Lettre 758, 1679 (Sévigné)

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1679

758. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 6e décembre.

Votre courrier, ma fille, arriva samedi à trois heures ; on est toujours émue quand on reçoit des nouvelles. Tous ces paquets adressés à M. de Pompone, ministre et secrétaire d’État, me serrèrent le cœur. Il est à Pompone dans une parfaite solitude et aussi peu d’occupation[1] que nous en avons à Livry. MM. de Grignan et moi, nous trouvâmes honnête de lui envoyer les paquets qui s’adressoient à lui, afin qu’il prît sa lettre et renvoyât les autres, ce qu’il fit ; et en même temps le courrier, qui étoit Rencontre[2], traversa à Saint-Germain tout droit, et porta à Parère ce que M. de Pompone lui renvoyoit ; et cependant le vrai courrier, avec les autres lettres, étoit conduit par l’abbé de Grignan par tous les lieux[3] où il falloit qu’il allât : il vous rendra compte de la manière dont ils ont été reçus. Pour moi[4], je m’offre à solliciter l’ordonnance ; voilà tout ce que je puis faire pour le service de votre courrier, que nous renverrons tout le plus tôt qu’il sera possible. M. de Pompone et Mme de Vins m’ont écrit tendrement sur ce que je leur mandois de mes sentiments : ils me mandent[5] qu’il leur faut dans cet abord le repos de la campagne ; qu’ils s’en accommodent mieux que de Paris ; je comprends fort bien cette fantaisie : quand je suis fâchée, il me faut Livry.

En vérité, je ne m’accoutume point à la chute de ce 1679 ministre ; je le croyois plus assuré que les autres, parce qu’il n’avoit point de faveur. On dit qu’il y avoit près de deux ans qu’il étoit gâté auprès du Roi, qu’il étoit opiniâtre au conseil, qu’il alloit trop souvent à Pompone, que cela lui ôtoit l’exactitude, et qu’en dernier lieu, ce courrier de Bavière, qui étoit arrivé le jeudi au soir, et dont il ne vint rendre compte que le samedi à cinq heures du soir, a été[6] la dernière goutte qui a fait répandre le verre. Il se défend de cette faute, en disant qu’il falloit tout ce temps-là pour déchiffrer, et que si le courrier n’eût point paru, Sa Majesté n’eût point eu d’impatience ; mais il étoit à M. Colbert, et il donna ses lettres ; de sorte que les nouvelles étoient répandues, et le Roi n’avoit point ses lettres : jugez de son impatience[7] ; mais tout cela étoit marqué dans l’ordre de la Providence : il n’a point d’autre vue que celle-là, et c’est la seule qui puisse un peu calmer dans cette disgrâce.

Tout est bon à ceux qui sont heureux[8] ; tout a contribué à faire Mlle de Vauvineux princesse de Guémené[9] ; 1679 primo amor del cor mio[10]: c’est la raison que le mari donne à tout le monde. Toute cette affaire a été conduite avec tant de silence qu’on n’en a rien su que dimanche matin. Ils avoient été mariés à minuit à Saint-Paul. Le Roi a été le premier dans cette confidence; il a signé au contrat, et n’ayant plus les raisons qu’il avoit il y a deux ans, il a changé, et approuvé ce mariage. Il y avoit vingt-neuf personnes qui étoient nécessairement dans ce secret, et qui ont su se taire. On ne voyoit point ces mariés le lendemain; et le mardi, qui étoit hier, la mère et la fille sont allées à Rochefort voir la grand’mère[11], qui avoit envoyé toutes ses procurations, et qui les a reçues à merveilles. Il n’a point été question de beaux habits, ni d’étalage sur un lit[12]; rien qu’une bonne princesse de Guémené, qui est assurément la plus grande dame de France, et qui vivra fort bien avec cet homme, à qui elle croit, avec raison, être fort obligée. C’est un homme étrange, c’est un homme qui n’a point appris, comme vous, dans sa jeunesse, à vaincre l’ennemi de la Trappe; il a mangé du sel toute sa vie, et ne sauroit s’en passer; trois mois de veuvage lui ont paru trois siècles;


1679 la spéculation ne lui dissipe point les esprits, tout est à profit de ménage, et sa tendresse est appuyée sur ce solide inébranlable. Toute la famille de Luynes est enragée : « Comment ! trois mois après la mort de notre fille ! il pleuroit encore tous les jours (vous voyez bien de quoi il pleuroit) ; quoi ! sans nous dire un mot ! quelle honte ! » J’ai soutenu que M. de Guémené avoit bien fait, et les femmes aussi : l’un d’avoir suivi un goût honnête et raisonnable, et elles de n’avoir point fait battre le tambour. Puisqu’elles avoient le Roi pour confident, à quoi servoit tout le reste ? Cette affaire m’a fait plaisir ; j’ai compris la joie de Mme de Vauvineux, non-seulement de l’affaire, qui est grande au delà de toute espérance, mais encore de la manière, qui a épargné cent discours, cent dégoûts et cent mille francs de dépense, c’est-à-dire beaucoup. N’est-il pas vrai, ma fille, que tout tourne à bien pour ceux qui sont heureux ? L’Évangile le dit[13], il le faut croire.

En vérité, j’ai eu bien de la peine pour vos affaires de Provence. Il a fallu que le bel abbé ait présenté votre courrier, dont les dépêches ont été très-agréablement


1679 reçues. L’abbé a parlé très à propos de l’envie qu’avoit la Provence de donner à Monsieur le Coadjuteur une place dans l’assemblée, mais qu’on ne vouloit rien entendre qu’on ne fût assuré de l’approbation de Sa Majesté, et qu’elle ne le crût capable de la servir dans cette province. M. Colbert a écouté obligeamment, et a dit qu’il en parleroit au Roi, et qu’il ne doutoit pas, etc.[14]. Enfin, le bel abbé a donné à tout cela un tour admirable. Parère a promis de donner l’ordonnance pour le courrier, c’est-à-dire cinq cents écus, comme l’année passée[15]. L’abbé a bien plus de pouvoir en tout cela que moi ; ainsi vous voyez clairement l’accablement, d’affaires que vous me donnez, et le bel usage que je fais de toute ma bonne volonté. Me voilà précisément comme la mouche[16] : je me mets sur le nez du cocher, je pousse la roue, je bourdonne, et fais cent sottises pareilles, et puis je dis :


J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.

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Je vais chez MM. de Grignan, j’écoute ce qu’ils me disent, j’approuve, je conseille ce qui est résolu ; en un mot, ma chère enfant, si vous ne m’aimez par d’autres raisons que par l’intérêt, je suis perdue. Je crois que mon fils est perdu aussi ; votre lettre l’attendra ici ; il n’est plus dans le bois des Rochers, il est en basse Bretagne ; M. d’Harouys l’attend à Nantes, et ce n’est pas sans beaucoup d’impatience, car il a des affaires ici.

On lit mille relations de la reine d’Espagne. Elle est toute livrée à l’Espagne ; elle n’a conservé que quatre femmes de chambre[17]. Le Roi la surprit comme elle se coiffoit, il ouvrit la porte lui-même ; elle voulut se jeter à genoux, et lui baiser la main ; il la prévint, et lui baisa la sienne ; de sorte qu’ils étoient tous deux à genoux. Ils se marièrent sans cérémonie, et puis se retirèrent pour causer. Elle[18] entend l’espagnol ; elle étoit habillée à l’espagnole. Ils arrivèrent à Burgos ; ils se couchèrent à huit heures, et furent jusqu’à dix heures du matin, le lendemain, au lit[19]. La Reine écrit de là à Monsieur[20], et lui mande qu’elle est heureuse et contente, qu’elle a trouvé le Roi bien plus aimable qu’on ne lui avoit dit. Le Roi est fort amoureux ; la Reine a été très-bien conseillée, et s’est fort bien conduite dans tout cela : devinez par quels conseils ? Par ceux de Mme de Grancey, car la maréchale[21] étoit immobile, ayant joint une dose de la 1679 gravité d’Espagne avec sa philosophie stoïcienne. C’est donc Mme de Grancey qui a fait le plus raisonnable personnage ; aussi a-t-elle reçu de grandes louanges et de grands présents. Le Roi[22] lui donne une pension de six mille francs, qu’elle prendra sur Bruxelles ; elle a eu un don de dix mille écus sur un avis que los Balbasez[23] lui donna, et pour dix mille écus de pierreries. Elle mande que l’âme de Mme de Fiennes est passée en elle[24], qu’elle prend à toutes mains, et qu’elle s’y accoutumera si bien qu’elle s’ennuiera en France, si on ne la traite comme en Espagne[25]. Toutes les dames s’en retournent ; on épargne une partie du chemin à la maréchale, en la priant absolument de demeurer à Poitiers, où elle avoit été prise. Voilà un aussi furieux dégoût qu’on puisse en recevoir ; elle a grand besoin de son mépris envers le genre humain pour soutenir cette disgrâce. C’est Mme d’Effiat[26] qui est gouvernante déclarée ; elle est remise avec son 1679 mari. Écrivez donc, mon cher Comte, c’est votre amie ; il faudroit quasi vous en faire des compliments.

La petite de Monchi n’a point eu la petite vérole ; c’étoit le pourpre, dont Sanguin[27] l’a guérie. Je crains que les civilités que vous êtes obligée de faire à Aix ne vous fatiguent ; allez vous reposer dans votre cabinet : la solitude vous est quelquefois nécessaire ; Mlles de Grignan feront les honneurs. Pauline m’a écrit une lettre charmante ; son style nous plaît beaucoup ; Mme de la Fayette en oublia l’autre jour une vapeur, dont elle étoit suffoquée. Comment gouvernez-vous Roquesante, et toutes vos dames que je connois ? Vous me ravissez, en me priant absolument de vous donner cette écritoire : je ne crois pas que ces deux mots-là se soient jamais trouvés ensemble ; vraiment, ma fille, vous m’avez bien réjouie de me la demander si nettement ; je ne vous dis plus si c’étoit mon dessein ou non : quand je ne le voudrois pas, il faudroit bien en passer par là, de la manière que vous le prenez. Il vaut donc mieux faire la chose de bonne grâce.

Adieu, ma fille je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Lettre 7S8. — 1. « Et un aussi grand loisir. » (Édition de 1754.)
  2. 2. Le même sans doute dont il est parlé dans la lettre du 31 mai suivant.
  3. 3. « Dans tous les lieux. » (Édition de 1754.)
  4. 4. Au lieu de cette phrase, l’édition de 1734 a seulement « Nous renverrons le courrier tout le plus tôt que nous pourrons. »
  5. 5. « Ils me disent. » (Édition de 1754.)
  6. 6. « On dit qu’il y avoit près de deux ans qu’il étoit gâté auprès du Roi, et que le courrier de Bavière, dont il rendit compte un peu tard, a été, etc. » (Édition de 1734.)
  7. 7. Ce petit membre de phrase, ainsi que le mot mais, manque dans l’impression de 1754, qui, à la ligne suivante, au lieu du pronom il, donne M. de Pompone.
  8. 8. Voyez la fin de l’alinéa.
  9. 9. Charles de Rohan, prince de Guémené et due de Montbazon en 1699 (et non en 1689, comme il a été dit par erreur, tome II, p. 74, note 5), neveu du chevalier de Rohan (voyez tome III, p. 423, note 5), né en octobre 1655, mort le 10 octobre 1727, avait épousé en février 1678 Marie-Anne d’Albert de Luynes, fille du duc ; il était veuf depuis le mois d’août 1679 seulement, lorsqu’il épousa en secondes noces, le 2 décembre 1679, Mlle de Vauvineux, dont il avait déjà recherché la main avant son premier mariage, et dont il eut treize enfants. La Rivière écrivait à Bussy le 15 décembre 1679 : « J’apprends sans surprise le mariage du prince de Guémené avec Mlle de Vauvineux, parce qu’il l’avoit aimée avant que d’épouser Mlle de Luynes, et que, d’ailleurs, il n’a pas l’esprit d’être inconsolable. On ne sent qu’à proportion de ce qu’on eonnoît et l’on ne regrette comme il faut que quand on sait bien ce qu’on a perdu. » Le prince de Guémené paraît avoir été aussi naïf que le duc de Montbazon son bisaïeul. «M. le prince de Guémené, dit l’abbé de Choisy dans ses Mélanges historiques, étant allé à la foire le lendemain de ses secondes noces pour voir le cercle de Benoît, y vit sa première femme, qui n’étoit morte que depuis trois mois, et il s’écria en pleurant: « Hélas la pauvre femme! si elle n’étoit point morte, je ne me serois jamais remarié. »
  10. 10. « Premier amour de mon cœur. » (Pastor fido, acte III, scène vi.)
  11. 11. Anne de Rohan, princesse douairière de Guémené, la célèbre maîtresse de Retz, morte le 14 mars 1685. Elle habitait le château de Rochefort, en Beauce.
  12. 12. Voyez ci-après, p. 132, note 12.
  13. 13. Nous ne savons quel passage de l’Évangile ni même du Nouveau Testament Mme de Sévigné a ici en vue. D’une part, sa phrase rappelle par la tournure, mais non par le sens, cet endroit de saint Paul, dans l’Épître aux Romains {chapitre viii, verset 28) : « Tout tourne à bien pour ceux qui aiment Dieu ; » et d’autre part sa pensée, au fond, n’est pas sans analogie avec ce verset plusieurs fois répété dans les trois premiers évangélistes : « Il sera donné à celui qui a déjà, et il sera dans l’abondance ; » voyez saint Matthieu, chapitre xiii, verset 12, etc. Peut-être aussi s’est-elle souvenue de cette phrase de Pascal, dont le sens se laisserait aisément détourner : « Tout tourne en bien pour les élus… et tout tourne en mal pour les autres. » (Pensées, édition de M. Havet, p. 258.) — Les derniers mots du paragraphe contiennent une autre allusion, qui n’a rien de douteux, à ce vers de la fable vii du IVe livre de la Fontaine :

    Pline le dit, il le faut croire.

  14. 14. Le 7 décembre de l’année suivante, le Coadjuteur fut en effet nommé tout d’une voix, par l’assemblée des communautés de Provence, à l’une des deux places de procureur du pays joint pour le clergé ; il remplaça l’ancien évêque de Marseille, qui venait d’être transféré à Beauvais, et comme plus ancien prélat sans doute (et en l’absence de l’archevêque d’Aix, premier procureur né du pays), il eut le droit de présider l’assemblée. Voyez les lettres des 5 et 17 avril suivants.
  15. 15. Le 17 novembre, immédiatement après avoir accordé les six cent cinquante mille francs qu’on lui demandait pour le Roi, l’assemblée de Lambesc avait, suivant l’usage, voté mille livres pour l’envoi d’un courrier chargé de porter l’offre du don gratuit ; ce courrier devait être arrivé depuis longtemps et n’avait sans doute pas à faire ordonnancer par le ministère une dépense de l’assemblée. Il doit s’agir d’un courrier particulier du comte de Grignan. Sur les communications fréquentes et dispendieuses de la cour avec ses agents pendant la tenue des états provinciaux, voyez l’introduction de M Depping, au tome I. p. xii et xiii de la Correspondance administrative sous Louis XIV.
  16. 16. Voyez le Coche et la Mouche, fable ix du livre VII de la Fontaine.
  17. 17. Dans sa deuxième édition (1754), Perrin a ajouté : « françoises. »
  18. 18. « La Reine. » (Édition de 1754.)
  19. 19. « Et furent au lit le lendemain matin jusqu’à dix. » (Ibidem.)
  20. 20. Tout ce qui suit le mot Monsieur, jusqu’à la fin de la lettre, ne se trouve, ainsi que le paragraphe précédent tout entier, que dans l’édition de 1754, qui porte en note : « Toute cette fin de lettre n’a point été imprimée dans les éditions précédentes. » Dans le texte de 1734, la lettre se termine ainsi : « La Reine écrit de là à Monsieur. Adieu, ma fille : je vous embrasse de tout mon cœur. »
  21. 21. La maréchale de Clérembaut.
  22. 22. Le roi d’Espagne.
  23. 23. Paul Spinola, marquis de los Balbazes, gendre du connétable de Colonne : voyez Saint-Simon, tome X, p. 175 et 176. Il avait été chef de l’ambassade d’Espagne à Nimègue, et au mois d’avril 1679, il avait été envoyé à Paris, comme ambassadeur extraordinaire, pour demander à Louis XIV la main de Mademoiselle pour le roi d’Espagne. Le marquis et la marquise de los Balbazes accompagnèrent la jeune reine dans son voyage de France en Espagne.
  24. 24. L’avidité de Mme de Fiennes était passée en proverbe. « C’est la femme du monde la plus intéressée, et qui veut bien que l’on la croie telle, car elle demande toujours. Je lui ai ouï dire : Que les laquais sont heureux ; car la mode de leur donner des étrennes dure toujours pour eux ; je voudrois l’être pour que l’on me donnât les miennes. » (Mémoires de Mademoiselle, tome III, p. 225.)
  25. 25. On lit dans la Correspondance de Madame, édition allemande de 1789, p. 277 : « Je ne pouvais point souffrir que cette Grancey tirât des profits de toute ma maison, que personne ne pût acheter une charge chez nous sans payer un pot-de-vin à cette Grancey. »
  26. 26. La marquise d’Effiat (voyez tome III, p. 289, note 5) fut nommée gouvernante des enfants de Monsieur, sur la démission de la maréchale de Clérembaut. (Note de Perrin.) D’un autre côté, Madame dit (tome I, p. 397 et 398 de sa Correspondance) : « Comme on vit que la maréchale de Clérembaut m’était attachée, on l’éloigna et l’on mit ma fille entre les mains de la maréchale de Grancey, qui était la créature du chevalier de Lorraine, le plus acharné de mes ennemis, et dont la fille cadette était la maîtresse déclarée de ce chevalier. On peut croire quel bel exemple c’était là pour ma fille ; mais ni mes remontrances, ni mes prières n’eurent aucun effet. » La maréchale de Grancey était cousine germaine de la marquise d’Effiat, à qui elle survécut de dix ans et à qui elle succéda. Saint-Simon, dans une addition au Journal de Dangeau (tome XVI, p. 466), dit positivement que Mme d’Effiat fut « gouvernante des enfants de Monsieur, entre les maréchales de Clérembaut et de Grancey. »
  27. 27. Voyez tome V, p. 76, note 5.