Lettre 401, 1675 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 456-458).
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1675

401. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, lundi 27e mai.

Quel jour, ma fille, que celui qui ouvre l’absence ! Comment vous a-t-il paru ? Pour moi, je l’ai senti avec toute l’amertume et toute la douleur que j’avois imaginées, et que j’avois appréhendées depuis si longtemps. Quel moment que celui où nous nous séparâmes ! quel adieu ! et quelle tristesse d’aller chacune de son côté, quand on se trouve si bien ensemble ! Je ne veux point vous en parler davantage, ni célébrer, comme vous dites, toutes les pensées qui me pressent le cœur : je veux me représenter votre courage, et tout ce que vous m’avez dit sur ce sujet, qui fait que je vous admire. Il me parut pourtant que vous étiez un peu touchée en m’embrassant. Pour moi, je revins à Paris[1] comme vous pouvez vous l’imaginer. M. de Coulanges se conforma à mon état. J’allai descendre chez M. le cardinal de Retz, où je renouvelai tellement toute ma douleur, que je fis prier M. de la Rochefoucauld, Mme de la Fayette et Mme de Coulanges, qui vinrent pour me voir, de trouver bon que je n’eusse point cet honneur : il faut cacher ses foiblesses devant les forts. Monsieur le Cardinal entra dans les miennes : la sorte d’amitié qu’il a pour vous le rend fort sensible à votre départ. Il se fait peindre par un religieux de Saint-Victor ; je crois que, malgré Caumartin[2], il vous donnera l’original. Il s’en va dans peu de jours. Son secret est répandu[3] ; ses gens sont fondus en larmes. Je fus avec lui jusqu’à dix heures. Ne blâmez point, mon enfant, ce que je sentis en rentrant chez moi. Quelle différence ! quelle solitude ! quelle tristesse ! votre chambre, votre cabinet, votre portrait ! ne plus trouver cette aimable personne ! M. de Grignan comprend bien ce que je veux dire et ce que je sentis. Le lendemain, qui étoit hier, je me trouvai tout éveillée à cinq heures ; j’allai prendre Corbinelli pour venir ici avec l’abbé. Il y pleut sans cesse, et je crains fort que vos chemins de Bourgogne ne soient rompus. Nous lisons ici des maximes que Corbinelli m’explique[4] ; il voudroit bien m’apprendre à gouverner mon cœur ; j’aurois beaucoup gagné à mon voyage, si j’en rapportais cette science. Je m’en retourne demain ; j’avois besoin de ce moment de repos pour remettre un peu ma tête et reprendre une espèce de contenance.


  1. Lettre 401. — 1. Les adieux de la mère et de la fille s’étoient faits à Fontainebleau, jusqu’où Mme de Sévigné et M. de Coulanges avoient été conduire Mme de Grignan. (Note de Perrin.) — Voyez p. 451, la note 4 de la lettre 399.
  2. 2. Voyez tome I, p. 520, note 4.
  3. 3. Son projet de retraite et de démission. Voyez la lettre suivante, les lettres du 5, du 7, du 19 juin, et Walckenaer, tome V, p. 162 et suivantes.
  4. 4. Corbinelli réduisit en maximes les anciens historiens latins ; le premier volume de son livre, contenant les maximes tirées de Tite Live, fut imprimé en 1694, avec une préface attribuée au P. Bouhours. — Le 18 décembre 1678, écrivant avec Mme de Sévigné à Bussy, il lui dit : « Je me suis avisé de faire des remarques sur cent maximes de M. de la Rochefoucauld. » Voyez encore sa lettre du 20 février 1686, où il apprend au président de Moulceau qu’il a « coupé Cicéron tout entier en fragments à peu près grands comme les maximes de M. de la Rochefoucauld, et… placé à côté des maximes en françois, etc. »