Lettre 744, 1680 (Sévigné)

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1679

744 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 20e octobre.

Quoi ! vous pensez m’écrire de grandes lettres, sans me dire un mot de votre santé ; je pense, ma chère enfant, que vous vous moquez de moi ; pour vous punir, je vous avertis[1] que j’ai fait de ce silence tout le pis que j’ai pu ; j’ai compris que vous aviez bien plus de mal aux jambes qu’à l’ordinaire, puisque vous ne m’en disiez rien, et qu’assurément si vous vous fussiez un peu mieux portée, vous eussiez été pressée de me le dire : voilà comme j’ai raisonné. Mon Dieu ! que j’étois heureuse quand j’étois en repos sur votre santé ! et qu’avois-je à me plaindre auprès des craintes que j’ai présentement ? Ce n’est pas qu’à moi, qui suis frappée des objets et qui aime passionnément votre personne, la séparation ne soit un grand mal ; mais la circonstance de votre délicate santé est si sensible, qu’elle en efface l’autre. Mandez-moi donc désormais l’état où vous êtes, mais avec sincérité[2]. Je vous ai mandé tout ce que je savois pour vos jambes ; si vous ne les tenez chaudement, vous ne serez jamais soulagée : quand je pense à ces jambes nues deux ou trois heures le matin pendant que vous écrivez ; mon Dieu ! ma chère enfant, que cela est mauvais ! Je verrai bien si vous avez soin de moi. Je me purgerai lundi pour l’amour de vous ; il est vrai que le mois passé je ne pris qu’une pilule ; j’admire que vous l’ayez senti ; je vous avertis que je n’ai aucun besoin de me purger ; c’est à cause de cette 1679 eau, et pour vous ôter de peine. Je hais bien toutes ces fièvres qui sont autour de vous ; peut-être que votre saignée aura sauvé votre pauvre officier.

Le chevalier vous mande toutes les nouvelles ; il en sait plus que moi, quoiqu’il soit un peu incommodé de son bras, et par conséquent assez souvent dans sa chambre. Je le fus voir hier, et le bel abbé ; il me faut toujours quelque Grignan ; sans cela il me semble que je suis perdue. Vous savez comme M. de la Salle[3] a acheté la charge de Tilladet ; c’est bien cher pour être subalterne de M. de Marsillac : il me semble que j’aime mieux[4] les subalternes des charges de guerre. On parle fort du mariage de Bavière[5]. Si l’on faisoit des chevaliers[6], ce seroit une belle affaire ; je vois bien des gens qui ne le croient pas.

J’ai reçu une lettre[7] de bien loin, que je vous garde ; elle est pleine de tout ce qu’il y a au monde de plus reconnoissant, et d’un tour admirable. Pour le pauvre Corbinelli[8], hélas ! il ne lui faut rien, il ne demande rien ; 1679 il ne se plaint de rien, c’étoit moi qui étois[9] émue ; s’il l’a été, il s’est bien caché, et s’est consolé dans l’innocence de sa conscience ; pour moi, qui ne suis pas si sage, c’étoit justement cela qui m’impatientoit : ai-je pu jamais savoir ce que c’étoit que cette sorte d’injustice, quoique je vous l’aie demandé ? Enfin, n’en parlons plus présentement : voilà qui est fait et trop fait, et trop passé ; peut-être qu’un jour nous reprendrons ce chapitre à fond : c’est une des choses que je souhaite le plus. Dans ces derniers temps, hélas vous faisiez fort bien pour Corbinelli ; il ne lui en faut pas davantage ; il est content, et moi aussi ; il n’y a rien à raccommoder : tout est bien ; croyez-moi, je ne sais point de cœur meilleur que le sien, je le connois ; et pour son esprit, il vous plaisoit autrefois ; il regarde avec respect la tendresse que j’ai pour vous ; c’est un original qui lui fait connoître jusqu’où le cœur humain peut s’étendre ; il est bien loin de me conseiller de m’opposer à cette pente ; il connoît la force des conseils sur de pareils sujets. Le changement de mon amitié pour vous n’est pas un ouvrage de la philosophie, ni des raisonnements humains ; je ne cherche point à me défaire de cette chère amitié ; ma fille, si dans l’avenir vous me traitez comme on traite une amie, votre commerce sera charmant ; j’en serai comblée de joie, et je marcherai dans des routes nouvelles. Si votre tempérament, peu communicatif, comme vous le dites, vous empêche encore de me donner ce plaisir, je ne vous en aimerai pas moins : n’êtes-vous pas contente de ce que j’ai pour vous ? en desirez-vous davantage ? Voilà votre pis aller : vous ne serez point moins aimée.[10]


1679 Nous parlions de vous l’autre jour, Mme  de la Fayette et moi, et nous trouvâmes qu’il n’y avoit au monde que Mme  de Rohan et Mme  de Soubise qui fussent ensemble aussi bien que nous y sommes ; et où trouverez-vous une fille qui vive avec sa mère aussi agréablement que vous faites avec moi ? Nous les parcourûmes toutes ; en vérité nous vous fimes bien de la justice, et vous auriez été contente d’entendre tout ce que nous disions. Il me paroît qu’elle a bien envie de servir M. de Grignan ; elle voit bien clair à l’intérêt que j’y prends ; elle sera alerte sur les chevaliers[11] et surtout le mariage se fera dans un mois, malgré l’écrevisse, qui prend l’air tant qu’elle peut ; mais elle sera encore fort rouge en ce temps-là. Mme  de la Fayette prend des bouillons de vipères, qui lui redonnent une âme et lui donnent des forces[12] à vue d’œil ; elle croit que cela vous seroit admirable. On prend cette vipère[13], on lui coupe la tête, la queue, on l’ouvre, on l’écorche et toujours elle remue ; une heure, deux heures, on la voit toujours remuer. Nous comparâmes cette quantité d’esprits si difficiles à apaiser, à de vieilles passions, et surtout celles de ce quartier[14] : que ne leur fait-on point ? On dit des injures, des mépris, des 1679 rudesses, des cruautés, des querelles, des plaintes, des rages : et toujours elles remuent, on n’en sauroit voir la fin ; on croit que quand on leur arrache le cœur c’en est fait, qu’on n’en entendra plus parler : point du tout, elles sont encore en vie, elles remuent encore. Je ne sais pas si cette sottise vous paroîtra comme à nous ; mais nous étions en train de. la trouver plaisante ; on en peut faire souvent l’application.

Je suis fort aise[15] de vous voir disposée comme vous êtes pour Monsieur de Marseille ; eh, mon Dieu ! que cela est bien, et qu’il y a de noirceur et d’apparence d’aigreur à conserver longtemps ces sortes de haines ! elles doivent passer avec les affaires qui les causoient, et point charger son cœur d’une colère nuisible en ce monde-ci et en l’autre. Vous en serez encore plus aimée de Mme  de Vins et de M. de Pompone : cela les tirera d’un grand embarras. Tout ce qui fâche M. de Grignan, c’est que votre médecin ait eu plus de pouvoir que votre confesseur, car je compte qu’il est toujours homme de bien.

Voici des affaires qui vous viennent : je crois que vous allez à Lambesc[16] ; ma chère enfant, il faut tâcher de se bien porter, de rajuster un peu les deux bouts de l’année qui sont dérangés, et les jours passeront : j’ai vu que j’en étois avare ; je les jette à la tête présentement. Je m’en retourne à Livry jusqu’après la Toussaint ; j’ai encore besoin de cette solitude ; je n’y veux mener personne ; je lirai, je tâcherai de songer à ma conscience ; l’hiver sera encore assez long.

Votre pigeon est aux Rochers comme un ermite, se promenant dans ses bois ; il a fort bien fait dans ces états. 1679 Il avoit envie d’être amoureux d’une Mlle  de la Coste"[17] ; il faisoit tout ce qu’il pouvoit pour la trouver un bon parti, mais il n’a pu. Cette affaire a une côte rompue[18] ; cela est joli. Il s’en va à Bodégat, de là au Buron[19], et reviendra à Noël avec M. d’Harouys et M. de Coulanges. Ce dernier a fait des chansons extrêmement jolies[20] ; Mesdemoiselles, je vous les enverrai[21]. Il y avoit une Mlle  Descartes[22] propre nièce de votre père[23], qui a de l’esprit comme lui ; elle fait très-bien des vers. Mon fils vous parle, vous apostrophe, vous adore, ne peut plus vivre sans son pigeon; il n’y a personne qui n’y fùt trompé. Pour moi, je crois son amitié fort bonne, pourvu qu’on la connoisse pour être tout ce qu’il en sait : peut-on lui en demander davantage ?

Adieu, ma très-chère et très-aimable je ne veux pas entreprendre de vous dire combien je vous aime ; je crois qu’à la fin ce seroit un ennui. Je fais mille amitiés à M. de Grignan, malgré son silence. J’étois ce matin avec M. de la Garde et le chevalier : toujours pied ou aile de cette famille[24].

Mesdemoiselles, comment vous portez-vous, et cette fièvre qu’est-elle devenue ? Mon cher petit marquis, il me semble que votre amitié est considérablement diminuée : que répond-il ? Pauline, ma chère Pauline, où êtes-vous, ma chère petite ?


  1. Lettre 744 (revue en partie sur une ancienne copie). 1. « … sans me dire un mot de votre santé ; je vous avertis, etc. » (Édition de 1754.)
  2. 2. Tout ce qui suit, jusqu’à la fin de l’alinéa, n’est que dans l’édition de 1734
  3. 3. Louis de Caillebot marquis de la Salle, sous-lieutenant des chevau-légers, acheta la charge de maître de la garde-robe, qu’avait le marquis de Tilladet, lorsque ce dernier fut nommé capitaine-lieutenant des Cent-Suisses de la garde du Roi, à la place du marquis de Vardes. (Note de l’édition de 1818.) Voyez tome V, p. 460. — La nomination du marquis de la Salle est dans la Gazette du 21 octobre.
  4. 4. « C’est bien cher de donner cinq cent mille francs pour être subalterne de M. de Marsillac ; j’aimerois mieux, ce me semble etc. » (Édition de 1754.)
  5. 5. Du mariage du Dauphin, qui eut lieu, comme nous venons de le dire, le 7 mars 1680.
  6. 6. Des chevaliers de l’ordre : voyez tome V, p. 548, note 5, et les lettres des 2 et 8 novembre suivants, p. 74 et 78.
  7. 7. Tout ce qui suit, jusqu’à : « Il me paroit qu’elle a bien envie, » p. 58, manque dans l’édition de 1754.
  8. 8. Voyez la lettre du 4 octobre précédent, p. 33. — Tout ce qui suit le nom de Corbinelli, jusqu’à : « je ne sais point de cœur, » ne se lit que dans notre manuscrit.
  9. 9. Il y a étoit, à la troisième personne, dans le manuscrit.
  10. 10. Ce dernier membre de phrase ne se trouve non plus que dans notre manuscrit.
  11. 11. Elle aurait sollicité pour M. de Grignan, s’il y avait eu une promotion de l’ordre du Saint-Esprit. Il ne reçut la croix de cet ordre qu’en 1688. (Note de l’édition de 1818.) — Dans l’impression de 1754 « et je suis sûre qu’elle sera alerte sur les chevaliers. » Ce qui suit, jusqu’à la fin de la phrase, manque dans cette édition.
  12. 12. « Qui lui redonnent une âme et des forces, etc. » (Édition de 1754.)
  13. 13. Ces premiers mots manquent dans l’édition de 1754, où la suite est ainsi modifiée : « On coupe la tête et la queue à cette vipère. »
  14. 14. Mme  de la Fayette habitait vis-à-vis le petit Luxembourg. Ce trait ne s’appliquerait-il pas à Mademoiselle de Montpensier, qui était de plus en plus occupée du duc de Lauzun, prisonnier à Pignerol ? — Dans l’édition de 1754 « à celles de ce quartier. »
  15. 15. Cet alinéa ne se lit que dans notre manuscrit.
  16. 16. Voyez plus haut, p. 48, note 8.
  17. 17. Voyez la Notice, p. 212, et les lettres du 25 octobre suivant et du 17 novembre 1688.
  18. 18. Voyez la lettre du 1er avril 1671, tome II, p. 137. — Cette phrase manque dans l’édition de 1754.
  19. 19. Sur le Bodégat, voyez tome IV, p. 306, note 12 ; et sur le Buron, la Notice, p. 213, 214 et la note.
  20. 20. Nous avons déjà parlé de quelques chansons faites par Coulanges pendant son séjour à Vitré, d’une entre autres relative à la nièce de D « escartes, qui est nommée dans la phrase suivante. En réponse aux trois couplets de Coulanges, elle en fit cinq, insérés dans le Recueil de chansons choisies de ce dernier, tome I, p. 202-205.
  21. 21. Ce dernier membre de phrase n’est pas dans l’édition de 1754.
  22. 22. Catherine Descartes, nièce du grand Descartes, était fille de Descartes, seigneur de la Bretallière, conseiller au parlement de Bretagne, et de dame Marguerite Chohan de Cockander ; elle mourut de la pierre vers 1706. On disait à propos d’elle que l’esprit de son oncle était tombé en quenouille. On trouve plusieurs de ses poésies dans le Recueil de vers choisis du P. Bouhours. Voyez les lettres du 14 août 1680 et du 15 mai 1689. — Dans le texte de 1754:« Il y avoit à Rennes une Mlle  Descartes, etc. »
  23. 23. Mme  de Grignan étoit si zélée cartésienne, qu’elle appeloit Descartes son père. (Note de Perrin.)
  24. 24. La lettre se termine ici dans l’édition de 1754.