Lettre 335, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 241-244).
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1673

335. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Châlon, vendredi soir, 13e octobre.

Quel ennui de ne plus espérer de vos nouvelles ! cette circonstance augmente ma tristesse. Ma fille, je ne vous dirai point toutes mes misères sur ce chapitre : tout au moins vous vous moqueriez de moi, et vous savez combien j’estime votre estime. Ainsi donc j’honore votre force et votre philosophie, et je ne ferai confidence de mes foiblesses qu’à ceux qui n’ont pas plus de courage que moi. Je m’en vais hors du grand chemin, je ne vous écrirai plus si réglément : voilà encore un de mes chagrins. Quand vous ne recevrez point de mes lettres, croyez bien fermement qu’il m’aura été impossible de vous écrire ; mais pour penser à vous, ah ! je ne fais nulle autre chose : je cuis toujours, et comme vous savez, je m’amuse à éplucher la racine de ma chicorée, de sorte que mon bouillon est amer, comme ceux que nous prenions à Grignan.

Les Déclamations de Quintilien m’ont amusée[1] : il y en a de belles, et d’autres qui m’ont ennuyée. Je m’en vais dans le Socrate chrétien[2]. Je vis à Mâcon le fils de M. de Paule : je le trouvai joli ; il ressemble au Charmant[3]. Je ne sais point de nouvelles, sinon que Mme de Mazarin est avec son mari jusqu’à la première frénésie. On attendoit à Lyon cette duchesse d’York[4]. Quel plaisir que vous ne l’ayez point eue sur le corps ! Nous avons trouvé en chemin M. de Sainte-Marthe ; il m’a promis de vous envoyer ce Pain bénit et cet Enterrement de Marigny[5], dont je vous ai tant parlé. L’Enterrement me ravit toujours ; le Pain bénit est sujet à trop de commentaires. Si vous avez l’esprit libre quand vous recevrez ce petit ouvrage, et qu’on vous le lise d’un bon ton, vous l’aimerez fort ; mais si vous n’êtes pas bien disposée, voilà qui est jeté et méprisé. Je trouve que le prix de la plupart des choses dépend de l’état où nous sommes quand nous les recevons. J’embrasse tendrement M. de Grignan ; il doit être bien persuadé de mon amitié, de lui avoir donné et laissé ma fille : tout ce que je lui demande, c’est de conserver votre cœur et le mien ; il en sait les moyens. Songez que je recevrai comme une grâce s’il m’oblige à l’aimer toujours. Le hasard me fit hier parler de lui, et de ses manières nobles et polies, et de ses grandeurs. Je voudrois bien qu’il eût été derrière moi, et vous aussi : vous le croyez bien, ma chère Comtesse.


  1. Lettre 335. — 1. Mme de Sévigné les lisait sans doute ou dans la traduction de Jean Nicole, père du théologien, ou dans celle de l’avocat du Teil, publiées à Paris, la première en 1642, la seconde en 1659.
  2. 2. « Cet ouvrage célèbre, dit M. Cousin, avait paru à Paris en janvier 1652. » Voyez l’appendice du tome II de la Société française, p. 396 et suivantes ; et, au tome II, p. 75 et suivantes de Port-Royal, le jugement que M. Sainte-Beuve a porté sur le Socrate chrétien de Balzac.
  3. 3. Au marquis de Villeroi. Voyez tome II, p. 471, note 13.
  4. 4. Marie-Béatrix-Ëléonore, sœur du duc de Modène, François d’Este II, née en 1658, seconde femme le 30 septembre 1673 de Jacques II d’Angleterre, alors duc d’York ; morte le 7 mai 1718. Elle était fille d’Alphonse d’Este IV, duc de Modène (mort en 1662), et de Laure Martinozzi, nièce de Mazarin.
  5. 5. Ce chansonnier de la Fronde « presque aussi spirituel et plus méchant que Sarasin. » (M. Cousin, Madame de Longueville, tome II, p. 299.) Il s’appelait Jacques Carpentier, et prit d’une seigneurie de son père, au reste « d’assez médiocre famille de Nevers, » le nom de Marigny. « Connoissant la princesse Marie, il s’en alla à Mantoue, où il ne trouva rien à faire ; de là il passa à Rome, où je l’ai vu misérable. De retour ici, il trouva moyen d’être secrétaire de M. Servien, qui s’en alloit à Munster ; mais il le quitta en Hollande, à cause de quelque démêlé, et s’en alla en Suède. Il est bien fait, il parle facilement, sait fort bien l’espagnol et l’italien, fait des vers passablement, et n’ignore pas un des bons contes qui se font en toutes ces trois langues : pour du jugement il n’en a point ; mais la reine à qui il avoit à faire (Christine) a bien fait voir qu’on n’avoit pas besoin de jugement pour réussir auprès d’elle. » (Tallemant des Réaux, tome V, p. 438, 439 : voyez la note de M. P. Paris, p. 447, 448.) Forcé de quitter la Suède en 1646, il se donna au Coadjuteur dès le commencement de la Fronde, et paraît à cette époque avoir été fort lié avec le marquis et la marquise de Sévigné. (Mémoires de Retz, tome I, p. 224 ; Journal d’Olivier le Fèvre d’Ormesson, p. 603, et le Supplément, p. 750). Il fut quelque temps à Bordeaux au service du prince de Conti ; s’y étant brouillé avec Sarasin et la duchesse de Longueville, il vint rejoindre à Paris le prince de Condé, dont il resta l’agent même après la rentrée du Roi ; mais bientôt poursuivi, il dut s’enfuir à Bruxelles. Quand il put rentrer en France « il se retira auprès de M. le cardinal de Retz. Son occupation étoit de le divertir… Il avoit embrassé l’état ecclésiastique.  » (Moréri. Voyez aussi un passage des Mémoires de Retz, tome IV, p. 71, 72.) Il vivait encore en mars 1672 : voyez la Correspondance de Bussy, tome II, p. 75 et 78, lettres du 4 et du 18 mars 1672. — Le petit poëme du Pain bénit, qui a un second titre, les Marguilliers, parut en 1673 ; c’est une satire dirigée contre les marguilliers de la paroisse Saint-Paul, qui voulaient obliger Marigny à rendre le pain bénit. Le poëme contient, vers la fin, une critique très-violente de la manière dont se faisaient alors les enterrements.