Lettre 2 du 8 avril 1676 (Sévigné)

La bibliothèque libre.





520. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CORBINELLI À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, mercredi 8e avril.
de madame de sévigné.

Je suis mortifiée et triste de ne pouvoir vous écrire tout ce que je voudrois ; je commence à souffrir cet ennui avec impatience. Je me porte du reste très-bien ; le changement d’air me fait des miracles ; mais mes mains ne veulent point encore prendre part à cette guérison. J’ai vu tous nos amis et amies ; je garde ma chambre, et suivrai vos conseils, je mettrai désormais ma santé et mes promenades devant toutes choses. Le chevalier cause fort bien avec moi jusqu’à onze heures ; c’est un aimable garçon. J’ai obtenu de sa modestie de me parler de sa 1676campagne, et nous avons repleuré M. de Turenne. Le maréchal de Lorges n’est-il point trop heureux ? Les dignités, les grands biens[1] et une très-jolie femme[2]. On l’a élevée comme devant être un jour une grande dame. La fortune est jolie ; mais je ne puis lui pardonner les rudesses qu’elle a pour nous tous.

de corbinelli[3].

J’arrive, Madame, et je veux soulager cette main 1676tremblotante ; elle reprendra la plume quand il lui plaira : elle veut vous dire une folie de M. d’Armagnac. Il étoit question de la dispute des princes et des ducs pour la scène. (Ceci[4] est très-mal orthographié, car il faut mettre cène, et non pas scène de théâtre, ni saine de santé, ni Seine rivière, ni senne pour pêcher : cela soit dit par parenthèse.) Voici comme le Roi l’a réglée : immédiatement après les princes du sang, M. de Vermandois[5] a passé, et puis toutes les dames, M. de Vendôme et quelques ducs ; les autres ducs et les princes du sang ayant eu permission de s’en dispenser. Là-dessus, M. d’Armagnac ayant voulu reparler au Roi de cette disposition, Sa Majesté lui fit comprendre qu’elle le vouloit ainsi[6]. À quoi M. d’Armagnac repartit : « Le charbonnier, Sire, est maître dans sa maison. » On a trouvé cette repartie fort plaisante : nous la trouvons aussi, et vous la trouvez de même.

de madame de sévigné.

Je n’aime point à avoir des secrétaires qui aient plus d’esprit que moi : ils font les entendus, je n’ose leur faire écrire toutes mes sottises ; la petite fille m’étoit bien meilleure. J’ai toujours dessein d’aller à Bourbon : j’admire le plaisir qu’on prend à m’en détourner, sans savoir pourquoi, malgré l’avis de tous les médecins.

Je causois hier avec d’Hacqueville sur ce que vous me dites que vous viendrez[7] m’y voir : je ne vous dis point si je le desire, ni combien je regrette ma vie ; je me plains 1676douloureusement de la passer sans vous. Il semble qu’on en ait une autre, où l’on réserve de se voir et de jouir de sa tendresse ; et cependant, c’est notre tout que notre présent, et nous le dissipons ; et l’on trouve la mort : je suis touchée de cette pensée. Vous jugez bien que je ne desire donc que d’être avec vous. Cependant nous trouvâmes qu’il falloit vous mander que vous prissiez un peu vos mesures chez vous. Si la dépense de ce voyage empêchoit celui de cet hiver, je ne le voudrois pas, et j’aimerois mieux vous voir plus longtemps ; car je n’espère point d’aller à Grignan, quelque envie que j’en aie ; le bon abbé ne veut point y aller, il a mille affaires ici, et craint le climat. Je n’ai point trouvé dans mon traité de l’ingratitude[8] que je le puisse quitter dans l’âge où il est ; et ne pouvant douter que cette séparation ne lui arrachât le cœur et l’âme, s’il mouroit dans cette absence, mes remords ne me donneroient aucun repos : ce seroit donc pour trois semaines que nous nous ôterions le moyen de nous voir plus longtemps. Démêlez cela dans votre esprit, suivant vos desseins et vos affaires ; et songez qu’en quelque temps que ce soit, vous devez à mon amitié, et à l’état où j’ai été, la sensible consolation de vous voir. Si vous vouliez revenir ici avec moi de Bourbon, cela seroit admirable : nous passerions notre automne ici ou à Livry et cet hiver M. de Grignan viendroit vous voir et vous reprendre. Voilà qui seroit le plus aisé, le plus naturel et le plus agréable pour moi ; car enfin vous devez me donner un peu de votre temps pour la consolation de ma vie. Rangez tout cela dans votre tête, ma chère enfant ; car il n’y a point de temps à perdre : je partirai dans le mois qui vient pour Bourbon ou pour Vichy.

1676Vous voulez que je vous parle de ma santé elle est très-bonne, hormis mes mains et mes genoux, où je sens quelques douleurs. Je dors bien, je mange bien, mais avec retenue ; on ne me veille plus : j’appelle, on me donne ce que je demande, on me tourne, et je m’endors. Je commence à manger de la main gauche : c’étoit une chose ridicule de me voir imboccar da i sergenti[9] ; et pour écrire, vous voyez où j’en suis maintenant[10]. Voilà ce qui me met au désespoir, car c’est une peine incroyable pour moi de ne pouvoir causer avec vous : c’est m’ôter une satisfaction que rien ne peut réparer. On me dit mille biens de Vichy, et je crois que je l’aimerai mieux que Bourbon par deux raisons : l’une, que Mme de Montespan va à Bourbon, et l’autre, que Vichy est plus près de vous[11] ; que si vous y veniez, vous auriez moins de peine, et que si l’abbé changeoit d’avis, nous serions plus près de Grignan. Enfin, ma très-chère, je reçois dans mon cœur la douce espérance de vous voir ; c’est à vous à disposer de la manière, et surtout que ce ne soit pas pour quinze jours, car ce seroit trop de peine et trop de regret pour si peu de temps. Vous vous moquez de Villebrune ; il ne m’a pourtant rien conseillé que l’on ne me conseille ici. Je m’en vais faire suer mes mains ; et pour l’équinoxe, si vous saviez l’émotion qui arrive quand ce grand 1676mouvement se fait, vous reviendriez de vos erreurs[12]. Le frater s’en ira bientôt à sa brigade, et de là à matines[13]. Il y a six jours que je suis dans ma chambre à faire l’entendue, à me reposer. Je reçois tous mes amis ; il m’est venu voir des Soubise, des Sully, à cause de vous.

Je vous remercie de me parler des pichons. Où le petit a-t-il pris cette timidité ? j’ai peur que vous ne m’en accusiez ; il me semble que vous m’en faites la mine. Je crois que cette humeur lui passera, et que vous ne serez point obligée de le mettre dans un froc[14].

On ne parle point du tout d’envoyer M. de Vendôme en Provence. Votre résidence mériteroit bien qu’on vous consolât d’une dignité : toutes vos raisons sont admirables ; mais ce n’est pas moi qui ne veux pas aller à Grignan.

Le chevalier de Mirabeau[15] a conté ici de quelle manière vous avez été touchée de mon mal, et comme en six heures de chagrin votre visage devint méconnoissable. Vous pouvez penser, ma très-chère, combien je suis touchée de ces marques naturelles et incontestables de votre tendresse ; mais en vérité j’ai eu peur pour votre santé, et je crains qu’une si grande émotion n’ait contribué à votre accouchement : je vous connois, vos inquiétudes m’en donnent beaucoup.

1676 — J’ai vu ici la duchesse de Sault : elle est très-bien faite et d’une taille parfaite ; elle est d’une gaillardise qui fait voir qu’elle a passé sa jeunesse à l’église avec sa mère : ce sont des jeux de mains et des gaietés incroyables ; elle s’en va en Dauphiné[16] ; elle me parle fort de vous. Son mari est triste, mais on croit que c’est d’avoir quitté le service : on dit, et il le voit peut-être, qu’il ne devoit point faire son capital d’être un an plus tôt ou plus tard lieutenant général. Je ne fais qu’effleurer tous ces chapitres et j’étrangle toutes mes pensées, à cause de ma pauvre main. La princesse[17] arrive ici dans deux jours ; elle y recevra votre lettre que j’avois envoyée à Vitré. Ne pensez plus à cette bagatelle ; elle n’est plus en lieu d’y faire des méditations comme aux Rochers ; je comprends vos raisons. Madame l’a mandée avec tendresse, comme sa bonne tante.

Vous n’avez jamais vu une telle folie, j’en ai ri aux larmes. M. de Vendôme dit au Roi, il y a huit jours : « Sire, j’espère qu’après la campagne Votre Majesté me permettra d’aller dans le gouvernement qu’elle m’a fait l’honneur de me donner. — Monsieur, lui dit le Roi, quand vous saurez bien gouverner vos affaires, je vous donnerai le soin des miennes. » Et cela finit tout court, et cela est vrai. Adieu, ma très-chère enfant ; je reprends dix fois la plume ; ne craignez point que je me fasse mal à la main.



  1. LETTRE 520 (revue en partie sur une ancienne copie). — Dans l’édition de 1734 : « les grands noms. »
  2. Geneviève de Frémont, fille de Nicolas de Frémont, seigneur d’Auneuil, garde du trésor royal, et de Geneviève Damon. Le maréchal de Lorges « n’avoit rien, » dit Saint-Simon. Nommé « pour être un des maréchaux de France qui devoient commander l’armée sous le Roi en personne. il falloit un équipage, et de quoi soutenir une dépense convenable et pressée. Cette nécessité le fit résoudre à un mariage étrangement inégal, mais dans lequel il trouvoit les ressources dont il ne se pouvoit passer pour le présent, et pour fonder une maison. Il y rencontra une épouse qui n’eut des yeux que pour lui malgré la différence d’âge, qui sentit toujours avec un extrême respect l’honneur que lui faisoit la naissance et la vertu de son époux, et qui y répondit par la sienne, sans soupçon et sans tache, et par le plus tendre attachement. Il trouva de plus dans ce mariage une femme adroite pour la cour et pour ses manèges, qui suppléa à la roideur de sa rectitude, et qui, avec une politesse qui montroit qu’elle n’oublioit point ce qu’elle étoit née (Bussy l’appelle la fille d’un laquais, voyez la lettre du 20 février 1687), joignoit une dignité qui présentoit le souvenir de ce qu’elle étoit devenue, et un art de tenir une maison magnifique, les grâces d’y attirer sans cesse la meilleure et la plus nombreuse compagnie, et avec cela le savoir-faire de n’y souffrir ni mélange, ni de ces commodités qui déshonorent les meilleures maisons, sans toutefois cesser de rendre la sienne aimable, par le respect et la plus étroite bienséance qu’elle y sut toujours maintenir et mêler avec la liberté. » (Saint-Simon, tome I, p. 247 ; tome IV, p. 41 et suivante.) — La maréchale de Lorges survécut à son mari, mort en 1702.
  3. Ce qui suit est attribué dans notre ancienne copie à l’abbé de la Mousse.
  4. Le copiste qui a écrit notre manuscrit a soin de nous prévenir que ce qui est entre parenthèses est de Mme de Sévigné.
  5. Louis de Bourbon, comte de Vermandois, fils de Mme de la Vallière. Voyez tome III, p. 365, note 11.
  6. Dans le manuscrit : « Sa Majesté lui fit comprendre qu’il le vouloit ainsi. »
  7. Dans l’édition de 1734 « que vous viendriez. »
  8. Voyez tome II, p. 159, note 5.
  9. « Mettre les morceaux à la bouche par les sergents (les serviteurs). ».
  10. Mme de Sévigné commençoit à reprendre son écriture ordinaire, mais d’une main encore mal assurée. (Note de Perrin, 1754.) — Dans l’édition de 1734, on lit simplement : « c’étoit une chose ridicule de me voir vous écrire. »
  11. Ceci paraît être à moitié sérieux, à moitié plaisant. Bourbon est en effet plus près de la Provence que Vichy, mais la différence n’est pas bien grande. Les deux villes sont aujourd’hui, comme l’on sait, dans le même département Bourbon, à un peu moins de quatre lieues à l’ouest de Moulins ; Vichy, à quinze lieues au sud.
  12. Voyez la lettre du 18 mars précédent, p. 385.
  13. C’est pour dire que M. de Sévigné s’arrêtoit volontiers, en allant et en revenant, chez une abbesse de sa connoissance. (Note de Perrin.) Voyez la lettre du 27 novembre 1675, p. 249. — Le dernier mot de la phrase était devenu un nom de ville dans la première édition de Perrin ; on lit dans l’impression de 1734 : « Le frater est allé à sa brigade, et de là à Malines. »
  14. Ce paragraphe manque dans l’édition de 1754.
  15. Probablement Thomas Riqueti, qui mourut commandeur de Malte. Son père avait épousé Anne de Pontevèze de Buous. Thomas Riqueti était l’un des frères puînés du bisaïeul de Mirabeau.
  16. L’État de la France de 1676 (tome II, p. 246) nous apprend que le duc de Lesdiguières était gouverneur du Dauphiné, et que le comte de Sault, son fils, avait la survivance.
  17. Dans l’édition de 1734 « La princesse de Tarente. »
    ____________