Lettre 408, 1675 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 482-488).
◄  407
409  ►

1675

408. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 19e juin.

Je vous assure, ma très-chère enfant, qu’après l’adieu que je vous dis à Fontainebleau, auquel rien ne peut être comparé, je n’en pouvois faire un plus douloureux que celui que je fis hier à M. le cardinal de Retz, chez M. de Caumartin[1], à quatre lieues d’ici[2]. J’y fus lundi dîner[3] ; je le trouvai au milieu de ses trois fidèles amis[4] ; leur contenance triste me fit venir les larmes aux yeux ; et quand je vis Son Éminence avec sa fermeté, mais avec sa tendresse et sa bonté pour moi, je ne pus soutenir cette vue. Après le dîner nous allâmes causer dans les plus agréables bois du monde ; nous y fûmes jusqu’à six heures[5] dans plusieurs sortes de conversations si bonnes, si tendres, si aimables, si obligeantes, et pour vous et pour moi, que j’en suis pénétrée ; et je vous redis encore, mon enfant, que vous ne sauriez trop l’aimer ni l’honorer.

Mme  de Caumartin arriva de Paris, et, avec tous les hommes qui étoient restés au logis, elle vint nous trouver dans ce bois. Je voulus m’en retourner à Paris ; ils m’arrêtèrent[6], et sans beaucoup de peine : j’ai mal dormi ; le matin, j’ai embrassé notre cher cardinal avec beaucoup de larmes, et sans pouvoir dire un mot aux autres. Je suis revenue tristement ici, où je ne puis me remettre de cette séparation ; elle a trouvé la fontaine assez en train ; mais en vérité elle l’auroit ouverte, quand elle auroit été fermée. Celle de Madame de Savoie[7] doit ouvrir tous ses robinets. N’êtes-vous pas bien étonnée de cette mort du duc de Savoie, si prompte et si peu attendue, à quarante ans ?

Je suis fâchée que ce que vous mandez sur l’assemblée du clergé[8] n’ait point été lu ; la fidélité de la poste est quelquefois incommode. Ces prélats donnent[9] quatre millions cinq cent mille livres ; c’est une fois plus qu’à l’autre assemblée : la manière dont on y traite les affaires est admirable ; Monsieur le Coadjuteur vous en rendra compte. J’ai trouvé fort plaisant ce que vous dites de Lannoi[10], et de ce que l’on demande sous le nom d’établissement. Je dirai à Mmes  de Villars et de Vins[11] votre souvenir : c’est à qui sera nommé dans mes lettres.

Il y a bien de petites tranchées en Bretagne ; il y a eu même à Rennes une colique pierreuse. M. de Chaulnes voulut par sa présence dissiper le peuple ; il fut repoussé chez lui à coups de pierres : il faut avouer que cela est bien insolent[12]. La petite personne[13] mande à sa sœur qu’elle voudroit être à Sully, et qu’elle meurt de peur tous les jours : vous savez bien ce qu’elle cherche en Bretagne.

Monsieur le Duc fait le siège de Limbourg. Monsieur le Prince est demeuré auprès du Roi ; vous pouvez juger de son horrible inquiétude. Je ne crois pas que mon fils soit à ce siége, non plus qu’à celui de Huy. Il vous embrasse mille fois : j’attends toujours de ses lettres ; mais des vôtres, ma chère enfant, avec une extrême impatience[14] ! Je trouve comme vous, ma bonne, et peut-être plus que vous, qu’il y a loin d’un ordinaire à l’autre : ce temps, qui me fâche quelquefois de courir si vite, s’arrête tout court, comme vous dites ; et enfin nous ne sommes jamais contents. Je ne puis encore m’accoutumer à ne vous point voir, ni trouver, ni rencontrer, ni espérer : je suis accablée de votre absence, et je ne sais point bien détourner mes idées. Notre cardinal vous auroit un peu effacée ; mais vous êtes tellement mêlée dans notre commerce, qu’après y avoir bien regardé, il se trouve que c’est vous qui me le rendez si cher : ainsi je profite mal de votre philosophie ; je suis ravie que vous vous sentiez aussi quelquefois de la foiblesse humaine.

Voilà un trait[15] qui s’est fait brusquement sur le Cardinal : celui qui l’a fait[16] n’est pas son intime ami ; il n’a aucun dessein qu’il le voie, ni que cet écrit coure ; il n’a point prétendu le louer. Il m’a paru bon par toutes ces raisons : je vous l’envoie et vous prie de n’en donner aucune copie. On est si lassé de louanges en face, qu’il y a du ragoùt à pouvoir être assuré qu’on n’a pas eu dessein de vous faire plaisir, et que voilà ce qu’on dit, quand on dit la vérité toute nue, toute naïve.

On attend des nouvelles de Limbourg et d’Allemagne, cela tient tout le monde en inquiétude.

Adieu, ma chère fille ; votre portrait est aimable, on a envie de l’embrasser, tant il sort bien de la toile : j’admire de quoi je fais mon bonheur présentement.

J’embrasse M. de Grignan et suis à vous, ma bonne, avec cette tendresse que vous ne sauriez croire au point qu’elle est.

portrait du cardinal de retz.[17]

« Paul de Gondi, cardinal de Retz, a beaucoup d’élévation, d’étendue d’esprit, et plus d’ostentation que de vraie grandeur de courage. Il a une mémoire extraordinaire, plus de force que de politesse dans ses paroles ; l’humeur facile, de la docilité[18] et de la foiblesse à souffrir les plaintes et les reproches de ses amis ; peu de piété, quelques apparences de religion. Il paroît ambitieux sans l’être ; la vanité, et ceux qui l’ont conduit, lui ont fait entreprendre de grandes choses, presque toutes opposées à sa profession ; il a suscité les plus grands désordres de l’État, sans avoir un dessein formé de s’en prévaloir ; et bien loin de se déclarer ennemi du cardinal Mazarin pour occuper sa place, il n’a pensé qu’à lui paroître redoutable, et à se flatter de la fausse vanité de lui être opposé. Il a su néanmoins profiter avec habileté des malheurs publics pour se faire cardinal. Il a souffert sa prison avec fermeté, et n’a dû sa liberté qu’à sa hardiesse. La paresse l’a soutenu avec gloire durant plusieurs années dans l’obscurité d’une vie errante et cachée. Il a conservé l’archevêché de Paris contre la puissance du cardinal Mazarin ; mais après la mort de ce ministre, il s’en est démis, sans connoître ce qu’il faisoit et sans prendre cette conjoncture pour ménager les intérêts de ses amis et les siens propres. Il est entré dans divers conclaves, et sa conduite a toujours augmenté sa réputation. Sa pente naturelle est l’oisiveté ; il travaille néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent, et il se repose avec nonchalance quand elles sont finies. Il a une grande présence d’esprit, et il sait tellement tourner à son avantage les occasions que la fortune lui offre, qu’il semble qu’il les ait prévues et desirées. Il aime à raconter ; il veut éblouir indifféremment tous ceux qui l’écoutent par des aventures extraordinaires, et souvent son imagination lui fournit plus que sa mémoire. Il est faux dans la plupart de ses qualités, et ce qui a le plus contribué à sa réputation, est de savoir donner un beau jour à ses défauts. Il est insensible à la haine et à l’amitié, quelques soins qu’il ait pris de paroître occupé de l’une ou de l’autre. Il est incapable d’envie et d’avarice, soit par vertu, soit par inapplication. Il a plus emprunté de ses amis, qu’un particulier ne pouvoit espérer de leur pouvoir rendre ; il a senti de la vanité à trouver tant de crédit et à entreprendre de s’acquitter[19]. Il n’a point de goût ni de délicatesse ; il s’amuse à tout, et ne se plaît à rien ; il évite avec adresse de laisser pénétrer qu’il n’a qu’une légère connoissance de toutes choses. La retraite qu’il vient de faire est la plus éclatante et la plus fausse action de sa vie ; c’est un sacrifice qu’il fait à son orgueil, sous prétexte de dévotion : il quitte la cour, où il ne peut s’attacher, et il s’éloigne du monde qui s’éloigne de lui. »


  1. Lettre 408. — 1. Sur M. et Mme  de Caumartin, voyez tome I, p. 520, note 4, et ci-dessus, p. 269, note 13.
  2. 2. À Boissy-Saint-Léger (près du château de Grosbois), où Caumartin avait une maison de campagne.
  3. 3. C’est le texte de toutes les éditions, à l’exception de celle de 1754, qui a dernier, au lieu de dîner.
  4. 4. D’Hacqueville sans doute et Caumartin, et peut-être avec eux soit le fils aîné de ce dernier, soit plutôt l’abbé de Pontcarré, grand ami du Cardinal et qui autrefois lui avait témoigné son attachement en l’allant voir à Nantes avec Caumartin, d’Hacqueville et l’abbé Amelot (voyez les Mémoires de Retz, tome IV, p. 202, et ci-dessus, la lettre 267, p. 29). — Quant au marquis de la Garde, dont l’édition de 1818 avait joint le nom à ceux de Caumartin et de d’Hacqueville dans une note de la lettre suivante où il est de nouveau question des trois amis, il était alors à l’armée : voyez la lettre du 24 juillet.
  5. 5. « Jusqu’au soir. » (Édition de Rouen, 1726.)
  6. 6. Dans les éditions de Perrin : « Ils m’arrêtèrent à coucher. »
  7. 7. Marie-Jeanne-Baptiste duchesse de Savoie, fille du duc de Nemours et d’Elisabeth de Vendôme ; elle était sœur aînée de la reine de Portugal, et avait épousé en 1665 Charles-Emmanuel II, duc de Savoie, second fils de Victor-Amédée et de Christine de France, déjà veuf de Françoise-Madeleine, fille de Gaston d’Orléans. Elle venait de perdre son mari le 12 juin précédent ; elle lui survécut jusqu’en 1724. Elle fut régente pendant la minorité de son fils Victor-Amédée.
  8. 8. Voyez plus loin, p. 492, la note 7 de la lettre du 26 juin
  9. 9. Au Roi.
  10. 10. Mme de Montrevel. (Note de Perrin.)
  11. 11. Voyez p. 498, la note 1 de la lettre du 20 juin (à Mme de Grignan).
  12. 12. Voyez la Notice, p. 183 et suivantes.
  13. 13. Voyez tome II, p. 300, note 19.
  14. 14. Tel est le texte de l’édition de 1734. Celle de 1754 donne ainsi la phrase : « Mais des vôtres, mon enfant, puis-je vous dire avec quelle impatience ? »
  15. 15. Dans les deux éditions de Perrin il y a un portrait, au lieu d’un trait. Notre texte est celui des éditions de 1726.
  16. 16. La Rochefoucauld. Voyez plus bas, p. 505, la lettre du 3 juillet, note 17.
  17. 17.Comme ce portrait n’a été imprimé ni dans la Galerie des peintures, ni dans les Mémoires de Mademoiselle, où sont insérés la plupart des portraits qui furent faits dans ce temps-là, on a présumé que celui-ci seroit vu avec d’autant plus de plaisir, qu’il est fait de main de maître. (Note de Perrin, 1754.) — Nous avons suivi le texte de l’édition de 1754. Perrin n’avait pas inséré ce portrait dans sa première. — Voyez dans le tome Ides Mémoires de Retz d’autres portraits contemporains.
  18. 18. Mme de Sévigné, dans une lettre de 1679, dit à sa fille en parlant du cardinal de Retz : « Jamais je n’ai vu un cœur si aisé à gouverner. » Dans l’édition des Mémoires de Retz de M. Champollion-Figeac, on lit solidité, au lieu de docilité.
  19. 19. Ces mots : « Il a senti, etc., » manquent dans l’édition des Mémoires que nous venons de citer.