Lettre 336, 1673 (Sévigné)
1673
336. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Enfin, ma bonne, j’arrive présentement dans le vieux château de mes pères. Voici où ils ont triomphé suivant la mode-de ce temps-là. Je trouve mes belles prairies, ma petite rivière, mes magnifiques bois et mon beau moulin[2], à la même place où je les avois laissés. Il y a eu ici de plus honnêtes gens que moi ; et cependant, au sortir de Grignan, après vous avoir quittée, je me meurs de tristesse. Je pleurerois de tout mon cœur présentement, si je m’en voulois croire ; mais je me détourne, suivant vos conseils. Je vous ai vue ici ; Bussy y étoit[3], qui nous empêchoit fort de nous y ennuyer. Voilà où vous m’appelâtes marâtre d’un si bon ton. Dubut[4] est ici qui a élagué des arbres devant cette porte, qui font en vérité une allée superbe. Tout crève ici de blé, et de Caron pas un mot[5], c’est-à-dire pas un sol. Je suis désaccoutumée de ces continuels orages : il pleut sans cesse ; j’en suis en colère. M. de Guitaut est à Époisse : il envoie tous les jours ici pour savoir quand j’arriverai, et pour m’emmener chez lui ; mais ce n’est pas ainsi qu’on fait ses affaires. J’irai pourtant le voir : vous pouvez bien penser que nous parlerons bien de vous : je vous prie d’avoir l’esprit en repos sur tout ce que je dirai ; je ne suis pas assurément fort imprudente. Nous vous écrirons, lui et moi. Je ne puis m’accoutumer à ne vous voir plus, et si vous m’aimez, vous m’en donnerez une marque cette année.
Adieu, mon enfant ; j’arrive, je suis un peu fatiguée ; quand j’aurai les pieds chauds, je vous en dirai davantage.
- ↑ Lettre 336. — 1. Bourbilly, à deux lieues environ d’Époisse et de Semur en Auxois (voyez la note 5 de la lettre 338), est un hameau annexé à la petite paroisse de Vic-de-Chassenay. L’endroit même est sur une hauteur. Le château en est assez loin, au bas de coteaux boisés, dans le vallon du Serain et presque au bord de l’eau ; ce n’est plus qu’une grosse ferme entourée de bonnes terres et de beaux prés ; les tours ont été démolies, et les escaliers qu’elles renfermaient remplacés dans l’intérieur du bâtiment par des montées de bois ; quelques chambres ont conservé leurs anciennes cheminées, et la chapelle qui sert d’écurie une très-belle fenêtre ogivale. Bourbilly relevait du vaste marquisat d’Époisse ; sur l’origine de cette servitude, voyez la lettre au comte de Guitaut du 26 janvier 1683.
- ↑ 2. Ma petite rivière, le Serain, qui traverse le bailliage de Semur en Auxois, et se jette dans l’Yonne à trois lieues au-dessus d’Auxerre. Il forme près du château une jolie cascade (appelée le Peucrot dans le pays), et plus bas, sur la rive droite comme le château, il y a aujourd’hui encore un grand moulin. — Les mots suivants : « et mon beau moulin, » manquent dans l’édition de la Haye (1726), et dans la première édition de Perrin ; ils ne se trouvent que dans celle de 1754.
- ↑ 3. En 1664 : voyez tome I, p. 487, et Walckenaer, tome V, p. 9 et 10. Plus anciennement encore Mme de Sévigné y était venue avec son mari : voyez la lettre de Bussy du 19 octobre 1675.
- ↑ 4. Ce nom revient dans la lettre du 20 novembre 1675
- ↑ 5. Voyez tome II, p. 349, note 7.