Lettre 812, 1680 (Sévigné)

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1680

812. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN[1].

À Nantes, lundi 20e mai.

Il y a huit jours que je suis ici : je m’y ennuie beaucoup[2]Nous allons demain à la Silleraye[3] qui est devenu tout poli, tout joli et bâti, depuis que vous y avez été[4]. ; je n’y coucherai point ; j’y mène une jolie fille[5] qui me plaît : c’est une Agnès, au moins à ce que je 1680 pensois, et j’ai trouvé tout d’un coup qu’elle a bien de l’esprit, et une envie si immodérée d’apprendre ce qui peut servir à être une honnête personne, éclairée[6] et moins sotte qu’on ne l’est en province, qu’elle m’en a touché le cœur : sa mère est une dévote ridicule. Cette fille a fait de son confesseur tout l’usage qu’on en peut faire ; c’est un jésuite qui a bien de l’esprit[7] : elle l’a prié d’avoir pitié d’elle, de sorte qu’il lui apprend un peu de tout[8] ; et son esprit est tellement débrouillé, qu’elle n’est ignorante sur rien. Tout cela est caché sous un beau visage fort régulier[9], sous une modestie extrême, sous une timidité aimable[10], sous une jeunesse de dix-sept ans. Il y auroit[11] bien des gens qui s’offriroient à lui donner de l’esprit comme dans la Fontaine[12] ; mais elle paroît n’en vouloir point de celui-là. Le temps lui pourra faire changer d’avis ; car je n’ai jamais vu mieux chanter, ni entendre les airs de l’opéra[13] : elle apprend à chanter des comédiens qui sont en cette ville[14]. Cette fille est parente du premier président[15] alliée de M. d’Harouys[16] : je voudrois bien qu’elle fût en la place[17] de Mlle du Plessis pour jusqu’à la Toussaint seulement ; elle voudroit bien aussi que sa mère me ressemblât[18]. Je me divertis à la dévider ; sans elle et mes filles de Sainte-Marie, j’aurois été comme tombée des nues. Elle me fit hier conter ce que c’est que cette fille en Provence que j’aime si passionnément. Je la peignis si bien que je me blessai de ma propre épée, et je me trouvai si[19] malheureuse d’être loin de cette personne, que je ne pus soutenir cette conversation.


  1. Lettre 812 (revue sur une ancienne copie). — 1. L’édition de Rouen (1726) contient une lettre, datée du 26 septembre 167S, qui se compose de cette lettre-ci (moins la fin depuis « Je me divertis »), et du cinquième alinéa de celle du 17 novembre 167S : voyez notre tome IV, p. 237 et 238.
  2. 2. C’est le texte de l’édition de la Haye (1726). Dans l’impression de Rouen : « il m’y ennuie beaucoup ; » dans les deux de Perrin : « je ne m’y amuse pas assurément. » Cette première phrase est la seule de la lettre qui ne soit pas dans notre manuscrit.
  3. 3. Chez d’Harouys. Voyez tome IV, p. 14S, note 1.
  4. 4. « Qui est devenu fort joli ( dans la Haye : tout joli) depuis que vous y avez été. » (Éditions de Rouen et de la Haye, 1726.) C’est aussi le texte de l’édition de 1737, sauf l’addition de ne : « que vous n’y avez été. » Dans celle de 1754, Perrin a mis : « Ce lieu est devenu tout joli depuis que vous n’y avez été. »
  5. 5. Dans les deux éditions de Perrin : « une jeune fille. »
  6. 6. « Et une envie immodérée d’apprendre ce qui peut servir à être une personne honnête, éclairée, etc. » (Éditions de 1737 et de 1754.) Si ayant été supprimé dans ces deux éditions et dans celles de 1726, que l’a été aussi deux lignes plus bas, et il y a simplement : «  elle m’en a touché le cœur. »
  7. 7. Dans l’impression de Rouen (1726) : « qui en sait beaucoup ; » dans les deux de Perrin : « qui a beaucoup d’esprit. »
  8. 8. Ce membre de phrase : « de sorte, etc., » manque dans l’édition de la Haye (1726) et dans les deux éditions de Perrin.
  9. 9. Les mots fort régulier ne sont pas dans le texte de 1754.
  10. 10. « « Une timidité naturelle. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  11. 11. Cette phrase et le commencement de la suivante, jusqu’aux mots je n’ai jamais vu, manquent dans l’édition de 1754.
  12. 12. Voyez le conte de la Fontaine (le 1er du livre IV), Comment l’esprit vient aux filles, publié en 1675.
  13. 13 « …faire changer d’avis : on ne peut mieux chanter, ni mieux entendre les airs de l’opéra qu’elle fait. » (Édition de Rouen, 1726.)
  14. 14. Ce membre de phrase ne se lit que dans notre manuscrit et dans l’édition de la Haye (1726).
  15. 15. S’agit-il de Louis Phelipeaux, comte de Pontchartrain, premier président du parlement de Bretagne depuis 1677, ou du premier président de la chambre des comptes de Nantes, dont il est parlé plus loin, p. 423 et 424 ? — Dans l’édition de 1754 : « Elle est parente, etc. »
  16. 16. Ce premier membre de phrase : « Cette fille est, etc., » manque dans l’impression de Rouen (1726).
  17. 17. Dans les éditions de 1726 et dans celles de Perrin : « à la place. »
  18. 18. Tout ce qui suit ne se trouve que dans notre manuscrit.
  19. 19. Le mot si, qui est nécessaire, a été omis par le copiste.