiques avec tant de bonté : aussi le maréchal ne résista pas ; et le voilà remis à sa place et surchargé d’obligations. Tout ce détail est vrai.

Il y a tous les soirs des bals, des comédies et des mascarades à Saint-Germain. Le Roi a une application à divertir Madame, qu’il n’a jamais eue pour l’autre. Racine a fait une comédie qui s’appelle Bajazet[5], et qui enlève la paille[6] ; vraiment elle ne va pas en empirando comme les autres. M. de Tallard[7] dit qu’elle est autant au-dessus de celles de Corneille, que celles de Corneille sont au-dessus de celles de Boyer[8] : voilà ce qui s’appelle bien louer ; il ne faut point tenir les vérités cachées. Nous en jugerons par nos yeux et par nos oreilles.

Du bruit de Bajazet mon âme importunée[9].

fait que je veux aller à la comédie[10].

J’ai été à Livry. Hélas ! ma bonne, que je vous ai bien tenu parole, et que j’ai songé tendrement à vous ! Il y faisoit très-beau, quoique très-froid ; mais le soleil brilloit ; tous les arbres étoient parés de perles et de cristaux : cette diversité ne déplaît point. Je me promenai fort. Je fus le lendemain dîner à Pompone : quel moyen de vous redire ce qui fut dit en cinq heures ? Je ne m’y ennuyai point. M. de Pompone sera ici dans quatre jours. Ce seroit un grand chagrin pour moi si jamais j’étois obligée à lui aller parler pour vos affaires de Provence. Tout de bon, il ne m’écouteroit pas ; vous voyez que je fais un peu l’entendue. Mais, ma foi ! ma bonne, rien n’est égal à Monsieur d’Uzès : c’est ce qui s’appelle les grosses cordes. Je n’ai jamais vu un homme, ni d’un meilleur esprit, ni d’un meilleur conseil : je l’attends pour vous parler de ce qu’il aura fait à Saint-Germain.

Vous me priez de vous écrire doublement de grandes lettres ; je pense, ma bonne, que vous devez en être contente : je suis quelquefois épouvantée de leur immensité. Ce sont toutes vos flatteries qui me donnent cette confiance. Je vous prie, ma bonne, de vous bien conserver dans ce bienheureux état, et ne passez point d’une extrémité à l’autre. De bonne foi, prenez du temps pour vous rétablir, et ne tentez point Dieu par vos dialogues et par votre voisinage.

Mme de Brissac a une très-bonne provision pour son hiver, c’est-à-dire M. de Longueville et le comte de Guiche[11], mais en tout bien et en tout honneur ; ce n’est seulement que pour le plaisir d’être adorée. On ne voit plus la Marans chez Mme de la Fayette, ni chez M. de la Rochefoucauld. Nous ne savons ce qu’elle fait ; nous en jugeons quelquefois un peu témérairement. Elle avoit cet été la fantaisie d’être violée ; elle vouloit être violée absolument : vous savez ces sortes de folies. Pour moi, je crois qu’elle ne la[12] sera jamais : quelle folie, bon Dieu ! et qu’il y a longtemps que je la vois comme vous la voyez présentement !

Il ne tient pas à moi que je ne voie Mme de Valavoire[13]. Il est vrai qu’il n’est point besoin de me dire : « Va la voir ; » c’est assez qu’elle vous ait vue[14] pour me la faire courir ; mais elle court après quelque autre, car j’ai beau la prier de m’attendre, je ne puis parvenir à ce bonheur. C’est à Monsieur le Grand[15] qu’il faudroit donner votre turlupinade : elle est des meilleures. Châtillon[16] nous en donne tous les jours ici des plus méchantes du monde.


  1. Lettre 237. — 1. Dans les éditions de 1726 : « Cette femme. »
  2. 2. Voyez la note 16 de la lettre 131 et la note 9 de la lettre 132.
  3. 3. Mme de Montespan. — Dans l’édition de la Haye, il y a ennuiée au lieu d’enviée.
  4. 4. Sur la charge qu’il voulait vendre de premier maître de l’hôtel. Voyez la note 4 de la lettre 202, et la lettre 234 vers la fin.
  5. 5. Bajazet fut représenté pour la première fois, sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, le 4 ou le 5 janvier 1672.
  6. 6. C’est le texte des premières éditions (1725 et 1726). Dans celle de 1734 il y a : « qui relève la paille ; » dans l’édition de 1754 : « qui lève la paille. »
  7. 7. Camille d’Hostun, comte de Tallard, qui fut depuis maréchal de France (1703) et ministre d’État (1726). Il mourut en 1728. Il était fils de Mme de la Baume : voyez la note 7 de la lettre 80. — Au sujet de cette parole de Tallard, Perrin s’écrie en note : « Exagération outrée. »
  8. 8. Claude Boyer, membre de l’Académie française (1666), né en 1618, mort en 1698. Chapelain voit en lui « un poëte de théâtre qui ne cède qu’au seul Corneille en cette profession. »
  9. 9.

    Du bruit de ses exploits mon âme importunée.

    (Racine, Alexandre, acte I, scène II.)
  10. 10. Dans les éditions de Perrin, on lit de plus ici : « Enfin nous en jugerons. »
  11. 11. Voyez sur le duc de Longueville la note 7 de la lettre 84 ; et sur le comte de Guiche, la note 2 de la lettre 152 et la note 14 de la lettre 238.
  12. 12. Ici encore, Perrin a remplacé la par le.
  13. 13. Voyez la note 11 de la lettre 174.
  14. 14. Dans l’édition de 1725 et dans celles de 1726 : « c’est assez qu’elle vous aime. »
  15. 15. Le comte d’Armagnac, grand écuyer de France.
  16. 16. Voyez la note 19 de la lettre 230.