Lettre 330, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 231-233).
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1673

330. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Montélimar, jeudi 5e octobre.

Voici un terrible jour[1], ma chère fille ; je vous avoue que je n’en puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma douleur. Je songe à tous les pas que vous faites et à tous ceux que je fais, et combien il s’en faut qu’en marchant toujours de cette sorte, nous puissions jamais nous rencontrer. Mon cœur est en repos quand il est auprès de vous : c’est son état naturel, et le seul qui peut lui plaire. Ce qui s’est passé ce matin me donne une douleur sensible, et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons : je les ai senties et les sentirai longtemps. J’ai le cœur et l’imagination tout remplis de vous ; je n’y puis penser sans pleurer, et j’y pense toujours : de sorte que l’état où je suis n’est pas une chose soutenable ; comme il est extrême, j’espère qu’il ne durera pas dans cette violence. Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me manquez. Mes yeux qui vous ont tant rencontrée depuis quatorze mois ne vous trouvent plus. Le temps agréable qui est passé rend celui-ci douloureux, jusqu’à ce que j’y sois un peu accoutumée ; mais ce ne sera jamais assez pour ne pas souhaiter ardemment de vous revoir et de vous embrasser. Je ne dois pas espérer mieux de l’avenir que du passé. Je sais ce que votre absence m’a fait souffrir ; je serai encore plus à plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude nécessaire de vous voir. Il me semble que je ne vous ai point assez embrassée en partant : qu’avois-je à ménager ? Je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre tendresse ; je ne vous ai point assez recommandée à M. de Grignan ; je ne l’ai point assez remercié de toutes ses politesses et de toute l’amitié qu’il a pour moi ; j’en attendrai les effets sur tous les chapitres : il y en a où il a plus d’intérêt que moi, quoique j’en sois plus touchée que lui. Je suis déjà dévorée de curiosité ; je n’espère de consolation que de vos lettres, qui me feront encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous. Dieu me fasse la grâce de l’aimer quelque jour comme je vous aime. Je songe aux pichons[2] ; je suis toute pétrie de Grignans ; je tiens partout. Jamais un voyage n’a été si triste que le nôtre ; nous ne disons pas un mot.

Adieu, ma chère enfant, aimez-moi toujours : hélas ! nous revoilà dans les lettres. Assurez Monsieur l’Archevêque de mon respect très-tendre, et embrassez le Coadjuteur ; je vous recommande à lui. Nous avons encore dîné à vos dépens. Voilà M. de Saint-Geniez[3] qui vient me consoler. Ma fille, plaignez-moi de vous avoir quittée.


  1. Lettre 330. — 1. C’étoit le jour même de son départ de Grignan pour Paris, et de celui de Mme de Grignan pour Salon (voyez la note 7 de la lettre du 6 novembre 1673) et pour Aix. Montélimar n’est qu’à trois ou quatre lieues du château de Grignan. (Note de Perrin, 1754.) — Dans l’édition de 1754, la lettre est précédée de l’observation suivante : « Mme de Sévigné, qui étoit arrivée à Grignan vers les derniers jours de juillet 1672, fut obligée de s’en retourner à Paris vers les premiers jours d’octobre 1673 ; et c’est de ce temps-là que recommence son commerce de lettres avec Mme de Grignan. »
  2. 2. Aux pichons, aux enfants. Pichoun, ouna, Pitchoun, oune, Pichot, ota, termes provençaux, signifiant « petit, petite. » Voyez le Dictionnaire provençal ou Dictionnaire de la langue d’oc ancienne et moderne par Honnorat, Digne, 1847.
  3. 3. Peut-être Henri, seigneur d’Audanne, marquis de Saint-Geniez, un des frères du duc de Navailles. Il fut gouverneur de Saint-Omer (1677), lieutenant général des armées, et mourut le 31 mars 1685, sans postérité. — Il y avait aussi un poëte latin d’Avignon, nommé de Saint-Geniez, qui mourut en 1663. Il avait un jeune frère.