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Lettre 743, 1680 (Sévigné)

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1679

743. DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 18e octobre.

Ma très-chère et très-aimable, je suis venue ici pour plusieurs petites choses ; le bon abbé y est aussi, et se porte très-bien. Une de mes affaires étoit de voir le chevalier de Grignan ; sa vue me toucha sensiblement : je sais l’intérêt qu’il prend à votre santé ; nous en parlâmes fort ; il est digne de comprendre ce que je sens pour vous. Je[1] croyois dire adieu aussi à M. de la Garde ; mais il ne s’en va pas sitôt : il a toujours de ces sortes d’affaires qui me font admirer sa bonté. Nous voilà donc arrêtés à 1679 l’hôtel de Carnavalet ; nous ne pouvions mieux faire. Le bon abbé est entré d’abord dans vos desseins pour l’ajustement de votre appartement. Il est survenu fort à propos un fort honnête ami de carpillon fretin, M. d’Agaurry[2], à qui nous avons affaire en son absence : il est tellement entré avec nous dans cette petite commodité, qu’il en veut être l’architecte ; il s’y entend fort bien[3] : il demande seulement le temps d’écrire à M. d’Agaurry, en Dauphiné, pour avoir la permission d’attaquer la vieille antiquaille de cheminée, dont il ne doute point ; et cela étant, il n’y aura rien de mieux ni de plus tôt fait. Tout le malheur, c’est qu’il vous en coûtera bien moins que ce que vous pensez : ils disent que cent écus feront votre affaire ; soyez persuadée que nous aurons grand plaisir à vous faire celui-là. En vérité, c’est une chose étrange[4] que l’hôtel de Carnavalet sans vous. Il faut se soutenir, ma fille, par l’espérance de vous y revoir, non plus comme un oiseau ni comme un courrier, mais comme une personne qui n’a plus que faire là-bas, et qui 1679 vient respirer un air qui convient à ses affaires et à sa santé.

J’ai[5] grand regret que Pauline soit chassée du logis ; je vous en crois dehors vous-même, car vous n’aurez guère laissé languir votre convocation, afin de ne donner pas le temps au gouverneur de se raviser ; il n’y a pas d’apparence qu’il y songe cette année. On est persuadé que Sa Majesté va faire commencer les propositions du mariage de Bavière[6] par M. le président Colbert[7], qu’on croit qui va partir : tout cela est encore en l’air.

Vous savez la querelle[8] de M. de Ventadour et du duc d’Aumont. Ce dernier revenoit de Bourbon avec sa femme, la duchesse de Ventadour et le chevalier de Tilladet. M. de Ventadour étoit à une de ses terres dans ce même pays, appelée la Motte[9]. Il avoit prié sa femme d’y venir ; il en envoie prier toute la compagnie ; on le refusa[10] ; il vint lui-même, et ne fut pas bien reçu, parce que, de la dînée à la couchée, les suivant partout, ses discours étoient un peu entremêlés de menaces et d’injures : il 1679 étoit à cheval par la campagne, le pistolet à la main, comme don Quichotte, menaçant et défiant ces Messieurs. Le chevalier de Tilladet le traita de fou et qu’il falloit le mener aux Petites-Maisons. Enfin dans les transes mortelles, les dames arrivèrent à Paris, où le Roi averti envoya aussitôt garder Mme de Ventadour. La voilà sous sa protection[11] Que fait le monstre ? Il s’en va trouver le Roi, accompagné de ses proches, c’est-à-dire MM. les princes de Condé, de Conti, MM. de Luxembourg, Duras, Schomberg, Bellefonds ; et avec une hardiesse incroyable, parla à Sa Majesté, disant que le chevalier de Tilladet lui avoit manqué de respect. Remarquez ce mot : il remet la duché où elle étoit autrefois. « Eh ! Sire, pourquoi me refuse-t-on ma femme ? Que m’est-il arrivé d’extraordinaire ? Suis-je plus bossu et plus mal fait que je n’étois quand on m’a bien voulu ? Si je suis laid, Sire, est-ce ma faute ? Si je m’étois fait moi-même, j’aurois pris la figure de Votre Majesté ; mais. tout le monde n’est pas partagé comme il le voudroit être. » Et enfin, avec cette flatterie naturelle et juste, qu’on n’attendoit point, et beaucoup de raison dans ses discours, il a si bien fait que le Roi a été fort content de lui, et toute la cour. Cependant on les va séparer ; l’embarras c’est qu’il veut absolument que sa femme soit dans un couvent, et cela est triste. M. de la Rochefoucauld est chargé de toute cette affaire, et des accommodements entre ces Messieurs. Il est bien plus empêché de tout cet embarras que s’il avoit à faire un poëme épique[12]. Je ne sais comme j’écris aujourd’hui ; je suis dans une prolixité qui m’ennuie moi-même. Le chevalier vous aura mandé 1679 celui de M. le comte d’Auvergne et de Talart[13] ; il est si fort à souhait pour ce premier qu’il ne s’y peut rien souhaiter, ni rien ajouter.

Mon fils est aux Rochers solitairement : il a si bien fait aux états, que je crois qu’il aura dans deux ans cette grande députation[14]. Il vous aime très-chèrement, il en jure sa foi ; je conserverai entre vous l’amitié fraternelle[15], ou j’y périrai. Je[16] vous ai mandé comme j’ai vu Mme de Vins, et comme j’ai bien fait ma charge de résidente ; elle est demeurée seule à Pompone. J’ai fait vos compliments à toutes les dames que vous me nommez : votre souvenir fait une joie et une tristesse. Mme de la Fayette se veut distinguer à cause de cette nouvelle amitié ; il ne tiendra vraiment pas à elle que vous ne soyez contente.

J’embrasse M. de Grignan, Mesdemoiselles ses filles, son petit sobre de fils ; cela est plaisant d’aspirer à cette qualité : nos Bretons n’ont point cette fantaisie. Pour vous, ma très-chère, je suis à vous dans cette perfection[17] que M. de Grignan admire. J’aime que vous me parliez de vous sans cesse, et je regrette tout ce qui n’est que pour causer agréablement : la crainte que tant d’écriture ne vous fasse mal trouble tout le plaisir que j’avois de vos lettres infinies.

  1. Lettre 743 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Cette phrase se lit pour la première fois dans l’édition de 1754.
  2. 2. Propriétaire de l’hôtel Carnavalet. — Pour comprendre l’allusion à la fable du Pêcheur et du petit poisson (livre V, fable iii de la Fontaine), il faut se rappeler combien Mme de Sévigné, pendant les négociations relatives à l’hôtel Carnavalet, craignait qu’on ne lâchât l’occasion : elle se disait, voyant les hésitations de d’Hacqueville :

    Je tiens pour moi que c’est folie ;
    Car de le rattraper il n’est pas trop certain.

    — On lit dans l’édition de 1754 : « Il est survenu tout à propos un fort honnête homme, à qui nous avons affaire en l’absence de M. d’Agaurry. » Dans notre texte, qui est celui de 1734, il pourrait bien se faire que M. d’Agaurry eût été ajouté pour expliquer le sobriquet de carpillon fretin par lequel Mme de Sévigné le désigne.

  3. 3. « Il y est fort entendu. » (Édition de 1734)
  4. 4. « Tout le malheur, c’est qu’il vous en coûtera moins que ce que vous pensez. Il faut avouer cependant que c’est une chose étrange, etc. » {Ibidem.)
  5. 5. Cet alinéa et le suivant manquent dans l’édition de 1734, qui ne donne que la phrase : « On est persuadé que Sa Majesté, etc., » et la place vers la fin de la lettre, immédiatement avant notre dernier paragraphe.
  6. 6. Le mariage du Dauphin avec la fille de l’électeur de Bavière eut lieu en effet, nous l’avons déjà dit, le 7 mars de l’année suivante.
  7. 7. Voyez tome II, p. 396, note 12. — Charles Colbert, marquis de Croissy, dit Saint-Simon (tome I, p. 346), « avoit été longtemps président à mortier, dont il avoit peu exercé la charge. » La Gazette du 25 novembre 1679 le désigne par ce titre, qu’il n’avait, d’après l’État de la France, que depuis le 26 avril de la même année.
  8. 8. « Je vous ai parlé de la querelle du duc de V** et du duc d’A**. » (Édition de 1754.)
  9. 9. Le château de la Mothe est à une lieue à l’est de Bourbon, sur une colline qui domine le Chamaron.
  10. 10. « Il en envoya prier toute la compagnie ; il fut refusé. » (Édition de 1754.)
  11. 11. « Sous la protection de Sa Majesté. » (Édition de 1754.)
  12. 12. L’édition de 1754 porte : « Je vous ai dit combien il est empéehé de tout cela, » et ne donne pas la fin de l’alinéa, qui n’est que dans notre manuscrit.
  13. 13. Voyez tome V, p. 498 et 499.
  14. 14. Voyez la Notice, p. 282 et suivantes.
  15. 15. « L’amour fraternel. » (Édition de 1754.)
  16. 16. Cette phrase ne se trouve que dans le texte de 1734.
  17. 17. « Avec cette perfection. » (Édition de 1754.) La phrase qui termine la lettre n’est pas dans le texte de 1734.