Lettre 837, 1680 (Sévigné)

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1680

837. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce mercredi 31e juillet.

IL est vrai, ma fille, que nous sommes un peu ombrageuses : une poste retardée, une lettre trop courte, tout nous fait peur. N’envoyons point nos gronderies si loin, faisons-les à nous-mêmes, chacune de notre côté ; épargnons le port de toutes les raisons que nous savons fort bien nous dire ; et faisons grâce à ces sortes de vivacités en faveur de notre amitié[1], qui est plus séparée que nulle autre que je connoisse. J’admire quelquefois comme il a plu à la Providence de nous éloigner. La princesse de Tarente s’accommode bien mieux de l’exil de sa fille[2] ; elle a un commerce assez bon avec elle. Je 1680 lui donnai lundi une aussi belle collation que si j’eusse payé ma fête : j’eus un peu recours à mes voisins ; j’eus quatorze perdreaux[3] ; c’est encore une rareté en ce pays ; tout le reste fort bon, fort propre. Elle avoit cette bonne Marbeuf, qui n’a été[4] qu’un jour ici, et deux chez la princesse : elle s’en retourne à Rennes auprès des Chaulnes, qui ont envoyé demander si nous voulons de leurs respects ; la princesse a mandé ce qu’elle a voulu en son langage ; moi, j’ai mandé que non, et que j’irois avec cette princesse leur rendre mes devoirs, et que même elle leur donnoit en pur don cette visite, n’ayant nul dessein d’attirer ici l’éclat qui les environne. Elle est ravie que, tout en riant, je la défasse d’un tel embarras. Nous avons juré à table de ne nous plus jeter dans de pareils soupers. Elle avoit amené cinq ou six personnes ; j’avois mes voisins qui avoient chassé : j’ai fermé le temple de Janus ; il me semble que voilà qui est fort bien appliqué : ce sont vos Carthages qui m’ont engagée dans cette application.

Montgobert[5] me mande que vous êtes plus forte que vous n’étiez, et me confirme assez ce que vous me dites de votre santé : elle me parle de vos fêtes et me paroît fort gaie. Jamais votre château n’a été si brillant ; mais je serois bien empêchée s’il me falloit trouver une place pour y souper dans cette saison : je ne sais que Rochecourbières, la terrasse et la prairie. Je me souviens d’y avoir fait grand’chère, et surtout des ortolans si exquis, que j’étois pour leur graisse comme vous étiez à Hières pour la fleur d’orange[6]. Nous ne sentons rien ici de vos 1680 chaleurs ; les pluies nous empêchent de faire les foins, et nous avons grand regret à cette perte.

Il arriva l’autre jour ici le fils d’un gentilhomme d’Anjou que je connoissois fort autrefois. Je vis d’abord un beau garçon, jeune blond, un justaucorps boutonné en bas, un bel air dont je suis affamée ; je fus ravie de cette figure ; mais hélas ! dès qu’il ouvrit la bouche, il se mit à rire de tout ce qu’il disoit, et moi quasi à pleurer. Il a une teinture de Paris et de l’Opéra, il chante, il est familier ; mais c’est un garçon qui vous dit bravement[7] :

Quand on n’a point ce qu’on aime,
Qu’importe, qu’importe à quel prix[8] ?

Je recommande ce vers[9] à la musique de M. de Grignan.

On m’a envoyé la lettre de Messieurs du clergé au Roi : c’est une belle pièce ; je voudrois bien que vous l’eussiez vue, et les manières de menaces qu’ils font à Sa Sainteté[10]. Je crois qu’il n’y a rien de si propre à faire changer les sentiments de douceur qu’il semble que le pape ait pris, en écrivant au cardinal d’Estrées qu’il vînt, et que par son bon esprit il accommoderoit toutes choses. S’il voit cette lettre, il pourra bien changer d’avis. J’ai vu d’abord le nom[11] de Monsieur le Coadjuteur avec tous les autres ; il a été nommé plus agréablement, quand on m’a mandé de deux endroits que la 1680 harangue[12] qu’il avoit faite au Roi avoit été parfaitement belle et bien prononcée.

Mon fils aura besoin de patience ; car enfin il n’est rien de plus certain que l’on trouve sous le dais des sortes de malheurs qui doivent bien guérir des vanités du monde ; il y a eu de la perfidie, de la méchanceté ; enfin de tout ce qui peut[13] faire souhaiter une cruelle, comme dit Mme  de Coulanges : je crains que tout cela ne fasse plus d’un mauvais effet. Mon fils est parti[14], et pour l’achever on lui a dit que M. de la Trousse avoit dessein de faire assurer sa charge à Bouligneux[15], en lui faisant épouser sa fille : vous jugez bien que cela coupe la gorge à votre frère[16] ; car le moyen qu’il pût demeurer à cette place ? et comment s’en défaire, puisqu’on n’auroit plus l’espérance de monter[17] ? Nous verrons s’il 1680 est possible que M. de la Trousse ne nous donne point quelque porte un peu moins inhumaine pour sortir d’un labyrinthe où il nous a mis. Vous pouvez penser comme cette véritable raison d’être embarrassé de sa charge augmente l’envie qu’il avoit[18] de s’en défaire quand rien ne l’obligeoit à y penser.

La Providence veut donc l’ordre ; si l’ordre n’est autre chose que la volonté de Dieu, quasi tout se fait donc contre sa volonté[19]. Toutes les persécutions que je vois contre saint Athanase et les orthodoxes, la prospérité des tyrans[20], tout cela est contre l’ordre, et par conséquent contre la volonté de Dieu ; mais n’en déplaise à votre P. Malebranche[21], ne feroit-il pas aussi bien de s’en tenir à ce que dit saint Augustin, que Dieu permet toutes ces choses, parce qu’il en tire sa gloire par des voies qui nous sont inconnues ? Il ne connoît[22] de règle ni d’ordre que la volonté de Dieu ; et si nous ne suivons cette doctrine, nous aurons le déplaisir de voir que rien dans le monde n’étant quasi dans l’ordre, tout s’y passera contre la volonté de celui qui l’a fait : cela me paroît bien cruel.

Mais écoutez, ma fille, une chose qui est tout à fait dans l’ordre : c’est que j’ai donc fait faire deux petites brandebourgs[23] pour la pluie, l’une au bout de la 1680 grande allée dans un petit coin du côté du mail, et l’autre au bout de l’infinie. Il y a un petit plafond, j’y fais peindre des nuages, et un vers que je trouvai l’autre jour dans le Pastor fido :

Di nembi il cielo s’oscura indarno[24].

Ma fille, si vous ne trouvez cela bien appliqué et bien joli, je serai[25] tout à fait fâchée. Cherchez-moi, je vous prie, un autre vers sur le même sujet pour le bout de l’infinie[26]. Mme  de Rarai[27] est morte ; c’étoit une bonne femme que j’aimois ; j’en fais mes compliments à Mlles  de Grignan, pourvu qu’elles m’en fassent aussi : voilà un petit deuil qui nous est commun ; j’en ferai mon profit à Rennes ; ce petit voyage ne dérange rien du tout à notre commerce.

Adieu, ma très-aimable et très-chère. Vous aimez donc mes fagots ? en voilà. Il faudrait que celui qui 1680 donne les déjeuners à sept heures du matin ordonnât aussi qu’on eût de l’appétit. Que vous seriez aimable si par vos soins je vous retrouvois en meilleur état[28] que je ne vous ai laissée ! il me semble que je vous en aurois toute l’obligation, et que vous vous portez assez souvent comme vous voulez.

  1. Lettre 837. — 1. « D’une amitié. » (Édition de 1754.)
  2. 2. Voyez la lettre du 21 juillet précédent, p. 543. — Dans le texte de 1754 : « de l’exil de la sienne. »
  3. 3. « Et j’eus quatorze perdreaux. » (Édition de 1754.)
  4. 4. « La bonne Marbeuf y étoit ; elle n’a été, etc. » (Ibidem.) — Voyez tome IV, p. 197, note 5.
  5. 5. Cet alinéa manque dans l’impression de 1737.
  6. 6. Voyez plus haut, p. 3.
  7. 7. « Il est familier et il vous dit bravement. » (Édition de 1754.)
  8. 8. Les paroles de l’opéra disent :

    Quand on obtient ce qu’on aime,
    Qu’importe, qu’importe à quel prix ?

    (Note de Perrin.) — Ces vers se chantent deux fois dans la 1re  scène du IVe acte de Bellêrophon {1679).

  9. 9. « Ces paroles. » (Édition de 1754.)
  10. 10. Voyez la lettre du 17 juillet précédent, p. 535, note 34.
  11. 11. « J’ai d’abord remarqué le nom. » (Édition de 1754.)
  12. 12. La harangue de clôture qu’il adressa au Roi au nom de l’assemblée l’après-midi du 10 juillet (voyez plus haut, p. 513, note 32), et où il le remercia, dit la Gazette du 13, « des édits que Sa Majesté avait fait publier à l’avantage de la religion catholique. » Cette harangue fut imprimée à part ; il y en a un exemplaire relié avec le volume de la Gazette de 1680, que possède la bibliothèque Sainte-Geneviève.
  13. 13. « Je sens que mon fils a besoin de patience ; il a trouvé sous le dais des sortes de malheurs qui doivent bien guérir des vanités humaines ; la perfidie et la méchanceté s’en sont mêlées ; enfin tout ce qui peut, etc. » (Édition de 1754.)
  14. 14. « Il est parti. » (Ibidem.)
  15. 15. Voyez tome III, p. 96, note 9. — Le mariage projeté n’eut pas lieu, et la fille de la Trousse épousa en 1684 le prince de la Cisterne. Saint Simon (tome IV, p. 383 et 384) parle de Louis de la Palu, comte de Bouligneux, comme d’un homme d’une grande valeur, mais tout à fait singulier. — Dans le texte de 1754 : « et pour l’achever, il a su par Mme  de Coulanges que M. de la Trousse avoit dessein de demander que sa charge fût assurée à Bouligneux. »
  16. 16. « À votre pauvre frère. » (Édition de 1754.)
  17. 17. « Et comment la quitter, quand l’espérance de monter seroit ôtée ? » (Ibidem.)
  18. 18. « Que mon fils avoit. » (Édition de 1754.)
  19. 19. « Si la Providence vent l’ordre, et si l’ordre n’est autre chose que la volonté de Dieu, il y a donc bien des choses qui se font contre sa volonté. » (Ibidem.)
  20. 20. « Contre saint Athanase et contre les orthodoxes, les prospérités des tyrans. » (Ibidem.)
  21. 21. Le P. Malebranche dit que tout ce qui se fait dans la nature, c’est par l’amour de l’ordre. (Note de Perrin.)
  22. 22. « Saint Augustin ne connoît. » (Édition de 1754.)
  23. 23. C’est ainsi que Mme de Sévigné appelle ses petites constructions dans le parc des Rochers : voyez ci-dessus, p. 472 et 514, et plus loin, au tome VII, la fin de la lettre du 29 septembre suivant ; voyez aussi Walckenaer, tome IV, p. 41 — Dans le texte de 1754 : « …deux brandebourgs admirables pour la pluie, l’une au bout de la grande allée du côté du mail, etc. »
  24. 24. C’est en vain que le ciel s’obscurcit de nuages. Voyez tome III, p. 136, note 5.
  25. 25. « J’en serai. » (Édition de 1754.)
  26. 26. La fin de l’alinéa, à partir d’ici, est donnée pour la première fois dans l’impression de 1754.
  27. 27 Le Mercure du mois d’août 1680 nous apprend que la marquise de Rarai était morte, en sa soixante-treizième année, au palais d’Orléans, le 27 juillet. « Elle étoit tante de la maréchale de la Ferté, et sortoit de la noble et ancienne maison d’Angennes, » ce qui explique les compliments de condoléance que Mme  de Sévigné adresse à Mlles  de Grignan. « Elle avait été gouvernante des enfants de feu Monsieur le duc d’Orléans (Gaston), et s’étoit acquittée de cette charge avec tout l’applaudissement qui étoit dû à une personne d’un aussi grand mérite que le sien. » — Voyez tome III, p. 258, note 2.
  28. 28. « Que ne puis-je espérer de vous retrouver, par vos soins, en meilleur état, etc. » (Édition de 1754.)

FIN DU SIXIÈME VOLUME.