Lettre 739, 1680 (Sévigné)

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1679

739. DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, vendredi 6e octobre.

Hélas ! ma fille, vous avez trouvé le vent contraire ; je n’en suis guère surprise ; vous êtes assez destinée à ce malheur[1], soit sur le Rhône, ou sur la terre. C’est en vérité, ma très-chère, un grand chagrin en quelque endroit que ce soit, et je comprends fort aisément l’embarras où 1679 vous avez été. Il y a même du péril, et vous fîtes très-sagement d’honorer de votre présence le lieu où M. de Vardes s’est baigné, plutôt que de vous opiniâtrer à gagner Valence : il faut céder à la furie des vents.

Il est venu ici un P. Morel de l’Oratoire[2], qui est un homme admirable ; il a amené Saint-Aubin[3], qui nous est demeuré. Je ne voudrois pas[4] que M. de Grignan eût entendu ce père ; il ne croit pas qu’on puisse, sans péché, donner à, ses plaisirs, quand on a des créanciers : les dépenses lui paroissent des vols qui nous ôtent le moyen de faire justice. Vraiment, c’est un homme bien salé ; il ne fait aucune composition. Mais parlons de Pauline[5] l’aimable, la jolie petite créature ! hélas ! ai-je été jamais si jolie qu’elle ? on dit que je l’étois beaucoup. Je suis ravie qu’elle vous fasse souvenir de moi : je sais bien qu’il n’est pas besoin de cela ; mais enfin j’en ai une joie sensible ; vous me la dépeignez charmante, et je crois tout ce que vous m’en dites : je suis étonnée qu’elle ne soit pas devenue sotte et ricaneuse dans ce couvent : ah ! que vous avez bien fait, ma fille, de la prendre[6] ! Gardez-la, ne vous privez pas de ce plaisir : la Providence en aura soin. Ne lui dites-vous pas qu’elle a une bonne[7] ? Seroit-il bien possible que je trouvasse encore de la place pour aimer, et de nouveaux attachements ? Je vous conseille de ne 1679 vous point défendre de la tendresse qu’elle vous inspire, quand vous devriez la marier en Béarn. Mlles  de Grignan ont eu grande raison de trouver le château de leurs pères très-beau ; mais, mon Dieu, quelles fatigues pour y parvenir ! que de nuits sur la paille, et sans dormir, et sans manger rien de chaud ! Ma chère fille, vous ne me dites pas comme vous vous en portez, et comme cette poitrine[8] en est échauffée, et comme votre sang en est irrité. Quelle circonstance à notre séparation que la crainte très-bien fondée que j’ai pour votre santé, et cette bise qui vous ôte la respiration[9] ! Hélas ! pouvois-je me plaindre en comparaison de ce que je souffre, quand je n’avois que votre absence à supporter ? Je croyois qu’on ne pouvoit pas être pis ; on n’imagine rien au delà : j’ignorois la peine où je suis ; je la trouve si dure à supporter que je regarderois comme une tranquillité l’état où j’étois alors ; encore si je pouvois me fier à vous, et me consoler dans l’espérance que vous aurez soin et pitié de vous et de moi, que vous donnassiez[10] du temps à vous reposer, à vous rafraîchir, à prendre ce qui peut apaiser votre sang ; mais je vous vois peu attentive à votre personne, dormant peu, mangeant peu, et cette écritoire toujours ouverte. Ma fille, si vous m’aimez, donnez-moi quelque repos, en prenant soin de vous. Ma chère Pauline, ayez soin de votre belle maman. Pour moi, je me porte très-bien.


1679 Il fait le plus beau temps du monde. Le bon abbé est parfaitement guéri ; son rhume est allé avec sa fièvre : l’Anglois est un homme divin. Nous ne pensons point à faire un plus long voyage que Livry : il reste une certaine timidité après les grandes maladies, qui ne permet pas qu’on s’éloigne du secours. Ce bon abbé vous rend mille grâces de vos soins[11].

Vous me faites rire des vanités des deux sœurs[12], et que l’aînée ne néglige pas de nommer dans ses lettres à Lyon tous les noms dont elle s’honore ici ; l’autre est admirable de dire qu’on la presse d’aller à Chantilly : la vanité est plaisante ; imaginez-vous que la pensée de ce voyage a duré un moment dans la tête de M. de la Rochefoucauld ; il me le dit en l’air ; je le redis à ces femmes ici ; son petit-fils a pensé mourir depuis ce temps ; on n’en a pas redit un seul mot ; on jette son bonnet par-dessus les moulins, et voilà ce qu’elle appelle[13] une partie dont on la tourmente ; ah ! il est vrai, nous eussions eu bien de la peine à la débaucher. Il y a des styles à quoi je ne me puis accoutumer ; j’aime bien mieux être toute seule dans cette avenue.

Nous y étions hier, Saint-Aubin et moi : il lisoit, je l’écoutois, et je regardois le petit pays doux que vous connoissez ; je vous souhaitois l’air que je respirois. Nous avions entendu un cor dans le fond de cette forêt ; tout d’un coup nous avons entendu passer comme une personne au travers des arbres ; nous avons regardé, c’étoit un grand chien courant. « Qu’est-ce que cela ? a dit 1679 Saint-Aubin. — C’est un des aumôniers de Monsieur de Senlis[14], » lui ai-je dit. Là-dessus sa rate s’est épanouie d’un rire extravagant ; et voilà la plus grande aventure qui nous puisse arriver en ce pays ; il faut être même d’un grand loisir pour vous raconter une telle sottise[15].

J’écrirai à Pellisson[16] pour le frère de Montgobert ; j’y ferai comme pour ma cure. Vous n’avez qu’à me donner toutes sortes de commissions : c’est le plus agréable amusement que je puisse avoir en votre absence. En voici un que j’ai trouvé : c’est un tome de Montagne[17], que je ne croyois pas avoir apporté : ah, l’aimable homme ! qu’il est de bonne compagnie ! c’est mon ancien ami ; mais à force d’être ancien, il m’est nouveau. Je ne puis pas lire ce que dit le maréchal de Montluc du regret qu’il a de ne s’être pas communiqué à son fils, et de lui avoir laissé ignorer la tendresse qu’il avoit pour lui, sans avoir les larmes aux yeux[18]. Lisez cet endroit-là, je vous prie, et me dites comme vous vous en 1679 trouverez ; c’est à Mme  d’Estissac, de l’Amour des pères envers leurs enfants[19]. Mon Dieu, que ce livre est plein de bon sens !

Mon fils triomphe aux états ; il vous fait toujours mille amitiés ; plus de soin de votre santé[20], plus de crainte que vous ne soyez pas assez forte : enfin ce pigeon est tout à fait tendre. Je lui dis aussi vos amitiés : je suis conciliante, comme dit Langlade. Mme  de Vins vous aime, et m’a demandé soigneusement de vos nouvelles ; la pauvre Méri est toujours misérable ; elle me fait une pitié extrême ; j’irai la voir bientôt[21].

J’ai une extrême envie de savoir si vous vous serez bien 1679 reposée, et[22] si Guisoni ne vous aura point donné quelques conseils que vous ayez suivis. On dit que la glace est bien contraire à votre poitrine ; vous n’êtes plus en état, ma fille, de prendre sur vous ; tout y est pris ; ce qui reste tient à votre vie.

Le bon abbé me disoit tantôt que je devrois vous demander Pauline, qu’elle me donneroit de la joie, de l’amusement, et que j’étois plus capable que je n’ai jamais été de la bien élever : j’ai été ravie de ce discours ; mettons-le cuire, nous y penserons quelque jour. Il me vient une pensée, que vous ne voudriez pas me la donner, et que vous n’avez pas assez bonne opinion de moi. Ma fille, cachez-moi cette idée, si vous l’avez ; car je sens que c’est une injustice, et que vous ne me connoissez pas : je serois délicieusement occupée à conserver toutes les merveilles de cette petite. Mesdemoiselles de Grignan, ne l’aimez-vous pas bien ? Vous devriez m’écrire, et me conter mille choses, mais naturellement, et sans vous en faire une affaire, et me dire comme se porte votre chère marâtre : cela vous accoutumeroit à écrire facilement comme nous. Je voudrois bien que le petit continuât à jouer au mail ; qu’on le fasse plutôt jouer à gauche alternativement, que de le désaccoutumer de jouer à droit, et d’être adroit. Saint-Aubin a trouvé un mail ici ; il y joue très-bien ; il vous baise très-humblement les deux mains[23]. Je lui dis des choses admirables de sa petite camuson[24], et je lui demande les chemins qui l’ont conduit de la haine et du mépris que nous avons vu, à estime et à la tendresse que nous voyons : il ne sait que répondre[25] ; il mange des pois chauds[26], comme dit M. de la Rochefoucauld quand quelqu’un ne sait que répondre.


Monsieur de Grignan, je vous observe ; je vous vois venir : je vous assure que si vous ne me dites pas un mot vous-même de la santé de Madame votre femme, après les horribles fatigues qu’elle a eues[27], je serai bien mal contente de vous. Cela reviendroit-il[28] à ce que vous me disiez en partant : « Fiez-vous à moi, je vous réponds de tout ? » Je crains bien que vous n’observiez cette santé que superficiellement. Si je reçois un mot de vous, comme je l’espère, je vous ferai une grande réparation.


  1. Lettre 739. — 1. « Vous y êtes assez sujette. » (Édition de 1754.)
  2. 2. Célèbre directeur de l’Oratoire. » (Note de Perrin, à la lettre du 17 novembre 1688.) — Il était le directeur de Saint-Aubin.
  3. 3. L’oncle de Mme  de Sévigné.
  4. 4. « Je voudrois. » (Édition de 1754.)
  5. 5. Perrin, dans sa seconde édition, a fait ici sur Pauline (Mme  de Simiane) une longue note, qui dans notre recueil sera mieux placée ailleurs, et amenée naturellement par les lettres mêmes de Mme  de Simiane.
  6. 6. « Ah que vous avez bien fait de l’en retirer ! » (Édition de 1754.)
  7. 7. Une bonne maman, une grand’mère. — Cette petite phrase et la suivante ne se trouvent que dans le texte de 1734.
  8. 8. « Mais, mon Dieu, quelles fatigues avant que d’y parvenir ! Il faudroit me dire au moins comme cette poitrine, etc. » (Édition de 1754.)
  9. 9. « Je crois entendre cette bise qui vous ôte la respiration. » (Ibidem.)
  10. 10. « Je croyois que rien ne pouvoit être plus mauvais ; mais je trouve si dure la peine où je suis, que je regarderois comme une tranquillité l’état où je me trouvois alors : si je pouvois du moins me consoler dans l’espérance que vous aurez pitié de vous et de moi, et que vous donnerez du temps, etc. » (Ibidem.)
  11. 11. Cette dernière phrase n’est pas dans l’édition de 1754.
  12. 12. Mmes  de Coulanges et de Bagnols. — Le texte de 1754 donne : « Vous me faites rire des manières des deux sœurs : l’aînée ne néglige pas, etc. »
  13. 13. « Son petit-fils a pensé mourir depuis ; il n’a plus reparlé de Chantilly, et voilà ce qu’on appelle, etc. » (Édition de 1754.)
  14. 14. Denis Sanguin, évêque de Senlis, oncle de Louis Sanguin, marquis de Livry, aimoit beaucoup la chasse, et chassoit très-souvent dans la forêt de Livry. (Note de Perrin.) Voyez tome IV, p. 407, note 6. Dans l’édition de 1754, Perrin a mis les verbes au présent : nous entendons, nous regardons, et ensuite : « Qu’est-ce que c’est ? dit Saint-Aubin. — C’est, lui dis-je, un des aumôniers de Monsieur de Senlis. »
  15. 15. « Pour vous redire cette bagatelle. » (Édition de 1754.) — La phrase qui commence l’alinéa suivant ne se lit pas dans le texte de 1734.
  16. 16. Pellisson était depuis 1676 préposé pour l’administration des économats, et économe de Cluny, de Saint-Germain des Prés, et de Saint-Denis. Mme de Sévigné sollicitait sans doute un bénéfice pour le frère de Mlle de Montgobert.
  17. 17. C’est ainsi que le nom est écrit dans les deux éditions de Perrin, les seules qui donnent cette lettre.
  18. 18. « Je ne puis lire qu’avec les larmes aux yeux, etc. » (Édition de 1754.)
  19. 19. C’est le chapitre viii du livre II des Essais de Montaigne. — Le trait du maréchal de Montluc peint au vrai la sévérité des mœurs antiques ; mais ce n’est pas seulement cet endroit qui aura frappé Mme  de Sévigné. Elle a dû se reconnaître dans le portrait que Montaigne (au même chapitre) trace de Mme  d’Estissac, et elle est bien aise que sa fille l’y reconnaisse aussi. Ce passage ne sera pas ici hors de sa place : « Or, Madame, ayant à m’y pourtraire au vif, j’en eusse oublié un traict d’importance, si je n’y eusse représenté l’honneur que j’ay tousiours rendu à vos merites; et l’ay voulu dire signamment à la teste de ce chapitre, d’autant que, parmi vos aultres bonnes qualitez, celle de l’amitié que vous avez montree à vos enfants, tient l’un des premiers rengs. Qui sçaura l’aage auquel M. d’Estissac, vostre mari, vous laissa veufve, les grands et honorables partis qui vous ont esté offerts autant qu’à dame de France de vostre condition, la constance et fermeté de quoy vous avez soustenu, tant d’annees, et au travers de tant d’espineuses difficultez, la charge et conduicte de leurs affaires, qui vous ont agitee par tous les coings de France, et vous tiennent encore assiegee, l’heureux acheminement que vous y avez donné par vostre seule prudence ou bonne fortune: il dira ayseement avecques moi, que nous n’avons poinct d’exemple d’affection maternelle en nostre temps plus exprez que le vostre. » {Note de l’édition de 1818.) Dans cette phrase, la deuxième édition de Perrin (1754) supprime les mots « et me dites comme vous vous en trouverez. »
  20. 20. « C’est plus d’attention pour votre santé. » (Édition de 1754.)
  21. 21. Cette dernière phrase est seulement dans l’édition de 1734.
  22. 22. Les mots « si vous vous serez bien reposée, et… » ne sont que dans le texte de 1754.
  23. 23. Ce dernier membre de phrase n’est pas dans l’édition de 1754.
  24. 24. Sans doute Mme  de Saint-Aubin. — Il paraît que Saint-Aubin, oncle de Mme  de Sévigné, avait fait un mariage mal assorti. Voyez la lettre du 19 novembre 1688. (Note de l’édition de 1818.)
  25. 25. « Il est un peu embarrassé. » (Édition de 1754)
  26. 26. Mme de Sévigné s’est encore servie de cette expression dans la lettre du 25 octobre suivant, et à la fin de la lettre du 14 août 1680.
  27. 27. « Les horribles fatigues de son voyage. » (Édition de 1754.)
  28. 28. « Cela répondroit-il en effet. » (Ibidem.)