Lettre 364, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 333-337).
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1673

364. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, jeudi 28e décembre.

Je commence dès aujourd’hui ma lettre, et je la finirai demain. Je veux traiter d’abord le chapitre de votre voyage de Paris. Vous apprendrez par Janet que la Garde est celui qui l’a trouvé le plus nécessaire, et qui a dit qu’il falloit demander votre congé ; peut-être l’a-t-il obtemu, car Janet a vu M. de Pompone. Mais ce n’est pas, dites-vous, une nécessité de venir ; et le raisonnement que vous me faites là-dessus est si fort, et vous rendez si peu considérable tout ce qui le paroît aux autres pour vous engager à ce voyage, que pour moi j’en suis accablée. Je sais le ton que vous prenez, ma fille, je n’en ai point au-dessus du vôtre ; et surtout quand vous me demandez s’il est possible que moi, qui devrais songer plus qu’une autre à la suite de votre vie, je veuille vous embarquer dans une excessive dépense, qui peut donner un grand ébranlement au poids que vous soutenez déjà avec peine ; et tout ce qui suit. Non, mon enfant, je ne veux point vous faire tant de mal, Dieu m’en garde ! et pendant que vous êtes la raison, la sagesse et la philosophie même, je ne veux point qu’on me puisse accuser d’être une mère folle, injuste et frivole, qui dérange tout, qui ruine tout, qui vous empêche de suivre la droiture de vos sentiments, par une tendresse de femme ; mais j’avois cru que vous pouviez faire ce voyage, vous me l’aviez promis ; et quand je songe à ce que vous dépensez à Aix, et en comédiens, et en fêtes, et en repas dans le carnaval, je crois toujours qu’il vous en coûteroit moins de venir ici, où vous ne serez point obligée de rien apporter. M. de Pompone et M. de la Garde me font voir mille affaires où vous et M. de Grignan êtes nécessaires ; je joins à cela cette tutelle. Je me trouve disposée à vous recevoir ; mon cœur s’abandonne à cette espérance ; vous n’êtes point grosse, vous avez besoin de changer d’air. Je me flattois même que M. de Grignan voudroit bien vous laisser cet été avec moi, et qu’ainsi vous ne feriez pas un voyage de deux mois, comme un homme. Tous vos amis avoient la complaisance de me dire que j’avois raison de vous souhaiter avec ardeur : voilà sur quoi je marchois. Vous ne trouvez point que tout cela soit ni bon ni vrai : je cède à la nécessité et à la force de vos raisons ; je veux tâcher de m’y soumettre à votre exemple, et je prendrai cette douleur, qui n’est pas médiocre, comme une pénitence que Dieu veut que je fasse, et que j’ai bien méritée. Il est difficile de m’en donner une meilleure, et qui touche plus droit à mon cœur[1] ; mais il faut tout sacrifier, et me résoudre à passer le reste de ma vie, séparée de la personne du monde qui m’est la plus sensiblement chère, qui touche mon goût, mon inclination, mes entrailles ; qui m’aime plus qu’elle n’a jamais fait : il faut donner tout cela à Dieu, et je le ferai avec sa grâce, et j’admirerai la Providence, qui permet qu’avec tant de grandeurs et de choses agréables dans votre établissement, il s’y trouve des abîmes qui ôtent tous les plaisirs de la vie, et une séparation qui me blesse le cœur à toutes les heures du jour, et bien plus que je ne voudrois à celles de la nuit. Voilà mes sentiments ; ils ne sont pas exagérés, ils sont simples et sincères ; j’en ferai un sacrifice pour mon salut. Voilà qui est fini ; je ne vous en parlerai plus, et ferai sans cesse réflexion sur[2] la force invincible de vos raisons, et sur votre admirable sagesse, dont je vous loue, et que je tâcherai d’imiter[3].

Janet alla trouver M. de Pompone à Port-Royal. Qu’il vous dise un peu comme il y fut reçu, et la joie qu’il eut de savoir que M. de Buous étoit nommé. Je laisse le plaisir à Janet de vous apprendre tous ces détails par la lettre de sa femme[4]. Voilà un billet de Mme d’Herbigny[5], qui entre plus que personne dans les affaires de Provence. Elle est aimable et très-obligeante ; elle a voulu savoir le syndicat et les gardes : voilà sa réponse sur les gardes. Elle croyoit que j’avois autant plu à son frère qu’à elle. Quand je lui ai conté combien j’étois peu dans son goût, et avec quelle fermeté il m’avoit refusée l’année passée, pour une chose qu’il a faite cette année sans balancer[6], elle a fait[7] des cris épouvantables. Elle ne comprend pas que sa belle-sœur[8] se déclare pour vos ennemis, après toutes vos civilités pour elle. Elle retient comme un éloge admirable ce que vous dites de M. Rouillé, que la justice est sa passion dominante. En effet, on ne peut rien dire de si beau d’un homme de sa profession.

Il n’y a nulle sorte de finesse à la manière dont M. de la Rochefoucauld, son fils, Quantova[9], son amie[10], et l’amie de son amie[11], sont à la cour. Il n’y a point de nœud qui les lie. Le fils[12] est logé en perfection ; ce fut le prétexte du souper[13]. Il est très-bien, comme vous savez, avec le Nord[14], mais rien de nouveau. Son père ne va pas en un mois une fois en ce pays-là, non plus que Mme de Coulanges. Il n’y a ni vue, ni dessein pour personne ; cela est ainsi. Je ne vois quasi pas Langlade ; je ne sais ce qu’il fait. Il n’a point vu Corbinelli : je ne sais si c’est par ses frayeurs politiques[15]. J’ai fait à mon ami[16] toutes vos animosités (cela est plaisant) ; il les a très-bien reçues. Je crois qu’il est venu ici pour réveiller un peu la tendresse de ses vieux amis.

Nous avons trouvé la pièce des cinq auteurs extrêmement jolie[17], et très-bien appliquée ; le chevalier de Buous l’a possédée deux jours ; vos deux vers sont très-bien corrigés.

Voilà mon fils qui arrive. Je m’en vais fermer cette lettre, et je vous en écrirai demain une autre avec lui, toute pleine des nouvelles que j’aurai reçues de Saint-Germain. On dit que la maréchale de Gramont n’a voulu voir ni Louvigny ni sa femme ; ils sont revenus de dix lieues d’ici. Nous ne songeons plus qu’il y ait eu un comte de Guiche au monde. Vous vous moquez avec vos longues douleurs. Nous n’aurions jamais fait ici, si nous voulions appuyer autant sur chaque nouvelle ; il faut expédier. Expédiez à notre exemple.


  1. Lettre 364. — 1. « Ni qui frappe plus droit à mon cœur. » (Édition de 1754.)
  2. 2. « Je méditerai sans cesse sur. » (Ibidem.)
  3. 3. Voyez la Notice, p. 180.
  4. 4. « La lettre qu’il écrit à sa femme. » (Édition de 1754.)
  5. 5. Sœur de M. Rouillé de Mêlai, alors intendant de Provence (Note de Perrin, 1754.)
  6. 6. Voyez la lettre 262, p. 329.
  7. 7. Dans l’édition de 1754, la seule qui donne cette partie de la lettre, on lit : elle fait, pour elle a fait.
  8. 8. Mme Rouillé. Voyez la lettre du 12 août 1675.
  9. 9. Mme de Montespan. C’est la première fois que ce chiffre se trouve dans l’édition de 1734 ; il y est écrit, comme nous l’avons dit, en deux mots : Quanto va. Voyez la note 7 de la lettre 344-
  10. 10. Mme Scarron. (Note de Perrin, 1754.) — On pourrait croire aussi que les mots son amie se rapportent à la Rochefoucauld et désignent Mme de la Fayette, de laquelle il a déjà été question avec Mme de Montespan. Cependant l’interprétation de Perrin nous paraît plus probable ; Mme de Coulanges (voyez la note suivante) était plus amie de Mme Scarron que de Mme de la Fayette.
  11. 11. Mme de Coulanges. (Note de Perrin.) — Dans l’édition de 1754 : « l’amie de l’amie. »
  12. 12. Le prince de Marsillac. (Note du même.)
  13. 13. Voyez la lettre du 11 décembre précédent, p. 309.
  14. 14. Dans l’édition de 1734 : « M. Colbert. »
  15. 15. Langlade craignait de se mettre mal dans l’esprit de Louvois ; c’est sûrement pour cela qu’il ne voyait pas Corbinelli, l’ami de Vardes, et disgracié lui-même. Il était si craintif sur ce point, qu’il mourut de la peur d’avoir déplu. Voyez une note de la lettre du 18 septembre 1680.
  16. 16. À Corbinelli. (Note de Perrin.)
  17. 17. Mme de Sévigné parle apparemment ici de quelques petits vers envoyés de Grignan, de quelques bouts-rimés peut-être, remplis en commun, et que par plaisanterie elle appelle la pièce des cinq auteurs ; elle veut par là sans doute faire allusion à la collaboration célèbre des cinq poëtes (Boisrobert, P. Corneille, Colletet, l’Estoile et Rotrou) qui, par l’ordre de Richelieu, lequel leur donnait le sujet et le canevas, composèrent la Comédie des Tuileries, représentée en 1635, publiée en 1638. Sur cette pièce, et sur les deux autres qu’on attribue d’ordinaire aussi aux cinq auteurs, à savoir : l’Aveugle de Smyrne, qui fut joué en 1637 et parut également en 1638, et la Grande pastorale, qui ne fut pas imprimée, voyez, dans le tome II des Œuvres de P. Corneille (édition de M. Marty-Laveaux), la notice du Deuxième acte de la Comédie des Tuileries.