Lettre 810, 1680 (Sévigné)

La bibliothèque libre.

1680

810. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Nantes, vendredi 17e mai.

Je vous assure, ma fille, qu’il m’ennuie ici : M. de Molac, ni les Madames qui me font tant d’honnêtetés, ne me consolent point de n’être pas dans mes bois ; car je ne pense pas encore à Paris. Ce. sont donc les Rochers que je respire, c’est mon Rochecourbières[1], c’est d’être dans 1680 de belles allées, et non pas dans une fausse représentation d’une société qui n’a rien d’agréable pour moi. Ma consolation, c’est d’être à mes Filles de Sainte-Marie : elles sont aimables ; elles ont conservé une idée de vous, dont elles me font leur cour ; elles ne sont point folles, ni prévenues, comme celles de Paris[2] ; elles ne croient point le pape d’aujourd’hui hérétique[3] ; elles savent leur religion ; elles ne jetteront point[4] par terre l’Écriture sainte, parce qu’elle est traduite par les plus honnêtes gens du monde ; elles font honneur à la grâce de Jésus-Christ ; elles connoissent la Providence ; elles élèvent bien leurs petites filles ; elles ne leur apprennent point à mentir, ni à dissimuler leurs sentiments ; point de coquesigrues ni d’idolâtrie : enfin, je les aime. M. de Grignan les croira jansénistes, et moi je pense qu’elles sont chrétiennes[5] ; il y en a deux qui ont bien de l’esprit. J’irai demain écrire dans cette maison ; j’y dînerai dimanche encore une fois, c’est ma consolation.

Je commence dès aujourd’hui[6] cette lettre, parce que 1680 l’on reçoit les lettres à dix heures du matin, et que la poste repart à six heures du soir : cela est fort juste ; et puis je m’en vais vous dire une chose plaisante, c’est que la première fois que je lis vos lettres, je suis si émue, que je ne vois pas la moitié de ce qui est dedans ; en les relisant plus à loisir, je trouve mille choses sur quoi je veux parler : la première qui me revient, c’est votre Carthage[7] ; laissez-nous faire, je vous prie ; nous l’achèverons plus tôt que la pauvre Didon n’acheva la sienne : cette comparaison m’a charmée.

Je suis ici dans l’embarras d’arrêter un grand compte[8] de dix-neuf années, que mon fils n’avoit fait qu’ébaucher. On me veut faire passer des lettres que j’ai écrites pour des quittances ; c’est une pitié de voir les subtilités[9] où dix mille francs de restes jettent un mauvais payeur. Nous allons tout arrêter[10] ; nous aspirons à de certains lods et ventes d’une terre qui relève de nous : nous voulons deux mille francs tout à l’heure. Nous avons bien des gens qui nous conseillent : tout ce qui me fâche, c’est de faire du mal ; mais quand je joue à noyer, et que je me demande lequel je noie de M. de la Jarie[11] ou de moi, je dis sans balancer que c’est M. de la Jarie, et cela me donne du courage.

1680 Voilà, ma chère enfant[12], les nouvelles dont je puis remplir mes lettres : quand je songe combien les détails de cette nature qui sont dans les vôtres me touchent sensiblement, je m’imagine que vous êtes de même pour moi, et je ne crois pas que vous vouliez que je mette votre amitié à plus haut prix. La vie est ici à fort bon marché : si vous étiez de même à Aix, vous n’auriez pas tant dépensé cet hiver[13] ; c’est encore une belle circonstance que tout y soit comme à Paris : voilà une heureuse ressemblance. Vous avez raison de trouver plaisant qu’en blâmant l’excès de votre dépense, on trouve à dire à la frugalité de vos repas ; vous avez très-bien fait de ne les pas augmenter ; vous avez un si grand air que vous trompez les yeux, car votre intendant jure qu’on ne peut pas faire une meilleure chère, ni plus grande, ni plus polie. Cinquante domestiques est une étrange chose[14] ; nous avons eu peine à les compter. Pour Grignan, je ne comprends jamais comme[15] vous y pouvez souhaiter d’autre monde que votre famille. Vous savez bien que quand nous étions seules, nous étions cent dans votre château ; je trouvois que c’étoit assez. Il ne faut pas croire que l’excès du nombre ne vous ôte pas toute la douceur et tout le soulagement[16] du bon marché et des provisions : c’est une chose que vous n’avez jamais voulu comprendre ; mais votre arithmétique, en vous faisant doubler par quatre le nombre de vos bouches, vous les fera trouver[17] aussi chères 1680

qu’à Paris. Donnez à tout cela, ma fille, quelques moments des réflexions dont vous vous creusez la tête dans votre cabinet : je vous recommande à vous-même dans cette retraite. Vos rêveries ne sont jamais agréables : vous vous les imprimez plus fortement qu’une autre ; vous savez l’effet de ces épuisements, et le besoin que vous auriez[18] d’être quelquefois spensierata[19] ; rien n’est si sain aux personnes délicates, et vos lectures même sont trop épaisses : vous vous ennuyez des histoires et de tout ce qui n’applique point ; c’est un malheur d’être si solide et d’avoir tant d’esprit, on ne s’en porte pas mieux. Ma santé me fait honte, et il y a quelque chose de sot à se porter aussi bien que je fais : ma santé est encore[20] au delà de la médiocrité de mon esprit. Je trouve quelquefois que je mériterais au moins quelque légère incommodité ; je voudrois, pour votre soulagement et pour mon honneur, avoir quelques-unes des vôtres : quand je pense à tant de maux[21], je vous assure, ma chère enfant, que je suis étonnée que la bonté de mon tempérament puisse soutenir l’inquiétude que j’en ai. Je ne vous ai point assez dit comme j’aime Pauline, et combien[22] je la trouve jolie, aimable, vive et naturelle : ce seroit grand dommage, si elle se gâtoit[23] ; et je vous conseillerois de ne la point séparer de vous. Il me semble que le Marquis ne m’aime plus.

1680

Samedi 18e mai.

Vous voulez, ma chère enfant, que je n’aie plus d’inquiétude de votre santé : seroit-il possible que vos incommodités fussent venues à leur période ? Je n’ose, en vérité, me flatter de cette charmante pensée, qui me rendroit tout le reste supportable[24]. Je comprends qu’en effet vous perdez un peu que je ne sois plus à Paris : mon commerce est exact, et je ne sais point de nouvelles des rues ; il est tout naturel que vos Grignans n’aient pas les mêmes soins que moi.

J’imagine fort bien[25] la nécessité de vos dépenses d’Aix ; je me suis dit tout ce que vous me dites ; mais on vous en parle pour entendre vos raisons, qui se rapportent fort à celles qu’on a déjà pensées[26]. Je me doutai que la mort de cette mère de Mme  de Dreux vous frapperoit l’imagination : je me repentis de vous l’avoir mandée[27], mais j’en étois si pleine moi-même, qu’il n’y eut pas moyen de m’en taire[28].

Vous croyez encore, ma chère enfant, sur ce que je vous ai dit que vous aviez trop d’esprit, que je vais disant une sottise, dont vous m’accusâtes à Paris, qui est de dire, comme une buse : « Ma fille est malade, parce qu’elle a trop d’esprit. » Je ne dis vraiment point de ces fadaises-là[29]. Je vous ai écrit ce que j’en pense tout 1680 bonnement, et cela demeure entre nous ; et c’est que l’on cause sur cela, comme on fait avec Mme  de la Fayette de sa santé, qui avoue franchement[30] qu’elle ne songe qu’à se rendre bête, et ôter de son esprit[31] autant de pensées que l’on tâche ordinairement d’y en mettre : elle ne dispute point que son esprit ne lui fasse du mal, ainsi que toute sorte d’application ; elle s’exempte de tout : je vous souhaiteroîs[32] sur cela comme elle.

L’affaire de M. de Luxembourg s’est, comme vous voyez, assez bien tournée. On vous envoie son intendant[33] à Marseille ; ce sera une chose bien nouvelle pour lui[34] que l’habit dégingandé de galérien, après avoir passé sa vie sous un chapeau de castor, avec le manteau noir sur les deux épaules[35] : enfin il est condamné ; il a justifié son maître ; il a fait amende honorable : tout ce qu’on peut dire là-dessus, c’est que c’est un très-bon ou un très-mauvais valet[36] ; il n’y a pas moyen de me contester ce discours. Il y auroit extrêmement à causer, à raisonner, à admirer sur tout cela.

Je lis mon petit livre de la Réunion du Portugal ; je vous l’enverrois si j’étois dans votre continent, mais il me semble que je ne suis plus à portée de rien. Cette histoire est écrite en italien par un gentilhomme génois, nommé Conestage, homme de grande réputation, et c’est un ami du cardinal d’Estrées et de Mme de la Fayette qui l’a traduite ; elle se laisse lire en perfection[37].

Adieu, ma très-chère et très-aimable : voilà ma lettre de Provence achevée ; elle sait bien se faire céder la place ; j’irai faire tantôt des billets chez nos sœurs. Vos lettres me servent d’entretien d’un ordinaire à l’autre ; c’est vous qui me parlez, et c’est moi qui vous embrasse mille fois avec une tendresse que vous ne sauriez vous-même vous représenter[38].


  1. Lettre 810. — 1. Grotte fort agréable où l’on alloit se reposer dans les parties de promenades qu’on faisoit à Grignan (Note de Perrin, 1754.) — Elle est située à un demi-quart de lieue de la ville ; on y voit encore des terrasses et des escaliers que M. de Grignan avait fait disposer pour la rendre plus accessible. (Note de l’édition de 1818.)
  2. 2. « Comme celles que vous connoissez. » (Édition de 1754.)
  3. 3. Les jansénistes prétendaient que le pape Innocent XI était favorable à leur doctrine, parce qu’il ne fit contre elle aucune constitution. Ils ont même avancé que ce pape avait voulu donner la pourpre au docteur Arnauld. Ce dernier fait ne repose sur rien de solide. Les historiens nous représentent ce pontife comme peu instruit, opiniâtre et inflexible ; il était en tout opposé à la France, et il suffisait que les jésuites fissent l’éloge de Louis XIV, pour qu’Innocent XI éprouvât de l’éloignement pour eux. (Note de l’édition de 1818.)
  4. 4. Tout ce membre de phrase, jusqu’à : « elles font honneur, » manque dans le texte de 1737 ; ainsi qu’un peu plus loin, les mots : « point de coquesigrues ni d’idolâtrie. »
  5. 5. Ce commencement de phrase : « M. de Grignan, etc., » manque également dans le texte de 1737.
  6. 6. Cet alinéa a été donné pour la première fois par Perrin dans sa seconde édition (I754).
  7. 7. L’appartement de Mme  de Grignan, à l’hôtel Carnavalet. Voyez la lettre précédente, p. 398. — Mme  de Grignan avait probablement fait allusion au pendent opera interrupta de Virgile (Énéide, livre IV, vers 88). Voyez le commencement de la lettre du 19 juin suivant.
  8. 8. « D’achever un compte. » (Édition de 1754.)
  9. 9. « C’est une pitié que les subtilités. » (Ibidem.)
  10. 10. « Nous avons tout arrêté., » (Ibidem.) — Immédiatement après, l’impression de 1754 donne nous espérons à, au lieu de nous aspirons à ; celle de 1737 n’a pas le dernier membre de phrase : « nous roulons, etc. »
  11. 11. Fermier du Buron. Voyez les lettres du 20 juillet 1686 et du 26 juin 1689.
  12. 12. « Ma pauvre enfant. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « Si c’étoit la même chose à Aix, vous n’auriez pas tant dépensé l’hiver dernier. » (Ibidem.)
  14. 14. « C’est une chose étrange que cinquante domestiques. » (Ibidem.)
  15. 15. « Comment. » (Ibidem.)
  16. 16. « Toute la douceur et le soulagement. » (Ibidem.)
  17. 17. « Vous les fera voir. » (Ibidem.)
  18. 18. « Que vous avez. » (Édition de 1754.)
  19. 19. « Sans penser, nonchalante. » Voyez tome IV, p. 445.
  20. 20. « Cela est encore. » (Édition de 1754.)
  21. 21. « …avoir quelques-uns de vos maux : quand j’y pense, je vous assure, etc. » (Ibidem.)
  22. 22. « Ni combien. » (Ibidem.)
  23. 23. Ce membre de phrase : « ce seroit grand dommage, etc., » ne se trouve que dans l’édition de 17S4, qui donne, à la même ligne, je vous conseille, au lieu de je vous conseillerois.
  24. 24. « Me flatter de cette pensée, qui m’adouciroit tout le reste. » (Édition de 1754.)
  25. 25. « Je comprends aussi fort bien. » (Ibidem.)
  26. 26. Le texte de 1754 donne simplement : « mais c’est pour entendre vos raisons qu’on vous en parle. »
  27. 27. « De vous l’avoir écrite. » (Édition de 1754.)
  28. 28. Voyez la lettre du 1er mai, p. 366 et 367. — À la ligne précédente, le texte de 1754 donne avoit, au lieu de eut.
  29. 29. « Vous croirez peut-être, sur ce que je. vous ai dit que vous aviez trop d’esprit, que je vais disant une sottise, qui seroit d’assurer, comme une buse, que ma fille est malade parce qu’elle a trop d’esprit : ah ! vraiment, je ne dis point de ces fadaises-là. » (Édition de 1754.)
  30. 30. « Elle avoue tout franchement. » (Ibidem.)
  31. 31. « En ôtant de son esprit. » (Ibidem.)
  32. 32. « Elle ne dispute point que sa tête ne lui fasse du mal, et toute sorte d’application lui est interdite : je vous souhaiterois, etc. » (Édition de 1737.)
  33. 33. Pierre Bonnard fut condamné aux galères perpétuelles, pour maléfice et impiété, par arrêt du 8 mai 1680 ; François Botot, clerc de Bonnard, fut condamné aussi le même jour à neuf ans de galères. Desormeaux assure que le duc de Luxembourg ne lui donna jamais le titre d’intendant de sa maison. On voit dans l’Histoire de Montmorency, d’accord en ce point avec les interrogatoires de Bonnard, que cet homme, ayant égaré des papiers qu’il importait au maréchal de recouvrer, eut recours aux moyens de sorcellerie que le Sage lui offrit pour parvenir à les retrouver ; mais que ce dernier exigea qu’il lui apportât un pouvoir signé du maréchal. Il paraîtrait que M. de Luxembourg signa cette pièce sans s’en apercevoir, et que l’on aurait fait reposer tout le procès sur cette signature. (Note de l’édition de 1818.)
  34. 34. « Pour ce dernier. » (Édition de 1737.)
  35. 35. « Sur les épaules. » (Édition de 1754.) — Dans cette édition, la suite est disposée ainsi : « enfin il est condamné ; il a fait amende honorable, mais il a justifié son maître. »
  36. 36. « C’est que c’est assurément un très-bon ou très-mauvais valet. » (Édition de 1754.)
  37. 37. Cet ouvrage est de Jérôme Franchi de Conestaggio noble Génois qui avait été chapelain de Philippe III. Il fut imprimé à Gênes en 1585. La traduction que Mme de Sévigné lisait, et dont l’auteur est inconnu, parut en 1680 ; Paris, Louis Billaine, volumes petit in-8o. (Note de l’édition de 1818.)
  38. 38. « Avec une tendresse qui ne se peut représenter. » (Édition de 1754.)