Lettre de La Fontaine à M. de Bonrepaux

La bibliothèque libre.


C. Lettre de la Fontaine à M. de Bonrepaux, 1687.


LETTRE DE MONSIEUR DE LA FONTAINE À MONSIEUR
DE BONREPAUX, À LONDRES1.
(1687.)

Je ne croyois pas, monsieur, que les négociations et les traités vous laissassent penser à moi. J’en suis aussi fier que si l’on m’avoit érigé une statue sur le sommet du mont Parnasse. Pour me revancher de cet honneur, je vous place en ma mémoire auprès de deux dames, qui me feront oublier les traités et les négociations, et peut-être les rois aussi. Je voudrois que vous vissiez présentement Mme Hervart2 ; on ne parle non plus chez elle, ni de vapeurs, ni de toux, que si ces ennemies du genre humain s’en étoient allées dans un autre monde. Cependant leur règne est encore de celui-ci. Il n’y a que Mme Hervart qui les ait congédiées pour toujours. Au lieu d’hôtesses si mal plaisantes, elle a retenu la gaieté et les grâces, et mille autres jolies choses que vous pouvez bien vous imaginer. Je me contente de voir ces deux dames. Elles adoucissent l’absence de celles de la rue Saint-Honoré, qui véritablement nous négligent un peu trop. M. de Barillon se peut souvenir que ce sont de telles enchanteresses, qu’elles faisoient passer un vin médiocre et une omelette au lard, pour du nectar et de l’ambroisie. Nous pensions nous être repus d’ambroisie et nous soutenions que Jupiter avoit mangé l’omelette au lard. Ce temps-là n’est plus. Les grâces de la rue Saint-Honoré nous négligent. Ce sont des ingrates, à qui nous présentions plus d’encens qu’elles ne valoient. Par ma foi, Monsieur, je crains que l’encens ne se moisisse au temple. La divinité qu’on y venoit adorer en écarte tantôt un mortel et tantôt un autre, et se moque du demeurant : sans considérer ni le comte, ni le marquis ; aussi peu le duc.

Tros Rutulusve fuat, nullo discrimine habebo :

Voilà la devise. Il nous est revenu de Montpellier une des premières de la troupe ; mais je ne vois pas que nous en soyons plus forts. Toute persuasive qu’elle est, et par son langage et par ses manières, elle ne relèvera pas le parti. Vous êtes un de ceux qui ont le plus de sujet de la louer. Nous savons, Monsieur, qu’elle vous écrivit, il y a huit jours. Aussi je n’ai rien à vous mander de sa santé, sinon qu’elle continue d’être bonne, à un rhume près, que même cette dame n’est point fâchée d’avoir, car je tâche de lui persuader qu’on ne subsiste que par les rhumes, et je crois que j’en viendrai à la fin à bout. Autrefois je vous aurois écrit une lettre qui n’auroit été pleine que de ses louanges : non qu’elle se souciât d’être louée ; elle le souffroit seulement, et ce n’étoit pas une chose pour laquelle elle eût un si grand mépris. Cela est changé.

J’ai vu le temps qu’Iris (et c’étoit l’âge d’or,
Pour nous autres gens du bas monde)
J’ai vu, dis-je, le temps qu’Iris goûtoit encor,
Non cet encens commun dont le Parnasse abonde :
Il fut toujours, au sentiment d’Iris,
D’une odeur importune ou plate ;
Mais la louange délicate
Avoit auprès d’elle son prix.
Elle traite aujourd’hui cet art de bagatelle ;
Il l’endort, et s’il faut parler de bonne foi,
L’éloge et les vers sont pour elle
Ce que maints sermons sont pour moi.
J’eusse pu m’exprimer de quelque autre manière,
Mais puisque me voilà tombé sur la matière,
Quand le discours est froid, dormez-vous pas aussi ?
Tout homme sage en use ainsi ;
Quarante beaux esprits3 certifieront ceci :
Nous sommes tout autant, qui dormons comme d’autres
Aux ouvrages d’autrui, quelquefois même aux nôtres.
Que cela soit dit entre nous.
Passons sur cet endroit ; si j’étendois la chose,
Je vous endormirois, et ma lettre pour vous
Deviendroit, en vers comme en prose,
Ce que maints sermons sont pour tous.

J’en demeurerai donc là pour ce qui regarde la dame qui vous écrivit, il y a huit jours. Je reviens à Mme Hervart, dont je voudrois bien aussi vous écrire quelque chose en vers. Pour cela, il lui faut donner un nom de Parnasse. Comme j’y suis le parrain de plusieurs belles, je veux et entends qu’à l’avenir Mme Hervart s’appelle Sylvie dans tous les domaines que je possède sur le double Mont ; et pour commencer,

C’est un plaisir de voir Sylvie :
Mais n’espérez pas que mes vers
Peignent tant de charmes divers ;
J’en aurois pour toute ma vie.
S’il prenoit à quelqu’un envie
D’aimer ce chef-d’œuvre des cieux,
Ce quelqu’un, fût-il roi des cieux,
En auroit pour toute sa vie.
Votre âme en est encor ravie,
J’en suis sûr, et dis quelquefois :
« Jamais cette beauté divine
N’affranchit un cœur de ses lois.
Notre intendant de la marine4
A beau courir chez les Anglois ;
Puisqu’une fois il l’a servie,
Qu’il aille et vienne à ses emplois :
Il en a pour toute sa vie. »
Que cette ardeur, où nous convie
Un objet si rare et si doux,
Ne soit de nulle autre suivie,
C’est un sort commun pour nous tous :
Mais je m’étonne de l’époux ;
Il en a pour toute sa vie.

J’ai tort de dire que je m’en étonne, il faudroit au contraire s’étonner que cela ne fût pas ainsi. Comment cesseroit-il d’aimer une femme souverainement jolie, complaisante, d’humeur égale, d’un esprit doux, et qui l’aime de tout son cœur ? Vous voyez bien que toutes ces choses, se rencontrant dans un seul sujet, doivent prévaloir à la qualité d’épouse. J’ai tant de plaisir à en parler, que je reprendrai une autre fois la matière. Que Mme Hervart ne prétende pas en être quitte.

Je devrois finir par l’article de ces deux dames. Il faut pourtant que je vous mande, Monsieur, en quel état est la chambre des philosophes5. Ils sont cuits, et embellissent tous les jours. J’y ai joint un autre ornement qui ne vous déplaira pas, si vous leur faites l’honneur de les venir voir, avec ceux de vos amis qui doivent être de la partie.

Mes philosophes cuits, j’ai voulu que Socrate,
Et Saint-Diez, mon fidèle Achate,
Et de la gent porte-écarlate
Hervart tout l’ornement, avec le beau berger
Verger6,
Pussent avoir quelque musique,
Dans le séjour philosophique.
Vous vous moquez de mon dessein :
J’ai cependant un clavecin.
Un clavecin chez moi ! ce meuble vous étonne :
Que direz-vous si je vous donne
Une Choris de qui la voix
Y joindra ses sons quelquefois ?
La Chloris est jolie et jeune, et sa personne
Pourroit bien ramener l’Amour
Au philosophique séjour.
Je l’en avois banni ; si Chloris le ramène,
Elle aura chansons pour chansons :
Mes vers exprimeront la douceur de ses sons.
Qu’elle ait à mon égard le cœur d’une inhumaine,
Je ne m’en plaindrai point, n’étant bon désormais
Qu’à chanter les Chloris et les laisser en paix.
Vous autres chevaliers, tenterez l’aventure,
Mais de la mettre à fin, fût-ce le beau berger7
Qu’Oenone eut autrefois le pouvoir d’engager,
Ce n’est pas chose qui soit sûre.

J’allois fermer cette lettre, quand j’ai recu celle que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire ; et ce que je dis, au commencement, n’est qu’une réponse à quelque chose qui me concerne, dans la vôtre à Mme de la Sablière. Si j’eusse vu le témoignage si ample d’un souvenir à quoi je ne m’attendois pas, j’aurois poussé bien plus loin la figure et l’étonnement ; ou peut-être que je me serois tenu à une protestation toute simple, qu’il ne me pouvoit rien arriver de plus agréable que ce que vous m’avez écrit de Windsor. Il y a plusieurs choses considérables, entre autres vos deux Anacréons, M. de Saint-Évremond, et M. Waller, en qui l’imagination et l’amour ne finissent point. Quoi ! être amoureux et bon poëte à quatre-vingt-deux ans ! Je n’espère pas du ciel tant de faveurs : c’est du ciel dont il est fait mention au pays des fables que je veux parler ; car celui que l’on prêche à present, en France, veut que je renonce aux Chloris, à Bacchus et à Apollon, trois divinités que vous me recommandez dans la vôtre. Je concilierai tout cela le moins mal et le plus longtemps qu’il me sera possible, et peut-être que vous me donnerez quelque bon expédient pour le faire, vous qui travaillez à concilier des intérêts opposés, et qui en savez si bien les moyens. J’ai tant entendu dire de bien de M. Waller, que son approbation me comble de joie. S’il arrive que ces vers-ci aient le bonheur de vous plaire (ils lui plairont par conséquent), je ne me donnerois pas pour un autre ; et continuerai encore quelques années de suivre Chloris, et Bacchus, et Apollon, et ce qui s’ensuit : avec la modération requise, cela s’entend.

Au reste, Monsieur, n’admirez-vous point Mme de Bouillon, qui porte la joie partout ? Ne trouvez-vous pas que l’Angleterre a de l’obligation au mauvais génie qui se mêle de temps en temps des affaires de cette princesse ? Sans lui, ce climat ne l’auroit point vue ; et c’est un plaisir de la voir, disputant, grondant, jouant, et parlant de tout avec tant d’esprit, que l’on ne sauroit s’en imaginer davantage. Si elle avoit été du temps des païens, on auroit déifié une quatrième Grâce, pour l’amour d’elle. Je veux lui écrire, et invoquer pour cela M. Waller. Mais qui est le philosophe qu’elle a mené en ce pays-là ? La description que vous me faites de cette rivière, sur les bords de laquelle on va se promener, après qu’on a sacrifié longtemps au sommeil, cette vie mêlée de philosophie, d’amour et de vin, sont aussi d’un poëte, et vous ne le pensiez peut-être pas être. La fin de votre lettre, où vous dites que M. Waller et M. de Saint-Évremond ne sont contents que parce qu’ils ne connoissent pas nos deux dames, me charme. Aussi je trouve cela très-galant, et le ferai valoir dès que l’occasion s’en présentera. Surtout je suivrai votre conseil, qui m’exhorte de vous attendre à Paris, où vous reviendrez aussitôt que les affaires le permettront. M. Hessein a la fièvre, qui lui a duré continue pendant trois ou quatre jours, et puis a cessé ; puis il est venu un redoublement que nous ne croyons pas dangereux. Il avoit été saigné trois fois jusqu’au jour d’hier. Je ne sais pas si depuis on y aura ajouté une quatrième saignée. Il n’y a nul mauvais accident dans sa maladie. Je ne doute point que les Hervart et les Samt-Diez ne fassent leur devoir de vous écrire. Ce seront des lettres de bon endroit, et si bon que je n’en sais qu’un qui se puisse dire meilleur. Je vous le souhaite. Cependant, monsieur, faites-moi toujours l’honneur de m’aimer, et croyez que je suis, etc.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. On a cru devoir mettre ici cette lettre, parce qu’elle sert à l’intelligence de celle qui précède. Elle est l’objet d’un commentaire intéressant dans l’Histoire de La Fontaine, de M. Walckenaer, p. 442, édit. de 1824. M. de Bonrepaux étoit alors ministre de France en Angleterre. Voy. Walckenaer, ibid., p. 435 et suiv.

2. Sur les relations de La Fontaine et de Saint-Évremond avec Mme Hervart, voy. notre Histoire, et Walckenaer, loc. cit., p. 439 et suiv.

3. Messieurs de l’Académie françoise.

4. M. de Bonrepaux.

5. On sait que La Fontaine avoit fait jeter en moule de terre les plus grands philosophes de l’antiquité, qui faisoient l’ornement de sa chambre.

6. L’abbé Verger ou Vergier, poëte charmant, ami de La Fontaine, épicurien comme lui. Voy. Walckenaer, loc. cit., p. 487 et suiv. et p. 494.

7. Pâris.