Lettre 760, 1679 (Sévigné)/2

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1679

760. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME ET À MONSIEUR DE GRIGNAN.

À Paris, ce 8e décembre.

C’est une chose rude, ma très-chère, que d’être fort éloignée des personnes que l’on aime beaucoup[1]. Il est impossible, quelque résolution que l’on fasse, de n’être pas un peu alarmée des désordres de la poste. Je n’eus 1679 point de vos lettres avant-hier[2] ; pour dimanche, je ne m’en étonne pas, car j’avois eu le courrier. J’envoyai chez MM. de Grignan, ils n’en avoient point non plus ; j’y allai le lendemain, qui étoit hier ; enfin il vint une lettre du 28e novembre, de Monsieur l’Archevêque, qui nous persuada qu’au moins vous n’étiez pas[3] plus malade qu’à l’ordinaire. Je passai à la poste pour savoir des nouvelles d’Aix ; car les courriers de ces Messieurs vont mieux que les nôtres ; mais je sus, par Mme Rouillé, que son mari[4], du 29e, ne lui parloit point de vous, mais bien de la disgrâce de M. de Pompone, que M. de Grignan lui venoit d’apprendre. J’attends donc vos lettres de dimanche ; je crois que j’en aurai deux. Je n’ai jamais mis en doute que vous ne m’ayez écrit, à moins que d’être bien malade ; cette seule pensée, sans aucun fondement, fait un fort grand mal ; c’est une suite de votre délicate santé ; car quand vous vous portiez bien, je supportois sans horreur les extravagances de la poste ; car voyez, quelle folie[5] d’apporter d’Aix le paquet de Madame l’Intendante, et laisser le vôtre !

Beaulieu[6] a reçu une lettre de Lyon, d’Autrement[7], 1679 du 30e. Il y est seul et va s’embarquer. Cette pauvre Mme d’Oppède est demeurée par les chemins ; son fils malade à Cosne, et sa fille à Rouanne[8] ; tout est semé de son train. Quel embarras ! Je la plains. Elle donnoit de l’argent à dépenser à ses gens. Ainsi les dix écus que nous pensions inutiles à ce garçon lui auront été bons. Il est un peu rude sur la dépense ; il ne parloit pas de moins que d’un écu par jour par les chemins ; nous nous moquâmes de lui ; nous croyons que si vous lui donnez vingt-cinq ou trente sols, à cause de sa maladie, qui le rend délicat, c’est le bout du monde. Nous vous compterons sa garde, ses bouillons ; mais depuis notre retour de Livry, qu’il étoit pêle-mêle avec nos gens, assurément vous n’en entendrez pas parler. Vous ne payez que trop bien vos hôtes ; je travaille à ce que je dois de reste. Nous ferons repartir Saint-Laurens le plus tôt que nous pourrons.

Nous saurons demain le jour du retour[9] de l’abbé de Grignan, qui a fait encore un second voyage à Saint-Germain, de ces voyages qui me donnent tant de peine. En vérité, vous êtes trop heureux de les avoir tous pour résidents à la cour de France : ils désapprouvent bien votre affaire de Toulon[10] ; ils disent que si on vouloit se brouiller à feu et à sang avec le gouverneur, il ne faudroit pas autre chose. Nous espérons que celle des blés sera plus praticable.


1679 Je vous écrivis mercredi une très-longue lettre ; si on vous la perd, vous ne comprendrez rien à celle-ci ; par exemple, on verra la jeune princesse de Guémené aujourd’hui[11] en parade à l’hôtel de Guémené ; vous ne sauriez ce que je veux dire mais supposant que vous savez le mariage de Mlle de Vauvineux, je vous dirai qu’afin qu’il ne manque rien à son triomphe, elle y recevra ses visites quatre jours de suite[12]. J’irai demain avec Mme de Coulanges ; car je fais toujours ce qui s’appelle visites avec elle ou sa sœur[13]. Nous fûmes hier, Monsieur le Comte, chez vos amies de Leuville et d’Effiat ; elles reçoivent les compliments de la réconciliation et de la gouvernance[14]. Cette d’Effiat étoit enrhumée, on ne la voyoit point, mais c’étoit tout de même ; la jeune Leuville[15] faisoit les honneurs. Je leur fis vos compliments par avance, et les vôtres aussi, ma très-chère. On est bien étonné que Mme d’Effiat soit gouvernante de quelque chose[16]. La maréchale de Clérembaut aura son paquet à 1679 Poitiers, où elle avoit reçu[17] l’ordre de venir au Palais-Royal : voilà le monde. Ne vous ai-je pas mandé les prospérités de Mme de Grancey, et comme elle revient accablée de présents ? Elle eût embrasé l’Espagne, si, comme on disoit[18], elle y avoit passé l’hiver. Elle a mandé que l’âme prenante de Mme de Fiennes avoit passé heureusement dans son corps, et qu’elle prenoit à toutes mains.

On attend à la cour le courrier de Bavière avec impatience ; on compte les moments. Cela me fait souvenir de l’autre, qui a comblé la mesure des mauvais offices qu’on rendoit à notre pauvre ami[19] : sans cette dernière chose, il se fût encore remis dans les arçons ; mais Dieu ne vouloit pas que cela fût autrement. Je vous ai mandé comme j’avois envoyé tous les gros paquets à Pompone avec celui de Mme de Vins : on renvoya à Saint-Germain ce qu’il falloit y renvoyer.

J’ai quelque impatience de savoir comme se porte et comporte la pauvre petite d’Adhémar[20]. Je m’en vais lui écrire tout résolument : depuis que je me mets à différer, il n’y a plus de fin. Que vous dirai-je encore ? il me semble qu’il n’y a point de nouvelles : on saura les officiers de Madame la Dauphine quand ce courrier sera revenu. J’ai bien envie de savoir comme vous aurez soutenu ce tourbillon d’Aix ; il est horrible, je m’en souviens : c’étoit une de mes raisons de craindre pour votre santé ; toutes ces allées et venues sont des affaires pour vous présentement, qui n’en étoient pas 1679 autrefois[21]. Le chevalier de Buous[22] est ici ; il me dit tant que vous vous portez parfaitement bien ; que vous êtes plus belle que jamais ; que vous êtes si gaie. C’est trop, Monsieur le chevalier ; un peu moins d’exagération, plus de vraisemblance, plus de détail, plus d’attention m’auroit fait plus de bien : il y a des yeux qui voient tout, et ceux qui ne voient rien m’impatientent. J’ai dit mille fois que l’on se porte toujours à merveilles pour ceux qui ne s’en soucient guère. Saint-Laurens me parle encore de l’excès de votre santé : eh mon Dieu ! une petite lettre de Montgobert, qui regarde et qui connoît, me fait plus de plaisir que toutes ces grandes perfections. Mme de Coulanges causa l’autre jour une heure avec Fagon chez Mme de Maintenon ; ils parlèrent de vous : il dit[23] que votre grand régime devoit être dans les aliments ; que c’étoit un remède que la nourriture ; que c’étoit le seul qu’il soutînt[24] ; que cela adoucissoit le sang, réparoit les dissipations, rafraîchissoit la poitrine, redonnoit des forces ; et que quand on croit n’avoir pas digéré après huit ou neuf heures, on se trompoit[25] ; que c’étoit des vents qui prenoient la place, et que si l’on mettoit un potage ou quelque chose de chaud sur ce que l’on croit son dîner, on ne le sentiroit plus, et l’on s’en porteroit bien mieux ; que c’étoit une de vos grandes erreurs. 1679 Mme de Coulanges écouta et retint tout ce discours, et voulut vous le mander : je m’en suis chargée, et vous conjure, ma très-chère, d’y faire quelque réflexion, et d’essayer s’il dit vrai, et de mettre la conduite de votre santé devant tout ce que vous appelez des devoirs : croyez que c’est votre seule et importante affaire[26]. Si la pauvre Mme de la Fayette n’en usoit ainsi, elle seroit morte il y a longtemps ; et c’est par ces pensées que Dieu lui donne qu’elle soutient sa triste vie ; car, en vérité, elle est accablée de mille maux différents.

Je reçois dans ce moment votre paquet du 29e par un chemin détourné : voilà tout le commencement de ma lettre entièrement ridicule et inutile. Voilà donc[27] ce cher paquet, le voilà ; vous avez très-bien fait de le déguiser et de le dépayser un peu. Je ne suis point du tout surprise de votre surprise, ni de votre douleur : j’en ai senti, et en sens encore tous les jours[28]. Vous m’en parlerez longtemps avant que je vous trouve trop pleine de cette nouvelle ; elle ne sera pas sitôt oubliée de beaucoup de gens ; car pour le torrent il va comme votre Durance quand elle est endiablée ; mais elle n’entraîne pas tout avec elle. Vos réflexions sont si tendres, si justes, si sages et si bonnes, qu’elles mériteroient d’être admirées de quelqu’un qui valût mieux que moi.


1679 Vous avez raison, la dernière faute n’a point fait tout le mal, mais elle a fait résoudre ce qui ne l’étoit pas encore. Un certain homme[29] avoit donné de grands coups depuis un an, espérant tout réunir ; mais on bat les buissons, et les autres[30] prennent les oiseaux ; de sorte que l’affliction n’a pas été médiocre, et a troublé entièrement la joie intérieure de la fête[31] : m’entendez-vous bien ? car vous n’aurez votre courrier de dix ans. Il vaut autant mourir[32]. C’est donc un mat qui a été donné, lorsqu’on croyoit avoir le plus beau jeu du monde et rassembler toutes ses pièces ensemble. Il est donc vrai que c’est la dernière goutte d’eau qui a fait répandre le verre : ce qui nous fait chasser notre portier, quand il ne nous donne pas un billet que nous attendons avec impatience, a fait tomber du haut de la tour, et on s’est bien servi de l’occasion. Personne ne croit que le nom[33] y ait eu 1679 part ; peut-être aussi qu’il y a entré pour sa vade[34]. Un homme me disoit l’autre jour : « C’est un crime que sa signature ; » et je dis : « Oui, c’est un crime pour eux de signer et de ne signer pas[35]. » Je n’ai rien entendu de cet écrit insolent dont vous me parlez. Je crois qu’on ne se défie point de la discrétion de ceux qui savent les secrets : rien n’est égal à leur sagesse, à leur vertu, à leur résignation, à leur courage. Je crois que dans la solitude où ils sont encore[36] pour quelques jours, il communiquera toutes ses perfections à toute sa famille. J’y ai fait[37] tenir votre paquet à la belle-sœur, en envoyant les paquets, comme je vous l’ai mandé : je m’en vais encore y envoyer ceux que je viens de recevoir ; on me fit de là des réponses si tendres que je ne pus les soutenir sans une extrême tendresse[38].

Adieu, ma très-chère : embrassez la petite d’Adhémar ; la pauvre enfant ! ayez-en pitié ; je ne puis encore lui écrire. Je baise et j’embrasse tout ce qui vous entoure[39]. Vous êtes trop bonne de me rassurer sur la douleur[40] que me donne mon inutilité pour votre service ; quelque tour que j’essaye d’y donner, j’en suis humiliée ; vous ne laisserez de m’aimer[41], vous m’en assurez, et je le crois : je penserois comme vous, si j’étois à votre place ; cette manière de juger est fort sûre. Je suis toute à vous ; je ne puis vous rien dire de si vrai[42].


  1. Lettre 760 (revue sur une ancienne copie). — 1. Dans l’édition de 1734 : « C’est une chose rude, ma très-chère, que d’être fort loin des personnes que l’on aime beaucoup. » Dans celle de 1754 : « C’est quelque chose de rude, ma très-belle, que d’être fort loin, etc. »
  2. 2. Le texte de 1754 donne mercredi, au lieu de avant-hier (en 1679, le 6 décembre était en effet un mercredi) ; et immédiatement après : « je ne m’en étonnai pas. »
  3. 3. Dans les deux éditions de Perrin : « enfin il vint une lettre de Monsieur l’Archevêque, qui nous persuada que vous n’étiez pas, etc. ; » et deux lignes plus loin : « les commerces, » pour : « les courriers. »
  4. 4. L’intendant de Provence.
  5. 5. Dans l’édition de 1754 : « en effet, quelle folie, etc. ; » à la fin de la phrase : « et de laisser le mien. »
  6. 6. Cet alinéa et le suivant ne se lisent que dans notre manuscrit.
  7. 7. Ce nom est écrit en abrégé dans notre ancienne copie : Autremt. Il s’agit sans doute du petit Allemand dont il est parlé au tome V, p. 91 et 92.
  8. 8. Le manuscrit ne donne pas Rouanne, mais Rouage.
  9. 9. Dans le manuscrit : « le jour au retour. »
  10. 10. Nous ne savons ce que pouvait être cette affaire de Toulon. Quant aux blés, il s’agissait sans doute d’en faciliter l’arrivage en Provence : nous voyons dans le compte rendu de l’assemblée de 1678 (p. 61) que des convois de grains, commandés par les procureurs du pays en Bourgogne, Bresse et Languedoc, avaient été arrêtés en route, et que l’Intendant avait été supplié d’obtenir des passe-ports du Roi.
  11. 11. Le mot aujourd’hui manque dans le texte de 1754.
  12. 12. « Le bel et le judicieux usage que celui qui, préférant une sorte d’effronterie aux bienséances et à la pudeur, expose une femme d’une seule nuit sur un lit, comme sur un théâtre, pour y faire, pendant quelques jours, un ridicule personnage, et la livre en cet état à la curiosité des gens de l’un et de l’autre sexe, qui, connus ou inconnus, accourent de toute une ville à ce spectacle pendant qu’il dure ! Que manque-t-il à une telle coutume, pour être entièrement bizarre et incompréhensible, que d’être lue dans quelque relation de la Mingrélie ? » (La Bruyère, édition de M. Destailleur, chapitre de la Ville, tome I, p. 329.)
  13. 13. Mme du Gué Bagnols. — Dans l’édition de 1754 : « ou avec sa sœur. »
  14. 14. Voyez la lettre du 6 décembre précédent à Mme de Grignan, p. 124 et 125, et la note 26.
  15. 15. Voyez tome III, p. 289, note 5.
  16. 16. Les deux éditions de Perrin ajoutent ici : « tout est fort bien. »
  17. 17. « À Poitiers, c’est-à-dire au même lieu où elle avoit reçu, etc. » (Édition de 1754.)
  18. 18. « Comme on le disoit. » (Ibidem.)
  19. 19. Dans l’édition de 1734 : « notre bon ami. » Celle de 1754, à la fin de la ligne, remplace chose par aventure.
  20. 20. « La petite d’Adhémar. » (Édition de 1734.)
  21. 21. « Je crains pour votre santé ce tourbillon d’Aix ; il est horrible, je m’en souviens : toutes ces allées et venues, qui n’étoient rien pour vous autrefois, sont présentement des affaires très-pénibles. » (Édition de 1754.)
  22. 22. Voyez tome III, p. 294, note 13, et tome II, p. 367, note 11.
  23. 23. « Fagon dit. » (Édition de 1754.)
  24. 24. Dans les deux éditions de Perrin : « que c’étoit le seul qui le soutînt. »
  25. 25. Dans l’édition de 1754 : « on se trompe. » Le membre de phrase qui suit n’est pas dans l’édition de 1734.
  26. 26. « Et de mettre la conduite de votre santé, comme votre seule et importante affaire, devant tout ce que vous appelez des devoirs. » (Édition de 1754.)
  27. 28. « Le voilà donc. » (Ibidem.)
  28. 29. Dans l’impression de 1734 : « j’en ai senti et j’en sens encore tous les jours. » Dans celle de 1754 : « ce que j’en ai senti, je le sens encore tous les jours. »
  29. 30. Louvois.
  30. 31. Les Colbert.
  31. 32. Mme de Sévigné a déjà parlé dans la lettre du 24 novembre précédent (p. 99) de cette tristesse qui se mêlait à la joie de la noce de Mlle de Louvois ; Saint-Simon achève d’éclaircir ce passage : « Ce grand coup frappé, Louvois, dont Colbert, qui avoit ses raisons, avoit exigé de ne pas dire un mot de toute cette menée à son père, se hâta de lui aller conter la menée et le succès. « Mais, lui répondit froidement l’habile le Tellier, avez-vous un homme tout prêt pour mettre en cette place ? — Non, lui répondit son fils, on n’a songé qu’à se défaire de celui qui y étoit, et maintenant la place vide ne manquera pas, et il faut voir de qui la remplir. — Vous n’êtes c qu’un sot, mon fils, avec tout votre esprit et vos vues, lui répliqua le Tellier. M. Colbert en sait plus que vous, et vous verrez qu’à l’heure qu’il est, il sait le successeur, et il l’a proposé… » En effet, Colbert s’étoit assuré de la place pour son frère Croissy… Et ce fut un coup de foudre pour le Tellier et pour Louvois, qui les brouilla plus que jamais avec Colbert. » (Saint-Simon, tome II, p. 326 et 327.)
  32. 33. Cette petite phrase, et le dernier membre de la phrase précédente, ne sont pas dans le texte de 1754.
  33. 34. Le nom d’Arnauld.
  34. 35. Pour sa part. Voyez plus haut, p. 126, note 2. — Dans les deux éditions de Perrin on lit est entré, au lieu de a entré.
  35. 36. Ce passage a trait au Formulaire, que la mère Agnès Arnauld et d’autres religieuses de cette famille avaient refusé de signer. Voyez tome I, p. 437 et 444. — Dans l’édition de 1734, on lit seulement : « Un homme me disoit l’autre jour : « C’est un crime pour eux de signer et de ne signer pas. »
  36. 37. Dans l’édition de 1754 : « où M. de Pompone est encore… »
  37. 38. « J’ai fait. » (Éditions de 1734 et de 1754.) — La belle-sœur est Mme de Vins.
  38. 39. Cette dernière partie de la phrase : « on me fit, etc., » n’est pas dans l’édition de 1754.
  39. 40. L’édition de 17S4 ne donne que les premiers mots de cette phrase : « Adieu, ma très-chère ; » et elle omet la phrase suivante : « Je baise, etc. »
  40. 41. « De faire attention à la douleur. » (Édition de 1754.)
  41. 42. « Mais {1734 : mais, ma très-chère) vous ne laisserez pas de m’aimer. » (Éditions de 1734 et de 1754.)
  42. 43. Cette dernière phrase manque dans le texte de 1754.