Lettre 830, 1680 (Sévigné)

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1680

830. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 10e juillet.

Je n’avois point encore tâté du dégoût et du chagrin de n’avoir point de vos lettres ; j’admïrois comme depuis mon départ je n’avois passé aucun ordinaire sans en avoir ; cette douceur me paroissoit bien grande, je la sentois, et j’en parlois souvent : mais j’en suis encore plus persuadée que jamais par le chagrin que cette privation me fait souffrir. Le bon du But, qui prend plaisir et qui se vante tous les jours de poste de me donner cette joie, ne m’a point écrit du tout, n’osant faire son paquet sans ces nouvelles de Provence si nécessaires à mon repos. Je n’ai donc reçu que des lettres de traverse ; il faut, ma chère enfant, que votre poste de Lyon ne m’en ait point apporté, car j’ai un commis fort soigneux, et du But, qui ne l’est pas moins. Je tâche à me faire entendre ce que je vous disois en pareille occasion ; je sais tout ce qui peut causer ce retardement : je compte que j’aurai vendredi deux de vos paquets ensemble ; mais ce vendredi est longtemps à venir : depuis le lundi matin jusqu’au vendredi, ce sont cinq jours d’une excessive longueur ; et vous savez mieux que personne comme on est peu maîtresse de ses craintes et de ses imaginations ; elles ont ici toute leur étendue ; rien ne brouille, ni ne démêle ces émotions : on ne peut s’amuser à envoyer savoir chez tous ceux qui sont dans votre commerce s’ils ont reçu leurs lettres ; on pense à la grande chaleur du pays où vous êtes, à la fièvre qui peut survenir dans le moment qu’on y pense le moins ; enfin, ma chère belle, on a beaucoup de peine à gouverner son imagination ; et le moyen de se mettre au-dessus de cette sorte de peine ?

Mme la princesse de Tarente fut ici lundi toute l’après-dînée : elle m’avoit fait une collation en viande ; je lui rendis ; c’est une sotte mode : c’est la longueur des jours qui nous jette dans cet embarras ; je pense que cela ne durera pas. Elle me conta cent choses de sa fille, et de toutes les parties du monde ; mais ce sera pour une autre fois, je ne saurois tant discourir aujourd’hui : je suis fâchée de n’avoir point de lettres de ma fille. Le bon abbé vous assure de ses services, et se porte très-bien. Pour moi, ma petite, dès que j’aurai de vos nouvelles, je me porterai parfaitement bien ; je n’ai aucun mal que celui de n’avoir point de vos lettres ; mais je le trouve bien grand : j’espère qu’en recevant ceci vous vous moquerez de moi, comme je prends quelquefois la liberté de me moquer de vous ; il faut nous excuser à la pareille, ma chère enfant, et souffrir cette peine attachée à notre amitié.