Lettre 402, 1675 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 458-460).
◄  401
403  ►

1675

402. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 29e mai.

Je vous conjure, ma fille, d’être persuadée que vous n’avez manqué à rien. Une de vos réflexions pourroit effacer des crimes, à plus forte raison des choses si légères, qu’il n’y a que vous et moi qui soyons capables de les remarquer : croyez que je ne puis conserver d’autres sentiments pour vous que ceux d’une tendresse qui n’a point d’égale, et d’un goût si naturel qu’il ne finira qu’avec moi. J’ai tâché d’apprendre à Livry ce qu’il faut faire pour détourner ces sortes d’idées ; toute la difficulté, c’est qu’il ne s’en présente point à moi qui ne soient sur votre sujet, et que je ne sais où en prendre d’autres : ainsi Corbinelli est bien empêché ; mais il faut espérer que le temps les rendra moins amères. Un peu de dévotion et d’amour de Dieu mettroient le calme dans mon âme ; ce n’est qu’à cela seul que vous devez céder. Corbinelli m’a été uniquement bon à Livry ; son esprit me plaît, et son dévouement pour moi est si grand, que je ne me contraignois sur rien. J’en revins hier, et je descendis encore chez notre cardinal, à qui je trouvai tant d’amitié pour vous, qu’il me convient par cet endroit-là plus que les autres, sans compter tous les anciens attachements que j’ai pour lui. Il a mille affaires ; il passe la Pentecôte à Saint-Denis ; mais il reviendra ici pour huit ou dix jours encore. On ne parle aujourd’hui que de sa retraite, mais chacun selon son humeur, quoique l’admiration soit la seule manière de l’envisager[1]. Mmes  de Lavardin, de la Troche et de Villars m’accablent de leurs billets et de leurs soins ; je ne suis point encore en état de profiter de leurs bontés. Mme de la Fayette est à Saint-Maur. Mme de Langeron a la tête enflée ; on croit qu’elle mourra. La Reine et Mme de Montespan furent lundi aux Carmélites de la rue du Bouloi plus de deux heures en conférence ; elles en parurent également contentes ; elles étoient venues chacune de leur côté, et s’en retournèrent le soir à leurs châteaux. Je vous écrivis avant-hier ; je vous adressai la lettre à Lyon chez Monsieur le Chamarier : je serois bien fâchée que cette lettre fût perdue ; il y en avoit une de notre cardinal dans le paquet : voici encore un billet de lui. Votre lettre est très-bonne pour pénétrer le cœur et l’âme. M. de Coulanges sera informé de votre souvenir. Il est vrai qu’il faut profiter de tous les moments dans les adieux ; je serois très-fâchée de n’avoir pas été jusqu’à Fontainebleau : l’instant de la séparation fut terrible, mais c’eût été encore pis d’ici. Je ne perdrai jamais aucun temps de vous voir ; je ne me reproche rien là-dessus ; et pour me raccommoder avec Fontainebleau, j’y veux aller au-devant de vous. Dieu nous enverra des facilités pour me conserver la vie ; ne soyez point inquiète de ma santé : je la ménage, puisque vous l’aimez. Ne soyez jamais en peine de ceux qui ont le don des larmes ; je prie Dieu que je ne sente jamais de ces douleurs où les yeux ne soulagent point le cœur : il est vrai qu’il y a des pensées et des paroles qui sont étranges, mais rien n’est dangereux quand on pleure. J’ai donné de vos nouvelles à vos amis ; je vous remercie, ma chère Comtesse, de votre aimable distinction.

Le maréchal de Créquy assiège Dinant. On dit qu’il y a du désordre à Strasbourg : les uns veulent laisser passer l’Empereur ; les autres veulent tenir leur parole à M. de Turenne[2]. Je n’ai point de nouvelles des guerriers. On m’a dit que le chevalier de Grignan avoit la fièvre tierce ; vous en apprendrez des nouvelles par lui-même.


  1. Lettre 402. — 1. M. le cardinal de Retz prit le parti de se retirer à Commerci, dans la vue de payer ses dettes avant sa mort, à quoi il eut le bonheur de réussir. (Note de Perrin.) — Mais Retz à ce moment parlait d’une retraite plus austère encore ; on verra plus loin qu’il alla s’enfermer à l’abbaye de Saint-Mihel ; et par la lettre du 23 octobre, qu’un ordre du pape l’en fit sortir et retourner à Commerci.
  2. 2. « Il est vrai que rien n’est plus beau que la hauteur avec laquelle M. de Turenne a écrit à ceux de Strasbourg. » (Lettre du 22 juin de Bussy à l’évêque de Verdun, tome II de sa Correspondance, p. 48). — « Montecuculi, dans le dessein de reporter la guerre en Alsace, menaçait le pont de Strasbourg. Turenne se posta auprès de cette ville pour la contraindre à garder la neutralité ; puis il passa le Rhin à Altenheim sur un pont de bateaux (le 8 juin), et s’établit sur la Kintzig ; il coupa ainsi la route de Strasbourg à son ennemi, qui essaya vainement de le débusquer et fut forcé de reculer sur la Rench. » (M. Lavallée, Histoire des Français, tome III, p. 270.)