Lettre 747, 1680 (Sévigné)

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1679

747 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, mercredi 25e octobre[1].

Je suis ici, ma chère fille, toute fine seule : je n’ai pas voulu me charger d’un autre ennui que le mien : nulle compagnie ne me tente à commencer[2] sitôt mon hiver. Si je voulois, je me donnerois d’un air de solitude ; mais depuis que j’entendis l’autre jour Mme de Brissac dire qu’elle étoit livrée à ses réflexions, qu’elle étoit un peu trop avec elle-même, je veux me vanter d’être toute l’après-midi[3] dans cette prairie, causant avec nos vaches et nos moutons. J’ai de bons livres, et surtout Montagne ; que faut-il autre chose quand on ne vous a point ? J’y ai reçu[4] votre dernière lettre ; vous me croyez à Paris auprès du feu, et vous recevrez auprès du vôtre mes lamentations sur les fatigues de votre voyage : l’horrible chose que d’être si loin ! Mais on ne peut être plus étonnée que je l’ai été de vous voir avec M. et Mme de Mesmes[5] ; j’ai cru que vous vous trompiez, et que c’étoit à Livry que vous alliez les recevoir. Les voilà qui m’écrivent donc d’une manière qui me fait comprendre qu’ils sont parfaitement contents de la bonne réception que vous leur avez faite : 1679 ils ont beaucoup d’envie de me voir ; c’est la meilleureraison que j’aie pour m’en retourner incessamment.

Vous avez raison de supprimer la modestie de Pauline ; elle seroit usée à quinze ans : une modestie prématurée et déplacée pourroit faire de méchants effets. Vous vous moquez de remercier Corbinelli du bien qu’il dit de votre esprit ; il le trouve seul au-dessus des autres ; et quand il en parle, c’est pour dire ce qu’il pense, et non pour vous plaire, ni vous donner bonne opinion de vous. Il vouloit l’autre jour vous mettre un mot dans ma lettre sur les politesses que vous disiez pour lui ; cela ne se rencontra pas ; ce sera pour mon retour. M. et Mme  de Rohan ne trouvent pas l’invention, sur deux mille cinq cents pistoles qu’ils ont reçues des états, de lui faire un présent sous le nom du petit prince de Léon[6] Il y a de plaisantes étoiles ; celle de Corbinelli est de mépriser ce que les autres adorent. Il est vrai que j’eus beaucoup de plaisir à les entendre, l’abbé du Pile[7] et lui ; ils étoient d’accord en bien des choses ; il y en avoit de dures, sur quoi ils mâchonnoient ; M. de la Rochefoucauld appelle cela manger des pois chauds[8] ; ils en mangèrent donc, car dans cette forêt on conclut juste. Le gros abbé[9] a commencé sa charge de gazetier ; ne vous incommodez point pour les réponses ; il a un style de gazette qu’il possède mieux que moi.


1679 Pour votre frère, c’est un homme admirable ; il n’a jamais pu se passer de gâter les merveilles qu’il avoit faites aux états par un goût fichu, et un amour sans amour, entièrement ridicule. L’objet s’appelle Mlle  de la Coste ; elle a plus de trente ans, elle n’a aucun bien, nulle beauté ; son père dit lui-même qu’il en est bien fâché, et que ce n’est point un parti pour M. de Sévigné : il me l’a mandé lui-même ; je l’en loue, et le remercie de sa sagesse. Savez-vous ce qu’a fait ensuite votre frère ? Il ne quitte pas la demoiselle ; il la suit à Rennes, en basse Bretagne où elle va, sous prétexte d’aller voir Tonquedec : il lui fait tourner la tête ; il la dégoûte d’un parti proportionné, auquel elle est comme accordée : toute la province en parle ; M. de Coulanges et toutes mes amies de Bretagne m’en écrivent, et croient tous qu’il se mariera. Pour moi, je suis persuadée que non ; mais je lui demande pourquoi décrier sans besoin sa pauvre tête, qui avoit si bien fait dans les commencements ? Pourquoi troubler cette fille, qu’il n’épousera jamais[10] ? Pourquoi lui faire refuser ce parti, qu’elle ne regarde plus qu’avec mépris ? Pourquoi cette perfidie ? Et si ce n’en est point une, elle a bien un autre nom, puisque assurément je ne signerois point à son contrat de mariage. S’il a de l’amour, c’est une folie qui fait faire encore de plus grandes extravagances ; mais comme je l’en crois incapable, je ferois scrupule, si j’étois en sa place, de troubler, de gaieté de cœur, l’esprit et la fortune d’une personne qu’il est si aisé d’éviter. Il est aux Rochers, me parlant de ce voyage chez Tonquedec, mais pas un mot de la demoiselle, ni de ce bel attachement en général 1679 seulement ce sont des tendresses infimes et des respects excessifs. Voilà de ces choses que j’abandonne à la Providence ; car qu’y puis-je faire ? Je suis pourtant persuadée que tout cela ne sera rien : j’écris des lettres admirables, qui n’auront que l’effet qu’il plaira à Dieu.

Ne vous ai-je point parlé de cette Mlle  de ***[11] ? Non, c’est à mon fils. Elle est donc mariée à M. de ** à qui, contre notre pensée, on a effectivement donné cent mille écus, cent mille écus bien comptés. Ils ont été éblouis de cette somme : ils sont avares ; mais en même temps on leur a donné la plus folle, la plus dissipatrice, la plus ceci, la plus cela, qu’il est possible d’imaginer. Après avoir été habillée comme une reine à son mariage par son père, elle a jeté encore douze mille francs à un voyage qu’elle fit à Fontainebleau ; elle y entra dans le carrosse de la Reine ; il n’y a pas de raillerie, elle donna cinquante pistoles aux valets de pied ; elle joua, et tout à proportion. Elle en revint enfin ; voici le diantre : père et mère, navrés de douleur sur la dépense, vinrent pleurer chez Mme  de Lavardin, qui les avoit avertis, maudissant l’heure et le jour de ce mariage[12], Le mari vint ensuite, disant avec naïveté qu’il lui pleuvait dans la bouche (remarquez bien cet endroit[13]) des lettres d’avis de tous côtés de la mauvaise conduite passée et présente de sa femme, qu’il étoit au désespoir. Mme  de Lavardin rioit sous gorge, et conte tout cela fort plaisamment. Enfin, sans vous dire ses réponses ni ses conseils, voici la conclusion : une belle et grande maison, qu’on avoit louée pour revenir cet hiver, est rendue, et le voyage d’Auvergne n’aura ni fin ni terme. Voilà une belle histoire dont vous vous souciez beaucoup, ma chère belle ; c’est l’oisiveté qui jette dans ces sortes de verbiages.


  1. Lettre 747. — 1. L’édition de 1734 date la lettre du 8 novembre.
  2. 2. « Pour commencer. » (Édition de 1754.)
  3. 3. « Toute l’après-dînée. » {Ibidem.)
  4. 4. « J’ai reçu ici. » (Ibidem.)
  5. 5. Voyez tome II, p. 101, note 9, et p. 440, fin de la note 9.
  6. 6. Nous avons vu que c’était Corbinelli qui avait négocié le mariage de la fille de Vardes avec le duc de Rohan : voyez plus haut, p. 24, note 20.
  7. 7. On lit du Pile dans les éditions de 1734 et de 1754. M. Grouvelle a pensé que c’était l’abbé de Piles, qui a écrit sur la peinture, et qui lui-même était peintre. Cet abbé était attaché à M. Amelot, qui se rendit célèbre par ses ambassades. Cette circonstance rendrait vraisemblable sa liaison avec Mme  de Sévigné, qui allait souvent chez Mme  Amelot. (Note de l’édition de 1818.)
  8. 8. Voyez plus haut, p. 43.
  9. — 9. L’abbé de Pontcarré.
  10. 10. Cette phrase manque dans l’édition de 1754, qui commence ainsi la phrase suivante : « Pourquoi faire refuser à la demoiselle ce parti, etc. » — Mlle  de la Coste se maria neuf ans après : voyez la lettre du 17 novembre 1688.
  11. 11. Sur la marquise d’Alègre, femme du futur maréchal, dont il est ici question, voyez la lettre du 5 août 1684, et une addition de Saint-Simon au Journal de Dangeau, tome X, p. 239.
  12. 12. « Père et mère, navrés de douleur sur la dépense, et maudissant l’heure et le jour de ce mariage, vinrent pleurer chez Mme  de Lavardin, qui les avoit avertis. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « Remarquez bien ce mot. » (Ibidem.)