Lettre 826, 1680 (Sévigné)

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1680

826. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 3e juillet.

Je vous plains, ma bonne, des compagnies contraignantes que vous avez eues. Les hommes n’incommodent pas tant que la princesse que vous attendiez. La nôtre[1] est arrivée dès lundi ; mais je la laisse reposer jusqu’à demain. Quand je considère votre château rempli de toute votre grande famille, et de tous les survenants, et de toute la musique, et des plaisirs qu’y attire M. de Grignan, je ne comprends pas que vous puissiez éviter d’y faire une fort grande dépense[2] ; il n’y a point de 1680 provisions dont on ne trouve très-promptement la fin avec tant de monde ; c’est une affaire que la consommation de mille choses qu’il faut acheter ; cela n’étoit[3] point ainsi du temps de feu Monsieur votre beau-père, et je ne puis concevoir le château de Grignan comme un lieu de rafraîchissement pour vous. Ainsi l’intérêt continuel que je prends à vos affaires ne me laisse point jouir du repos que je me suis imaginé dans ce lieu, où vous croyez toujours que vous vivez pour rien. C’est où il n’y a point de remède.

Nous sommes occupés ici à mettre dehors très-honnêtement le père Rahuel[4]. Monsieur de Rennes le desire d’une manière à ne pouvoir lui refuser ; nous le voulons très-bien aussi : nous y jetons un homme qui nous paroît bon. Ce petit déménagement et les comptes qu’il faut recevoir font une affaire.

Je reçois toujours les lettres fort noires[5] de mon fils, appelant ses chaînes et son esclavage, ce qu’un autre appelleroit sa joie et sa fortune. Si j’avois voulu faire un homme exprès, et par l’humeur, et par l’esprit, pour être enivré de ces pays-là[6], et même pour être assez propre à y plaire, j’aurois fait M. de Sévigné exprès à plaisir[7] : il se trouve que c’est précisément le contraire ; 1680 ce n’est pas la première fois qu’on se trompe. Ce seroit à moi, à crier miséricorde, si je n’avois du courage[8] : c’est moi que cette charge accable, surtout en voyant comme il a pris en ce pays[9] de tous les côtés tout ce qu’il a pu ; mais je me tais, et voudrois au moins que pour prix de tout le dérangement qu’il me fait, il fût content dans la place où il est. Son chagrin m’en donne plus que tout le reste ; n’en parlons plus. Je l’attends ici incessamment ; car s’il peut se contenter de paroître à la tête de la compagnie quand le Roi la verra[10], il volera ici avec une soif nompareille de revoir son cher pays : dulcis amor patriæ[11] ; voilà ce que les Romains souhaitoient à leurs citoyens.

Vous avez très-bien deviné : Montgobert ne me dit point qu’elle soit mal avec vous ; vous m’en dites la raison, on ne se vante point d’avoir tort. Elle me dit mille folies, comme à l’ordinaire, sur les trains et les plaisirs que vous avez. Je suis fâchée que ce vieux carrosse où il faut toujours refaire quelque chose, se trouve dans l’amitié et dans les anciens attachements ; je croyois tout le contraire, et que le passé répondît de l’avenir, et que ce fût pour l’autre que ces dégingandements fussent réservés[12] : l’amour-propre fait quelquefois de plaisants effets. 1680 La pensée qu’on préfère quelqu’un, la crainte de n’être pas aimée, l’envie de surmonter, cela fait un mélange de diverses passions qui font grand mal à la pauvre raison[13]. Je ne lui dis rien du tout de ce que vous me mandez, et vous exhorte toujours tout autant que je puis à passer et à couler le temps pour ne rien faire d’extraordinaire.

Je vous conjure, ma bonne, de me mander pourquoi ce beau chapelet[14] vous a tout d’un coup plus incommodée qu’à l’ordinaire, et par quelle impatience vous avez voulu l’envoyer devant vous à Paris. Que vouliez-vous qu’il y devînt sans vous et sans moi ? On a fort bien fait de me l’envoyer[15], j’en serai moins longtemps ingrate, car je vous en remercie comme d’un présent digne de la Reine, et que j’avois toujours souhaité quand vous n’en voudriez plus[16].

Vos terrasses sont bien différentes des extravagantes figures de nos bois[17]. Si vos promenades étoient à la main comme les nôtres, vous en feriez le même usage : Livry vous le doit persuader ; vous y profitiez si bien de ces beaux jardins qui s’offroient sans cesse à vous, et que vous ne refusiez point. Je comprends le plaisir que vous aurez eu[18] de causer avec M. de Vins ; il en sait autant, comme vous dites, que ceux qui ne veulent pas 1680 dire ce qu’ils savent. Son aimable femme m’a écrit une grande lettre toute pleine des amitiés de M. de Pompone et des siennes[19]. Elle a été voir votre bâtiment, dont elle est satisfaite : je crois qu’il faudra songer à soutenir un peu plus solidement la cheminée de la salle : cela est plaisant que Bruan[20] n’y ait pas pensé, et que votre réflexion de Provence l’ait redressé. Cette pauvre de Vins est accablée de procès, et toujours affligée de n’être point à Pompone. Il seroit difficile de trouver dans tout le monde une personne plus sage et plus raisonnable. Elle se défend fort d’apprendre la philosophie, par la seule raison qu’elle n’en a pas le loisir ; car elle est bien loin d’estimer l’ignorance. Vous vous vantez d’être Agnès et de ne rien faire[21] dans votre cabinet : il me semble pourtant que vous êtes une substance qui pense beaucoup[22] ; que ce soit du moins d’une couleur à ne vous point noircir l’imagination. J’essaye[23] d’éclaircir mes entre chien et loup autant qu’il m’est possible. Ce que vous dites de Mme  de Mouci est admirable ; son étoile est d’être utile à M. de Lavardin ; et son étoile à lui, c’est 1680 que tout se tourne à bien pour le faire riche, comme tout réussit aux élu[24]. Je vous envoie une lettre[25] de Mme  de Lavardin ; peut-être qu’elle se trouvera mieux qu’elle ne pense de la société de ces jeunes gens : les choses n’arrivent presque jamais[26] comme on se les imagine.

Je vous ai parlé en badinant des frayeurs que me donnoit l’accident de Mme  de Saint-Pouanges[27] : je ne suis pas pire que j’étois[28] ; n’est-ce pas assez pour en être honteuse ? j’essaye plutôt de les corriger que de les établir, et je me fais tous les jours[29] de nouvelles leçons de la Providence ; mais c’est quelquefois aussi par ces prévoyances qu’on est garanti des malheurs où les autres tombent par leur imprudence, et tout cela seroit des chemins par où s’accomplissent ses ordres[30]. Enfin vous ne me jetterez point mes livres à la tête ; car je ne suis que comme j’étois. J’entends fort bien[31] ces Conversations cartésiennes ; il me semble que je vous entends tous. Il y a un endroit de la Recherche de la vérité, contre lequel Corhinelli a écrit ; on y soutient[32] que Dieu nous donne une impulsion à l’aimer, que nous arrêtons et détournons par notre volonté[33]. Cela paroît bien rude qu’un Être très-parfait, et par conséquent tout-puissant, soit ainsi arrêté tout court[34] au milieu de sa course. Il y a bien de l’esprit dans ces Conversations ; je mêle cette lecture de mille autres[35] ; mon cabinet seroit digne de vous ; je ne puis le louer davantage.

Adieu, adieu, ma très-chère enfant : j’embrasse toute votre aimable compagnie, et vous très-tendrement et très-cordialement : c’est un mot de ma grand’mère[36].


  1. Lettre 826 (revue en partie sur une ancienne copie). 1. La princesse de Tarente.
  2. 2. « Je ne puis concevoir que ce soit un lieu de rafraîchissement pour vous. » (Édition de 1737.) — « Je ne comprends pas que vous puissiez éviter d’y faire une fort grande dépense, ni que ce soit un lieu de rafraîchissement pour vous. » (Édition de 1754.) — Toute la fin de l’alinéa et l’alinéa suivant ne sont que dans notre manuscrit.
  3. 3. Le manuscrit porte, sans doute par une erreur de copiste « n’est, » au lieu de : « n’étoit. »
  4. 4. Voyez tome III, p. 294, note 14. — Sur Monsieur de Rennes, voyez ci-dessus, p. 217, note 12.
  5. 5. Tel est le texte du manuscrit. Les deux éditions de Perrin portent : « des lettres fort noires. »
  6. 6. « Pour être enivré de la cour. » (Édition de 1737.)
  7. 7. « J aurois fait à plaisir M. de Sévigné. » (Édition de 1754.)
  8. 8. Dans notre manuscrit : « si je n’avois de courage. »
  9. 9. « Surtout depuis qu’il a pris ici, etc. » (Édition de 1754.) Ce membre de phrase, à partir de surtout, n’est pas dans le texte de 1737. — Voyez la lettre du 27 mai précédent, p. 421 et 423.
  10. 10. « Le verra. » (Édition de 1754.)
  11. 11. « Doux amour de la patrie. »
  12. 12. « Je croyois tout le contraire, et que le passé répondoit de l’avenir, et que c’étoit pour l’autre que ces dégingandements étoient réservés. » (Édition de 1737.) L’édition de 1754 a le même texte, sauf le commencement : « je croyois au contraire que le passé, etc. » — Sur l’autre, l’amour, voyez un passage de la Princesse de Paphlagonie de Mademoiselle, cité par M. Cousin dans la Société française, tome I, p. 225 et 226.
  13. 13. « Tout cela forme un mélange de diverses passions qui fait grand mal à la pauvre raison. » (Édition de 1754.) — La phrase suivante ne se lit que dans notre manuscrit.
  14. 14. Voyez la lettre du 12 juin précédent, p. 453 et 454.
  15. 15. « De me l’envoyer ici. » (Édition de 1754.) — Le membre de phrase qui suit n’est pas dans le texte de 1737.
  16. 16. « Et comme l’ayant toujours souhaité pour quand vous n’en voudriez plus. » (Édition de 1754.) — La lettre finit ici dans notre manuscrit, où on lit ensuite ce commencement de phrase : « Je veux vous faire… » qui prouve, ce semble, que Perrin a sauté quelque chose.
  17. 17. Voyez la lettre du 12 juin précédent, p. 463.
  18. 18. « Que vous avez eu. » (Édition de 1754.)
  19. 19. Ce qui suit n’est que dans le texte de 1754 ; celui de 1737 continue ainsi : « Elle est accablée de procès » (voyez cinq lignes plus bas).
  20. 20. Voyez la lettre du 13 juin 1685.
  21. 21. Dans l’édition de 1754, il y a simplement : « Vous tous vantez de ne rien faire, etc. » — Ces deux vers de l’École des Femmes (acte V, scène iv) expliquent crûment ce que Mme  de Grignan devait entendre par « être Agnès » ;

    Croit-on que je me flatte, et qu’enfin, dans ma tête,
    Je ne juge pas bien que je suis une bête ?

  22. 22. « Qui pensez beaucoup. » (Édition de 1754.) — Mme  de Sévigné répond à sa fille dans le style de son père Descartes : « Je connus que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. » Voyez le Discours de la Méthode, au commencement de la quatrième partie.
  23. 23. « Pour moi, j’essaye, etc. » (Édition de 1757.)
  24. s24. Voyez ci-dessus, p. 121, note 13, et ajoutez aux endroits de l’Écriture cités dans cette note le chapitre ix de l’Épître aux Romains.
  25. 25. « Un billet. » (Édition de 1754.)
  26. 26. « Quasi jamais. » (Ibidem.)
  27. 27. Voyez la lettre du 12 juin précédent, p. 454 et 455. — Dans le texte de 1754 : « C’est en badinant que je vous ai parlé, etc. »
  28. 28. « Pis que j’étois. » (Édition de 1754.)
  29. 29. « J’essaye plutôt de m’en corriger que de les établir, et je me fais toujours, etc. » (Ibidem.)
  30. 30. Ce dernier membre de phrase a été supprimé dans l’édition de 1754.
  31. 31. « Je comprends fort bien. » (Édition de 1754.)
  32. 32. « On y dit. » (Ibidem.)
  33. 33. Voyez le chapitre du livre IV de la Recherche de la vérité, où Malebranche dit entre autres choses : « Il me paroît incontestable que Dieu ne pouvoit vouloir que les volontés qu’il crée aiment davantage un moindre bien qu’un plus grand bien, c’est-à-dire qu’elles aiment davantage ce qui est moins aimable que ce qui est plus aimable : il ne peut créer aucune créature sans la tourner vers lui-même et lui commander de l’aimer plus que toutes choses, quoiqu’il puisse la créer libre et avec la puissance de se détacher et de se détourner de lui. » Et un peu plus loin : « Tous les pécheurs tendent à Dieu par l’impression qu’ils reçoivent de Dieu, quoiqu’ils s’en éloignent par l’erreur et l’égarement de leur esprit. » Voyez aussi les deux premiers entretiens des Conversations chrétiennes.
  34. 34. Ces deux mots : tout court, manquent dans le texte de 1754.
  35. 35. « De cent autres. » (Édition de 1754-)
  36. 36. Sainte Chantal. Voyez la Notice, p. 21.