Lettre 362, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 327-332).
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1673

362. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, dimanche 24e décembre.

Il y a bien longtemps, ma très-chère, que je n’ai eu une joie si sensible que celle que j’eus hier à onze heures du soir. J’étois chez Mme de Coulanges : on me vint dire que Janet[1] étoit arrivé ; je cours chez moi, je le trouve, je l’embrasse : « Eh bien ! avons-nous un syndic ? Est-ce M. de Buous ? — Oui, Madame, c’est M. de Buous. » Me voilà transportée, nous lisons nos lettres ; j’envoie dire à d’Hacqueville que nous avons tout ce que nous souhaitions, et que M. du Janet qu’il connoît est arrivé. D’Hacqueville m’écrit un grand billet de joie et de soulagement de cœur. Je cause un peu avec Janet ; nous soupons, et puis il se va coucher bien à son aise ; pour moi, je ne me suis endormie qu’à quatre heures : la joie n’est point bonne pour assoupir les sens. M. de Pompone vient aujourd’hui. Voilà présentement ce que je vous puis dire ; mais entre ci et demain que partira cette lettre, il y aura bien des augmentations. Dès huit heures ce matin, toute ma chambre étoit pleine ; la Garde, l’abbé de Grignan, le chevalier de Buous, le bien Bon[2], Coulanges, Corbinelli, chacun discouroit et raisonnoit et lisoit les relations : elles sont admirables, ma fille ; jamais il n’y eut une si délicieuse conclusion. Ah ! quel succès, quel succès ! l’eussions-nous cru à Grignan ? Hélas ! nous faisions nos délices d’une suspension : le moyen de croire qu’on renverse en un mois des mesures prises depuis un an ? et quelles mesures, puisqu’on offroit de l’argent ! J’aime bien le consul de Colmars[3], à qui vous rendîtes un si grand service l’année passée, et qui vous a manqué ensuite ; vous voulez bien que cette petite ingratitude soit mise dans le livre que nous avions envie de composer à l’honneur de cette vertu[4]. Nous trouvons l’Évêque toujours habile, et toujours prenant les bons partis ; il voit que vous êtes les plus forts, et que vous nommez M. de Buous : il nomme M. de Buous. Nous voulons tous que présentement vous changiez de style, et que vous soyez aussi modestes dans la victoire que fiers dans le combat. La Garde me fait agir pour votre congé ; je vous déclare que ce n’est pas moi ; je vous renvoie à sa lettre, vous verrez son raisonnement ; vous le connoissez, et que comme un autre M. de Montausier,

Pour le Saint-Père, il ne diroit
Une chose qu’il ne croiroit[5].

Vous êtes en bonheur, il faut songer à ce pays aussi bien qu’à la Provence. Jamais vous ne trouverez une année comme celle-ci : elle est bien différente encore pour la considération qu’on a pour moi. Je serois bien fâchée d’être traitée ici comme je le fus à Lambesc, lorsqu’au nom de cette amitié de huit ans, dont Monsieur de Marseille avoit tant parlé, et de la paix éternelle avec les Grignans, je le priai de m’accorder le payement du courrier, à quoi il ne voulut jamais consentir ; et quand j’allai chez Monsieur l’Intendant le conjurer instamment d’écrire par votre courrier, vous savez comme il me refusa nettement. J’ai ces deux petits articles sur le cœur ; et cependant je ne veux pas que l’intérêt des alliés vous empêche de faire la paix. Dès que je ne suis plus à Lambesc, le courrier est payé[6], Monsieur l’Intendant l’accable de ses paquets : ma fille, c’est que je suis malheureuse ; Dieu ne permet pas que dans les desirs extrêmes que j’ai de vous servir, j’aie la joie de réussir. En vérité, cette mine de prospérité du Coadjuteur, qui attire les abbayes et les heureux succès, vous a été bien plus profitable. Sa paresse étoit allée se promener bien loin pendant cette affaire ; sa vigilance, son habileté, son application, ses vues, ses expédients, son courage, sa considération, vous ont été souverainement nécessaires. J’avois toujours en lui une grande confiance ; mais vous, quelles merveilles n’avez-vous point faites ? et que n’a point fait aussi mon cher comte ? il a joué son rôle divinement. Enfin vous avez fait tous trois vos personnages en perfection. Il y avoit dix ou douze personnes qui envoyoient tous les jours ici pour savoir des nouvelles du syndic ; de sorte que ce matin j’ai écrit dix billets. Mme de Verneuil, Monsieur de Meaux[7], Mme de la Troche, M. de Brancas, Mme de Villars, Mme de la Fayette, M. de la Rochefoucauld, Coulanges, l’abbé Têtu : tout cela se seroit offensé qu’après tant de soins on ne leur eût rien dit. Il faut présentement aller à confesse[8] : cette conclusion m’a adouci l’esprit ; je suis comme un mouton ; bien loin de me refuser l’absolution, on m’en donnera deux ; je crois que de votre côté vous aurez fait votre devoir.

Lundi, jour de Noël[9].

Ha ! fort, fort bien, nous voici dans les lamentations du comte de Guiche : hélas ! ma pauvre enfant, nous n’y pensons plus ici, ni même le maréchal[10], qui a repris le soin de faire sa cour. Pour votre princesse[11], comme vous dites fort bien, après ce qu’elle a oublié[12], il ne faut rien craindre de sa tendresse. Mme de Louvigny est transportée, et son mari pareillement. La comtesse de Guiche voudroit bien ne point se remarier ; mais un tabouret la tentera. Il n’y a plus que la maréchale qui se meurt de douleur. Vous recevrez encore deux ou trois de mes lettres sur mes inquiétudes du syndicat : cela fait rire ; mais aussi vous me parlez du comte de Guiche ; ainsi on est quitte. L’éloignement cause nécessairement ces propos rompus.

Mais parlons d’affaires. M. du Janet est allé ce soir à Saint-Germain, afin d’être demain à l’arrivée de M. de Pompone. J’ai écrit à ce ministre une assez grande lettre, où je le prie de remarquer de quelle manière vous êtes avec la noblesse, le parlement et les communautés, et de vous rendre sur cela les bons offices que lui seul peut vous rendre dans la place où il est. J’ai parlé à de bonnes têtes du silence de la Mer[13] ; on croit qu’il ne vient que de dissipation : on ne comprend pas qu’il pût n’être pas content de la prise d’Orange, puisque le Nord a paru l’être. Il faut que vous vous ôtiez de l’esprit que le frère[14] de la Mer soit assez son ami pour avoir les mêmes sentiments ; chacun parle son langage et suit ses humeurs : ainsi vous ne tirerez aucune conséquence de ce qu’a dit le frère. Le gentilhomme dont vous me parlez est mal instruit : la Mer est mieux que jamais[15], et rien n’est changé dans ce qu’il y a de principal en ce pays. Mme de Coulanges et deux ou trois amies sont allées voir le Dégel dans sa grande maison ; on ne voit rien de plus[16] : je compte y aller un de ces jours, et je vous en manderai des nouvelles. Tout ce que vous m’écrivez sur l’ennui que vous avez de n’être plus agitée par la haine est extrêmement plaisant : vous n’avez plus rien à faire, vous ne savez que devenir : eh mon Dieu ! dormez, dormez, vous ne sauriez mieux faire[17]. M. du Janet m’a dit que vous ne fermiez pas les yeux. Songez sur toute chose à vous rétablir, ma chère enfant.


  1. Lettre 362. — 1. Gentilhomme de Provence, fort attaché à la maison de Grignan. (Note de Perrin.) — Voyez les lettres des 23 novembre et 18 décembre 1689.
  2. 2. L’abbé de Coulanges.
  3. 3. Petite ville du département des Basses-Alpes, à quelques lieues de Digne. Elle députait aux assemblées générales de la province, et était le chef-lieu d’une viguerie et d’un bailliage du même nom.
  4. 4. Voyez tome II, p. 159 et 540.
  5. 5. Dans Voiture, à qui cet éloge de Montausier est emprunté (édit. de 1672, tome II, p. 135), le premier vers est :

    Et pour le pape il ne diroit.
  6. 6. « Pour l’affaire du courrier, dit l’évêque de Marseille à Colbert, dans la lettre déjà plusieurs fois citée, nous avons pris un expédient dont il (le comte de Grignan) est satisfait. »
  7. 7. Le prédécesseur de Bossuet, Dominique de Ligny, coadjuteur (1658), puis évêque de Meaux de 1659 à 1681. — Il serait bien possible que le chevalier de Perrin eût ici substitué Monsieur de Meaux à Monsieur de Condom. Il ne nous souvient point que Mme de Sévigné ait parlé jusqu’ici du premier de ces deux prélats, et rien ne nous montre qu’il eût avec elle ou avec les siens des relations d’amitié comme celles qui se concluraient de ce passage.
  8. 8. Voyez la lettre du 4 décembre précédent, p. 300.
  9. 9. Les quatorze premières lignes de ce post-scriptum, jusqu’à : « propos rompus, » sont la seule portion de cette lettre qui se trouve dans l’édition de 1734 ; elles y font partie de notre lettre 360, et commencent un peu différemment : « Est-il possible que vous soyez encore dans les lamentations du comte de Guiche ? Nous n’y pensons plus ici, etc. »
  10. 10. Le maréchal de Gramont.
  11. 11. Mme de Monaco.
  12. 12. La princesse de Monaco avait été aimée du Roi. Mais Mme de Sévigné ne veut-elle pas plutôt parler ici de la première Madame, que la seconde semblait avoir déjà fait oublier à la princesse de Monaco ? Voyez les lettres des 14 juillet 1673, 26 juillet 1675, et la note 15 de la p. 153 du tome II.
  13. 13. La Mer désigne Louvois ; le Nord, Colbert ; le Dégel, Mme Scarron. — On peut croire que Perrin, qui donne cette interprétation des chiffres contenus dans cette lettre, la tenait de Mme de Simiane : c’était probablement une tradition de famille.
  14. 14. L’archevêque de Reims. Voyez la lettre du 8 décembre précédent, p. 305.
  15. 15. Sur les bruits très-répandus alors de la disgrâce de Louvois, voyez l’Histoire de M. Rousset, tome I, p. 514.
  16. 16. C’est-à-dire, on n’y voyoit point les enfants du Roi, dont Mme Scarron étoit depuis peu gouvernante. (Note de Perrin.)
  17. 17. Allusion à une lettre anonyme écrite à d’Hacqueville. Voyez la lettre du 14 octobre 1671, tome II, p. 386 et 387.