Lettre du 28 mars 1676 (Sévigné)

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519. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Malicorne, samedi 28e mars.

C’est une grande joie pour moi que de rencontrer, en chemin faisant, deux de vos lettres, qui me font toujours voir de plus en plus votre amitié et vos soins pour ma santé. Votre consultation en est une marque, et me 1676paroît une chose naturelle quand on aime la vie de quelqu’un. En récompense, je vous avertis que, sans miracle, le petit d’Adhémar vivra fort bien cent ans. Vous me marquez le 15e juin : nous avons supputé les lunes jusqu’au 9e février[1] ; il est de deux jours dans la neuvième, c’est assez. Au reste, le changement d’air et la continuation du beau temps m’ont fait un bien admirable. Si je pouvois être ici huit jours, Mme de Lavardin et ses soins achèveroient de me guérir ; mais j’ai mille affaires[2], et pour vous, et pour mon fils. Admirez ce contre-coup : le mariage de Tallard empêche Viriville d’acheter le guidon ; voilà nos mesures rompues : ne trouvez-vous point cela plaisant, c’est-à-dire cruel ? Mme de la Baume frappe de loin[3].

Si je vais à Bourbon, et que vous y veniez, ce sera ma véritable santé ; et pour cet hiver, l’espérance de vous avoir me donne la vie. Mme de Lavardin trouve l’Altesse de la Tarente sans conséquence et sans difficulté pour cette fois[4], et ne trouve point de comparaison entre Mme de Vaudemont, votre amie, très-loin de toute souveraineté, et la princesse Émilie de Hesse qui en sort tout droit[5] ; car depuis son veuvage on ne le lui conteste plus. Enfin je ne crois point vous avoir commise, après les exemples que j’ai vus. Votre chanson est trop 1676plaisante ; je condamne votre plume d’aller à Rome ; car pour ce qu’elle a fait, je le sauve du feu. Je vais achever avec une autre main que la mienne[6].

En arrivant ici, Mme de Lavardin me parla de l’oraison funèbre du Fléchier : nous la fîmes lire, et je demande mille et mille pardons à Monsieur de Tulle, mais il me paroît que celle-ci est au-dessus[7] : je la trouve plus également belle partout ; je l’écoutai avec étonnement, ne croyant pas qu’il fût possible de trouver encore de nouvelles manières de dire les mêmes choses : en un mot, j’en fus charmée.

Nous avons été bien aises d’apprendre par vous les nouvelles de Messine[8] ; vous nous avez paru original[9], à cause du voisinage. Quelle rage aux Messinois d’avoir tant d’aversion pour les pauvres François, qui sont si aimables et si jolis[10] ! Mandez-moi toujours toutes vos histoires tragiques, et ne nous mettons point dans la tête de craindre le contre-temps de nos raisonnements : c’est un mal que l’éloignement cause, et à quoi il faut se résoudre tout simplement ; car si nous voulions nous contraindre là-dessus, nous ne nous écririons plus rien. Si vous ne recevez point de mes lettres le prochain ordinaire, n’en soyez point en peine : je doute que je puisse vous écrire qu’à Paris, où je compte arriver vendredi ; bonjour, bonne 1676œuvre. Voici un étrange carême pour moi[11]. Mme de Lavardin vous écrit un billet, dont je ferai tenir la réponse plus naturellement que celle de Bussy. Le chemin que vous prenez tous deux pour vous écrire est fort plaisant[12]. Vous savez bien que M. de Coetquen est arrivé à Paris en même temps que M. de Chaulnes ; leur haine, et les mémoires qu’a donnés Coetquen, feroient une belle scène, si le Roi les vouloit entendre tous deux. On me mande aussi que M. de Rohan a quitté le service, pour n’avoir pas été fait brigadier : vous verrez que la mode des volontaires reviendra. Adieu, ma chère Comtesse, en voilà assez pour aujourd’hui.



  1. LETTRE 519. — Perrin a changé g en i dans sa seconde édition (1754).
  2. « J’ai mille affaires à Paris. » (Édition de 1754.)
  3. C’était la seconde fois que Mme de la Baume causait du chagrin à Mme de Sévigné. Sur ses torts au sujet du portrait inséré dans l’Histoire amoureuse, voyez les lettres de 1668, et particulièrement celle du 26 juillet (tome I, p. 608 et suivantes).
  4. Mme de Grignan n’avait pas répondu à Mme de Tarente, parce qu’elle hésitait à lui donner le titre d’Altesse.
  5. Mme de Tarente, comme on se le rappelle, était fille de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel. Voyez tome II, p. 229, note 4.
  6. Cette phrase manque dans l’édition de 1734.
  7. « Au-dessus de la sienne. » (Édition de 1754.)
  8. Les nouvelles de Sicile, et en particulier de Messine, abondent dans la Gazette à la fin de mars et au commencement d’avril. Il est parlé d’avantages remportés sur mer par les Français, de conspirations, de divers projets d’attaque formés par les Espagnols, etc.
  9. C’est-à-dire source première, ou du moins sachant les choses d’original.
  10. Sur les fautes de Vivonne, sur les excès des Français en Sicile et sur la haine croissante des Siciliens, voyez l’Histoire de Louvois par M. Rousset, tome II, chap. xi.
  11. En 1676, la semaine sainte commençait le lendemain du jour où Mme de Sévigné écrivait cette lettre à sa fille.
  12. Voyez la lettre de Bussy à Mme de Grignan, du 3 janvier précédent, p. 316, et la réponse de Mme de Grignan, du 15 mars, p. 383.