Lettre 828, 1680 (Sévigné)
1680
828. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Le petit Coulanges s’en va à Lyon avec sa femme, et de là à Grignan : il me promet de me faire[1] une description exacte de toute votre personne. Il m’écrit une fort plaisante lettre de la vie triste[2], réglée et saine de Bourbon, dont il a pensé mourir ; il tâche un peu de s’en remettre à Paris par les veilles, les ragoûts et les indigestions qu’il cherche avec soin : il est étonné d’avoir pu résister à l’exactitude de cette vie ; du reste, le pauvre petit homme[3] est assez chagrin ; il vous en contera beaucoup. Je ne vous conseille point de jouer avec lui qu’un jeu ordinairement médiocre[4]. Je vous envoie en original un morceau de la lettre de sa femme ; il me semble que ce 1680 qu’elle mande est curieux. Je vous prie qu’elle ne sache point que je vous envoie ses lettres ; elle vous en écriroit autant, mais on n’aime point que cela tourne[5]. Il y a longtemps que je vous aurois repris cette humeur de retraite si admirable, si j’avois été à Paris ; cependant on m’en dit trop pour ne pas vous faire voir au moins que j’ai changé de sentiments[6] comme vous. Il est certain qu’il falloit jeter des vivres dans cette place, qui ne pouvoit plus subsister. L’amie de mon amie[7] est la machine qui conduit tout. Mais croyoit-elle qu’on pût toujours ignorer le premier tome de sa vie[8] ? et à moins que de l’avoir conté avec malice, quel mal cela lui a-t-il fait[9] ? Vous verrez pourtant cette lettre. Celle de la Troche m’assure que la tiédeur est extrême pour celle qui va quatre pas derrière[10], dont elle est inconsolable ; la jalousie de celle qui va quatre pas devant[11] est plus vive sur la confiance et l’amitié[12] qu’on a pour l’autre[13], que 1680 pour cet éclair[14] de passion, qui fait voir un mérite et un esprit fort médiocre : on triompheroit de cela ; mais sur l’esprit, la conversation, il faut mourir de chagrin ; on a beaucoup de rudesse pour elle.
Mais que dites-vous de ce mariage de la princesse de Conti, sur qui toutes les fées avoient soufflé ? J’ai vu ma voisine[15], je ne lui donnerai point d’autre titre. Elle me fit beaucoup d’amitié[16], et me montra d’abord votre lettre ; elle entend fort bien un petit endroit où vous parlez de son cœur, comme si vous l’aviez vu : elle dit qu’elle est venue ici pour vous faire réponse. Sa fille est transportée de joie ; elle est en Allemagne, ravie d’avoir quitté le Danemark, charmée de son mari, de ses richesses[17]. Elle s’est un peu précipitée de se marier devant les signatures de toute sa famille : sa mère est en colère[18], mais je me moque d’elle. Elle m’a conté[19] qu’on avoit choisi un homme de la cour[20], pour danser avec la bru[21]. Cet homme de la cour dansoit si bien, on le trouvoit si bien fait, on en parloit si souvent, il étoit habillé de couleurs si convenables, qu’un jour le père dit en le rencontrant : « Je pense que vous voulez donner de la jalousie à mon fils, je ne vous le conseille pas. » C’en est assez, on ne danse plus : il y a mille bagatelles encore qu’on 1680 ne peut écrire. Pour sa nièce[22], elle en parle fort plaisamment : elle a une violente inclination pour le frère aîné de son époux, elle ne sait ce que c’est : la tante le sait bien ; nous rîmes de ce mal qu’elle ne connoît point du tout, et qu’elle a d’une manière si violente[23]. C’est un patron rude, qui se tourne selon son caractère ; c’est la fièvre qu’elle a, comme quand le petit de la Fayette disoit qu’il étoit tout je ne sais comment, et faisoit des visites ; c’est qu’il avoit un accès furieux. Elle n’a de sentiment de joie ou de chagrin que par rapport à la manière dont elle est bien ou mal en ce lieu-là[24] : elle se soucie peu de ce qui se passe chez elle, et s’en sert pour avoir du commerce, et pour se plaindre à cet aîné[25]. Je ne vous puis dire combien cette voisine conta tout cela d’original[26], et confidemment, et plaisamment.
On parle de la guerre ; voilà ce qui me déplaît. Monsieur le Prince va à Lille ; il ne marche pas pour rien. On croit pourtant que le Roi ne sera pas plus tôt en chemin, que le roi d’Espagne abandonnera la qualité de duc de Bourgogne[27], et que tout fléchira le genou. Voilà bien des choses, ma pauvre enfant, dont nous n’avons que faire ; mais on cause. Ce n’est point le livre de la 1680 Recherche de la vérité que je lis : bon Dieu ! je ne l’entendrois pas ; ce sont des petites Conversations[28] qui en sont tirées, et qui sont expliquées[29]. Je suis toujours choquée de cette impulsion que nous arrêtons tout court ; mais si le P. Malebranche a besoin de cette liberté de choix qu’il nous donne, comme à Adam, pour justifier la justice de Dieu envers les adultes, que fera-t-il pour les petits enfants ? Il faudra en revenir à l’altitudo[30]. J’aimerois autant m’en servir pour tout, comme saint Thomas, qui ne marchande point[31]. Je ne vous dirai donc rien, sinon que je suis à vous comme en mille.
N’avez-vous pas d’extrêmes chaleurs ? N’est-ce pas dans le cabinet de mon appartement que vous êtes couchée sur le petit lit ? Votre cabinet grand et petit est, ce me semble, d’une chaleur extrême. Ne trompez point mon imagination ; et que je sache d’abord où vous prendre sans vous aller chercher où vous n’êtes pas.
Vos beaux-frères sont en bon chemin, je sens tous les jours cette joie. Je crois que vous aurez bientôt les évêques ; l’assemblée du clergé est finie[32]. On sacrera 1680 Monsieur d’Évreux à Arles, du moins il le disoit ainsi. Le chevalier m’a fait une fort honnête réponse. Mlle de Méri dit que je lui ai écrit fort sèchement[33] ; c’est peut-être en elle qu’est la sécheresse, comme la piqûre n’est pas dans l’épine[34]. Je viens de lui écrire encore un petit billet pour l’assurer que je ne suis point sèche, et qu’il eût été plus sec de ne se pas soucier de ses plaintes, que de lui vouloir ôter bonnement ces impressions.
Nous mourons de chaud : je crains vos tonnerres, ils sont plus éclatants que les nôtres ; je songe à votre petite fille qui en fut brûlée ; il y en eut une aussi à Livry. À propos de Livry, on y étoit, l’année passée, assassiné de chenilles ; celle-ci, ce sont des voleurs qui assassinent les passants dans la forêt[35]. Le P. Païen fut volé l’autre jour, et battu outrageusement à la tête[36] ; on ne croit pas qu’il en réchappe. Si je vous revoyois encore une fois aux Rochers, il me semble que le goût que je vous connois pour la solitude vous feroit aimer les deux cellules admirables que j’ai faites dans ces bois[37]. Le bon abbé fait bâtir, sans oser élever son bâtiment, pour des raisons solides ; mais enfin il a de toutes sortes d’ouvriers. Mon fils a eu un accès de fièvre ; il espère qu’elle sera, comme l’année passée, dans la règle des vingt-
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quatre heures. On me mande qu’il est incessamment[38] avec la duchesse de V…[39] Vous savez comme on aime cette conduite en ce pays-là, et combien elle est ridiculisée. Ce qui est de vrai, c’est qu’il[40] n’aime point du tout la duchesse, et que c’est pour rien qu’il prend un air si nuisible.
J’embrasse M. de Grignan et Mlles de Grignan, que j’aime et honore ; je suis ravie de savoir qu’elles me conservent dans leur souvenir. Je baise les petits marmots ; et pour vous, ma fille, que vous dirai-je ? car voilà toutes les paroles employées ; c’est que les sentiments que j’ai pour vous sont beaucoup au-dessus[41] : il me semble que vous le savez.
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829. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À MADAME DE SÉVIGNÉ.
(no 827, p. 507), j’y fis cette réponse.
J’ai été ravi de recevoir encore une de vos lettres, Madame, avant que de partir de ce pays-ci. Comme ce ne sont pas des jouissances que demande à son beau-père votre nièce de Coligny, elle n’a point d’impatience du jugement de son affaire : un arrêt lui sera aussi bon dans un an qu’aujourd’hui[42].
- ↑ Lettre 828 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — 1. « Il me promet de faire, etc. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 2. « Il m’écrit fort plaisamment sur la vie triste, etc. » (Ibidem.)
- ↑ 3. « Le petit homme. » (Édition de 1737.)
- ↑ 4. Cette phrase ne se lit que dans notre manuscrit, où le copiste a mis par erreur : « Je ne vous en conseille. »
- ↑ 5. Toute la fin de l’alinéa, à partir d’ici, manque dans le texte de 1737, qui reprend ainsi : « Que dites-vous (sans mais). »
- ↑ 6. « De sentiment. » (Édition de 1754.)
- ↑ 7. Mme de Maintenon.
- ↑ 8. On lit au tome II (p. 182) de la Correspondance de Madame, qui était, comme l’on sait, fort injuste pour Mme de Maintenon : « Quand même la Dauphine eût eu quelque petit reproche à se faire, ce n était point à la vieille à y trouver à redire ; car qui a mené une vie plus légère qu’elle ? En public et en face, elle ne m’a de ma vie rien dit de désagréable ; car elle savait bien que je lui aurais vertement répondu, car je connaissais toute sa vie. Villarceaux m’en a plus raconté que je n’aurais dû en savoir. »
- ↑ 9. « Et quel sujet auroit-elle de se plaindre, à moins qu’on ne l’eût conté avec malice ? » (Édition de 1754.)
- ↑ 10. Mme de Fontanges : voyez ci-dessus, p. 347. Le petit membre de phrase : « dont elle est inconsolable, » ne se lit que dans notre manuscrit.
- ↑ 11. Mme de Montespan : voyez aussi p. 347.
- ↑ 12. « Et sur l’amitié. » (Édition de 1754.)
- ↑ 13. Mme de Maintenon.
- ↑ 14. Au lieu d’éclair, notre manuscrit porte éclat.
- ↑ 15. Mme la princesse de Tarente étoit de retour à Vitré, où elle résidoit ordinairement. Les Rochers ne sont qu’à une lieue de Vitré. (Note de Perrin, 1754.)
- ↑ 16. « Beaucoup d’amitiés. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 17. « De son mari et de ses richesses. (Ibidem.)
- ↑ 18. « Avant les signatures de toute sa famille : la mère en est en colère. » (Ibidem.)
- ↑ 19, « Au reste, elle m’a conté. » (Ibidem.)
- ↑ 20. Le duc, depuis maréchal de Villeroi. Voyez la lettre du 28 juillet suivant.
- ↑ 21. La Dauphine.
- ↑ 22. Feu Madame (Élisabeth-Charlotte, palatine du Rhin). (Note de Perrin.) — Dans les deux éditions de Perrin : « Cette voisine parle fort plaisamment de sa nièce, qui a… et ne sait, etc. »
- ↑ 23. « Et qu’elle sent d’une manière si violente. » (Édition de 1737.) — « Et qui se fait sentir si vivement. » (Édition de 1754.) — Le commencement de la phrase suivante n’est pas dans le texte de 1737, qui reprend à : « c’est la fièvre… »
- ↑ 24. « Dans ce lieu-là. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 25. La princesse de Tarente croyait que Madame aimait le Roi. Voyez la lettre du 28 juillet suivant, p. 553.
- ↑ 26. Condé partit de Paris le 28 juillet et arriva à Lille le 31. Voyez la Gazette des 3 et 10 août.
- ↑ 27. Cette prétention venait de ce que Marie de Bourgogne avait épousé Maximilien d’Autriche. (Note de l’édition de 1818.)
- ↑ 28. Dans les deux éditions de Perrin : « de petites Conversations. »
- ↑ 29. « Et qui sont très-bien expliquées. » (Édition de 1754.)
- ↑ 30. « Il faudra revenir à l’altitudo. » (Éditions de 1737 et de 1754.) Voyez tome V, p. 215, note 3.
- ↑ 31. « J’aimerais mieux m’en servir pour tout, comme saint Thomas, ma basta. » (Édition de 1754.) — La petite phrase qui termine cet alinéa, et tout l’alinéa suivant, ne se lisent pas ailleurs que dans notre manuscrit, qui n’a pas la suite de la lettre. — Le texte de 1737 reprend seulement à : « L’assemblée du clergé est finie. »
- ↑ 32. Elle fut close le 10 juillet. Le coadjuteur d’Arles y avait été député par sa province et en fut nommé second président (le premier était l’archevêque de Paris) ; il prononça la harangue de clôture : voyez la lettre du 31 juillet suivant. L’abbé de Grignan, évêque nommé d’Évreux, ancien agent du clergé, avait été élu secrétaire de l’assemblée.
- ↑ 33. « Que je lui ai écrit sèchement. » (Édition de 1754.)
- ↑ 34. « Dès que l’on nous, pique, nous sentons de la douleur. Cette douleur ne sort point de l’épine qui nous pique. » (Conversations chrétiennes, Ier Entretien, édition de 1702, p. 34.) — Le commencement de l’alinéa suivant n’est pas dans le texte de 1737, qui reprend ainsi : « Nous étions l’année passée assassinés de chenilles à Livry ; celle-ci, etc. »
- ↑ 35. La forêt de Bondy.
- ↑ 36. Les mots à la tête ne sont pas dans le texte de 1754. Celui de 1737 s’arrête encore après les mots : « qu’il en réchappe, » et reprend ainsi : « On me mande que mon fils est incessamment… » (p. 515).
- ↑ 37. Voyez la lettre du 21 juin précédent, p. 472.
- ↑ 38. « Qu’il est toujours. » (Édition de 1754.)
- ↑ 39. Voyez ci-dessus, p. 476 et 488.
- ↑ 40. « C’est que votre frère. » (Édition de 1754.)
- ↑ 41. « Sont au-dessus. » (Ibidem.)
- ↑ Lettre 829. — 1. Ce premier alinéa ne se trouve que dans le manuscrit de la Bibliothèque impériale, où l’alinéa suivant est ainsi modifié : « Dans le besoin que j’ai pendant mon exil d’avoir commerce de lettres avec mes amis, j’aime autant… qu’avec d’autres, et je serai même content de n’avoir pas régulièrement réponse de lui, etc. »