Lettre 821, 1680 (Sévigné)

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1680

821. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY RABUTIN.

Aux Rochers, ce 19e juin[1] 1680

J’ai été un mois à Nantes pour des affaires. Je ne suis ici en repos que depuis quinze jours. Je vous demande de vos nouvelles, mon cher cousin, et de celles de l’aimable veuve. Comment vont ses affaires ? On m’a mandé que vous en vouliez recommencer une avec Mme de Montglas : n’admirez-vous point qu’on en puisse avoir sur des tons si différents[2] ? La dernière pourroit bien n’être pas la moins bonne.


1680


Je me plains d’être ici quand vous êtes tous deux à Paris. Nous sommes assez bien concertés quand nous sommes ensemble. Il s’en faut beaucoup que la conversation ne languisse ; Corbinelli y tient bien sa place.

Je suis ici dans une fort grande solitude et pour n’y être pas accoutumée je m’y accoutume assez bien[3]. C’est une consolation que de lire. J’ai ici une petite bibliothèque qui seroit digne de vous ; mais vous seriez bien digne de moi ; et si nous étions voisins, nous ferions un grand commerce de nos esprits et de nos lectures. J’en reviens toujours à cette Providence qui nous a rangés comme il lui a plu. Il n’étoit pas aisé de comprendre qu’une demoiselle de Bourgogne, élevée à la cour, ne fût pas un peu égarée en Bretagne ; mais elle a si bien disposé de la suite, que je l’honore toujours, et que je regarde[4] avec respect toute sa conduite. Celle qu’elle a eue pour vous est bien douloureuse : je la sens peut-être plus que je ne devrois ; mais enfin il faut se soumettre à ce qui est amer, comme à ce qui est doux.

Voilà les vraies réflexions d’une personne qui passe une partie de sa vie[5] seule dans de grands bois, où les pensées ne peuvent être que sombres et solides.

Si je suis assez heureuse pour vous retrouver encore à Paris, vous me consolerez de tous mes ennuis, et vous me donnerez[6] de la joie, et de la lumière à mon esprit. Je vous embrasse, le père et la fille, tous deux très-aimables.


  1. Lettre 821. — 1. Voyez ci-dessus, p. 184, note 25. — Bussy, comme nous l’avons dit, s’est évidemment trompé dans celui de ses deux manuscrits où il a daté cette lettre du 10 janvier 1680 et sa réponse du 16, en faisant précéder la première de cette introduction : « Au commencement de l’année 1680, je reçus cette lettre de Mme de Sévigné. » Nous adoptons la date des 19 et 25 juin, que nous trouvons dans le manuscrit de la Bibliothèque impériale, et qui est la seule possible. En effet, sans examiner le texte même des lettres, qui fournirait des raisons décisives, au mois de janvier 1680 Bussy était à Paris ; Mme de Sévigné y était aussi ; elle ne partit que le 7 mai pour la Bretagne, et s’arrêta en effet près d’un mois à Nantes.
  2. 2. Bussy avait réclamé à Mme de Montglas le remboursement d’une somme de neuf mille livres qu’il lui avait prêtée (voyez sa lettre à Mme de Fiesque, en date du 8 juin, et la réponse de celle-ci, dans la Correspondance de Bussy, tome V, p. 123 et suivantes) ; mais le 18 juin il écrivait à Mme de Fiesque : « Je vous envoie la promesse de neuf mille francs de Mme de Montglas, Madame ; quand vous l’aurez montrée à votre amie, jetez-la au feu devant elle et lui dites qu’elle me payera quand il lui plaira, et qu’après les sentiments que j’ai eus pour elle, je ne lui demanderai jamais autre chose que son amitié »
  3. 3. Dans le manuscrit de la Bibliothèque impériale : « je m’en accommode assez bien. »
  4. 4. « Que je l’honore toujours, et regarde, etc. » (Manuscrit de la Bibliothèque impériale.)
  5. 5. « Une partie de ses jours. » (Ibidem.)
  6. 6. « Et me donnerez. » (Ibidem.)