Lettre 391, 1675 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 428-433).
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1675

391. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE MADAME DE GRIGNAN AU COMTE DE BUSSY RABUTIN, ET DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADEMOISELLE DE BUSSY.

Quinze jours après que j’eus écrit ces lettres, je reçus celle-ci de Mme de Sévigné.
À Paris, ce 20e janvier 1675[1].
de madame de sévigné à bussy.

Et quand j’aurois cru que vous m’auriez écrit parce que vous auriez voulu me dire quelque chose pour vos intérêts, y trouveriez-vous un grand mal ? Ne nous sommes-nous pas assez écrit pour rien, ne pourrions-nous pas bien nous écrire pour quelque chose ? Il me semble qu’il y a longtemps que nous n’en sommes plus là.

Je songe fort souvent à vous et je ne trouve jamais la maréchale d’Humières[2], que nous ne fassions pour le moins chacune un soupir à votre intention. Elle est toute pleine de bonne volonté, aussi bien que moi ; et tous nos desirs n’avancent pas d’un moment l’arrangement de la Providence ; car j’y crois, mon cousin ; c’est ma philosophie. Vous de votre côté, et moi du mien, avec des pensées différentes, nous allons le même chemin : nous visons tous deux à la tranquillité ; vous par vos raisonnements, et moi par ma soumission. La force de votre esprit et la docilité du mien nous conduisent également au mépris de tout ce qui se passe ici-bas. Tout de bon, c’est peu de chose ; nous avons peu de part à nos destinées : tout est entre les mains de Dieu. Dans de si solides pensées, jugez si je suis incapable de comprendre votre tranquillité.

Vous me faites grand plaisir d’excepter de votre indifférence les bonnes grâces de notre cardinal ; elles me paroissent d’un grand prix. Ce qui fait que je ne vous ai point rendu sa réponse, c’est qu’il n’a point vu Monsieur le Prince, depuis que vous êtes parti d’ici. Il est à Chantilly, où il a pensé mourir[3]. Il n’a point voulu recevoir la visite de Son Éminence qu’il ne fût en état de jouir de sa bonne compagnie. Il ira dans peu de jours, il parlera comme vous pouvez souhaiter, et je vous manderai tous les tons de cette conversation[4].

Que dites-vous de nos heureux succès, et de la belle action qu’a faite M. de Turenne en faisant repasser le Rhin aux ennemis[5] ? Cette fin de campagne nous met dans un grand repos, et donne à la cour une belle disposition pour les plaisirs. Il y a un opéra tout neuf qui est fort beau[6].

Avec votre permission, mon cousin, je veux dire deux mots à ma nièce de Bussy.

de madame de sévigné à mademoiselle de bussy[7].

Je[8] prends toujours un grand intérêt à tout ce qui vous touche ; cette raison me fait sentir le bonheur que vous avez eu de n’avoir point épousé un certain homme dont le mérite est aussi petit que le nom en est grand[9] ; il faut avoir mieux ou rien. Adieu, ma nièce.

Je reviens à vous, mon cousin, pour vous dire que je laisse la plume à Mme de Grignan ; je dis la plume, car pour l’encre, vous savez qu’elle en a de toute particulière.

de madame de grignan à bussy,

Je n’ai point trouvé de papier noir, c’est ce qui m’a fait résoudre à me servir de l’encre la plus noire de Paris[10]. Il n’est festin que d’avaricieux : voyez comment celle de ma mère est effacée par la mienne. Je n’ai plus à craindre que les pâtés, qui sont presque indubitables avec une encre de cette épaisseur ; mais enfin il faut vous

servir à votre mode. En vérité, Monsieur, vous feriez bien mieux d’épargner notre encre et notre papier, et de nous venir voir, puisque vous me faites le plaisir de m’assurer que mon séjour à Paris ne vous est pas indifférent. Venez donc profiter d’un bien qui vous sera enlevé à la première hirondelle. Si je vous écrivois ailleurs que dans une lettre de ma mère, je vous dirois que c’est même beaucoup retarder mes devoirs qui m’appellent en Provence ; mais elle trouveroit mauvais de n’être pas comptée au nombre de ceux qui doivent régler ma conduite. Elle en est présentement la maîtresse ; et j’ai le chagrin de n’éprouver son autorité qu’en des choses où ma complaisance et mon obéissance seront soupçonnées d’être d’intelligence avec elle. Je ne sais pas pourquoi je m’embarque à tout ce discours. Il ne me paroît pas que j’aie besoin d’apologie auprès de vous : c’est donc seulement par le seul plaisir de parler à quelqu’un[11] qui écoute avec plus d’attention, et qui répond plus juste que tout ce qui est ici. Je vous demande une petite amitié à Mademoiselle de Bussy[12].

de madame de sévigné à bussy.

Voilà ce qui s’appelle écrire de la bonne encre. Plût à Dieu que vous fussiez ici ! Nous causerions de mille choses, mais surtout des sentiments dont la Provençale vous parle[13], qu’il faut cacher à la plupart du monde, quelque véritables qu’ils soient, parce qu’ils ne sont pas vraisemblables. Corbinelli est ici ; il croit que vous ne songez plus à lui : cependant il vous honore et il vous aime extrêmement. Votre souvenir fait les délices de nos conversations ; et des regrets ensuite de vous avoir perdu. Adieu, mon cousin[14].


  1. Lettre 391. — 1. Cette lettre, qui est datée du 20 janvier dans notre copie de lettres (et non du 24, comme dans les éditions), l’est du 12 mars dans le manuscrit de l’Institut. Cette différence de date s’explique aisément. Bussy dit dans l’introduction à la lettre 393 qu’il fut deux mois à recevoir cette réponse de sa cousine. Dans l’un des deux manuscrits il l’a datée du jour ou au moins du mois où il l’avait reçue ; dans l’autre, du mois où elle fut écrite. — Tout le premier paragraphe manque dans le manuscrit de l’Institut.
  2. 2. « Votre nièce la maréchale d’Humières. » (Manuscrit de l’Institut.) — La maréchale d’Humières était nièce de Bussy à la mode de Bretagne, c’est-à-dire fille de sa cousine germaine. Voyez tome I, p. 403, note 7
  3. 3. La Gazette du 2 février suivant contient la nouvelle que voici : « Le prince de Condé, après une indisposition plus longue que dangereuse, est présentement en bonne santé dans sa maison de Chantilly. »
  4. 4. Tout ce paragraphe manque dans le manuscrit de l’Institut.
  5. 5. « Que dites-vous de nos victoires et du beau coup d’échec qu’a fait M. de Turenne en faisant repasser le Rhin aux ennemis ? » (Manuscrit de l’Institut.) — Le combat de Turckheim, livré le 5 janvier, avait été le dernier de la belle campagne d’Alsace. « Nous vîmes au point du jour, dit la Fare (tome LXV, p. 211), qu’ils avoient abandonné leur camp, et par conséquent l’Alsace, parce que de là à Strasbourg, il n’y avoit plus de subsistance, puisqu’ils avoient pendant longtemps mangé tout ce pays. M. de Turenne… fit observer leur marche par le comte de Roye sans les poursuivre, et peu de jours après reçut la nouvelle qu’ils avoient tous repassé le Rhin sur le pont de Strasbourg. »
  6. 6. Dans le manuscrit de l’Institut : « Qui est un des plus beaux qu’on ait vus. » Il s’agit de Thésée, opéra de Quinault et de Lulli, représenté à Saint-Germain le 10 janvier ; Mme de Sévigné alla l’entendre le 26 juillet suivant : voyez sa lettre de ce jour-là même, et Walckenaer, tome V, p. 206-208.
  7. 7. Dans notre copie de lettres, après les mots : « Mademoiselle de Bussy, » une autre main a ajouté : « depuis marquise de Coligny. »
  8. 8. En tête de cet alinéa, on lit ici de plus dans le manuscrit de l’Institut : « Comment vont les mariages dont on parle pour vous, ma chère nièce ? L’arrière-ban vous auroit pu faire choisir en France, si votre oncle de Toulongeon n’en étoit pas revenu ; mais il est bien gardé que Dieu garde ; vous n’avez plus à compter que sur les infirmités ordinaires de la nature humaine. » — Sur la dernière convocation de l’arrière-ban (publiée le 17 août 1674), voyez l’Histoire de Louvois, par M. Rousset, tome II, p. 94 et suivantes, et p. 128. — Le beau-frère de Bussy n’avait pas d’enfants : voyez la lettre du 9 avril 1687, vers la fin.
  9. 9. On a écrit à la marge dans notre copie de lettres : « Le feu comte de Limoges ; » et dans le manuscrit de l’Institut on a substitué ce nom aux mots : « un certain homme. » Voyez plus haut, p. 318, la lettre du 15 décembre 1673, et p.152 note 4.
  10. 10. « Si vous ne pouvez lire aujourd’hui mon écriture, Monsieur, ce ne sera pas à cause de la blancheur de mon encre ; je vous écris de la plus noire de Paris. » (Manuscrit de l’Institut.)
  11. 11. « De causer avec quelqu’un. (Manuscrit de l’Institut.)
  12. 12. Cette dernière phrase manque dans le manuscrit de l’Institut, où la reprise de Mme de Sévigné commence ainsi : « Je reviens encore à vous, mon cousin, pour vous dire que je voudrois bien que vous fussiez ici. »
  13. 13. « Dont ma fille vous parle. » (Manuscrit de l’Institut.)
  14. 14.Cet alinéa manque aussi dans le manuscrit de l’Institut