Histoire de la vie et des ouvrages de Saint-Évremond/Chapitre IX

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IX. L’amour et l’amitié, au dix-septième siècle.
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CHAPITRE IX.
L’amour et l’amitié, au dix-septième siècle.

La philosophie du dix-septième siècle ne s’est point bornée à la spéculation métaphysique ; elle s’est aussi préoccupée de l’analyse des affections de l’âme ; et ce qui nous en est parvenu est d’une originalité piquante autant que variée. Voyez cette étude des passions où s’est exercé Descartes, bien qu’il y soit demeuré au-dessous de son génie ; l’observation des caractères, où la Bruyère a effacé tous ses prédécesseurs ; ces beaux traités de morale de MM. de Port-Royal, et ces discours éloquents, éternel honneur de la chaire chrétienne ! Sans quitter la sphère des choses mondaines, nous jeterons un coup d’œil rapide sur les idées dominantes de cette époque, touchant ces grandes facultés affectueuses, l’amour et l’amitié. En cultivant cette partie de la philosophie morale, Saint-Évremond a fait preuve d’une remarquable délicatesse.

La galanterie est un sentiment moderne dont je ne rechercherai point ici l’origine et le développement. Après les siècles de la chevalerie, elle étoit restée, mais altérée, dans les mœurs de la société féodale, dont elle a fait un des agréments principaux. Diverses causes la ravivèrent, en France, au seizième siècle, parmi lesquelles il faut compter les relations avec l’Espagne et l’Italie. Cependant, la Renaissance n’a guère connu que l’amour des conteurs, expression charmante, mais incomplète, de l’un des penchants les plus irrésistibles de la nature1. L’érudition du seizième siècle lui avoit redonné le caractère païen de l’amour classique. Tel il apparoît dans les ouvrages de Louise Labé : il n’a pas, chez les anciens, de forme plus douce, plus vraie, et même plus spirituelle, que dans les productions de cette femme incomparable. L’idéalisme de la passion en est fort éloigné. L’esprit françois en avoit perdu la trace depuis Héloïse ; il ne faut pas la chercher dans les Dames galantes, de Brantôme. Toutefois, les mœurs libres du seizième siècle en ont préparé le retour. « Quant à nos belles Françoises, dit Brantôme, on les a vues le temps passé fort grossières, et qui se contentoient de faire l’amour à la grosse mode ; mais, depuis cinquante ans en ça, elles ont emprunté et appris des autres nations tant de gentillesses, de mignardises, d’attraits et de vertus, d’habits, de belles grâces et de lascivetés, ou d’elles-mêmes se sont si bien étudiées à se façonner, que maintenant il faut dire qu’elles surpassent toutes les autres en toutes façons. » Enfin, la passion de l’amour, connue à la dérobée, par les deux Marguerites, ces femmes d’un esprit si rare, et si mal jugées, a pris une place culminante dans la littérature françoise, au dix-septième siècle, sous l’influence de la littérature italienne, et surtout de la littérature espagnole, alors dépositaire des traditions poétiques et galantes que les Arabes avoient jadis transmises aux troubadours.

Au moment même où la langue commençoit à se fixer, un esprit ingénieux et poli, Honoré d’Urfé2, avoit remis en honneur, dans un livre célèbre, le sentiment subtil et chevaleresque de l’amour, développé sous la forme italienne du roman pastoral. Mais la faveur du livre fut passagère : aux yeux des gens de goût, un excès de recherche, trop éloigné des mouvements vrais de la nature, décréditoit ce style précieux et maniéré. Il n’en fut pas de même de l’amour à l’espagnole. Sa grandeur généreuse remua profondément les imaginations, et son exagération romanesque, autant que délicate, laissa des traces profondes dans les caractères ainsi que dans les esprits.

La bonne compagnie de ce temps, et des génies éminents à sa tête, n’ont considéré l’amour ni comme un libertinage, ni même comme une foiblesse. L’amour, sentiment pur et élevé, a été, à leurs yeux, la marque des grands esprits et des nobles cœurs. Cyrus, et l’on sait quel héros étoit caché sous ce nom, Cyrus professe, dans un livre qu’on s’arracha des mains, pendant longtemps, que « cette foiblesse est glorieuse et qu’il faut avoir l’âme grande pour en être capable. » Tout le monde repétoit ces maximes, et nous apprécions mal, à cet égard, la société du dix-septième siècle, en la jugeant d’après les idées ombrageuses d’un rigorisme ignorant ou ridicule. Aussi n’est-il pas d’homme supérieur qui ait rougi d’éprouver de l’amour. Descartes, Pascal, Turenne, Condé, en ont nourri leur âme. Quel évêque oseroit en parler, aujourd’hui, comme l’irréprochable Huet, dans sa lettre à Segrais, Sur l’origine des Romans ? Rien n’étoit plus commun alors que des sacrifices touchants, comme celui de Mlle du Vigean ou de Mlle de la Vallière. Si Vauvenargues avoit vécu vers le milieu du dix-septième siècle, il n’auroit pas écrit à l’un de ses amis : « L’aveu que vous me faites de votre passion flatte bien ma vanité : vous n’avez pas craint, mon cher Mirabeau, d’être ridicule à mes yeux. » L’amour sincère n’étoit plus, en 1745, qu’un ridicule qu’on n’osoit avouer : on en fesoit sa gloire cent ans auparavant.

Le train général du monde étoit alors à la galanterie, et le roman d’amour, étoit déjà le livre populaire, dans une littérature exubérante, et passionnément cultivée. La galanterie se glisse partout où se trouve une femme. Elle dut déborder après l’introduction, dans les mœurs françoises, du Salon, des Assemblées, où non-seulement la femme jouit de toute liberté, mais encore où elle règne en souveraine. Une loi jadis inconnue, l’usage du monde, régla désormais la société. La liberté des relations entre les hommes et les femmes, avoit fait naître une forme sociale ignorée des anciens. Le rôle sévère, respectable, mais ennuyeux et subalterne, de la matrone grecque ou romaine, n’étoit plus proposable à la femme françoise, qui vouloit pouvoir être aimable comme Aspasie, tout en étant respectée comme la mère des Gracques. Il falloit faire à son empire une part légitime d’influence. L’esprit, le bon goût, la raison, la nature, se sont accordés pour y pourvoir, et c’est l’éternel honneur de la société françoise, d’en avoir pris l’initiative, dans l’Europe moderne.

Il étoit difficile de régler ces nouveautés. On a commencé par des sottises, avant d’arriver à la sagesse. La dissolution de la cour des Valois s’est changée, au dix-septième siècle, en galanterie régulière. Le pouvoir constituant de ce nouveau régime a été l’usage du monde. En dehors des maximes rigoureuses du droit civil, et de la morale religieuse, une pratique sage s’est introduite, laquelle, adoucissant les relations, et assujétissant les mœurs à la bienséance, les a épurées en les polissant. Pour être admis, estimé, bienvenu dans le monde, il a fallu parler un langage, professer des sentiments et vivre selon des habitudes dont le monde étoit le régulateur. La politesse arrêtait désormais le désir aux limites de la bienséance ; de telle sorte que si, en apparence, les manières étoient libres et dégagées, en réalité la conduite demeuroit discrète et réglée, et que le dernier mot restait au bon goût, au bon ordre et à l’honnêteté. Voilà ce qu’a fait l’usage du monde, par une série de progrès, dont l’histoire est celle de la société polie ; l’homme mal élevé a été, depuis lors, le plus insupportable des hommes. Saint Évremond a pu même réduire sa morale à être bien élevé, car la bonne éducation comprenoit tout.

La perfection de l’art du monde a donc assuré la liberté des femmes, en la modérant par les convenances, la délicatesse et l’esprit, à l’exclusion de l’impertinence et de la grossièreté. Le commerce du monde a ainsi étendu son empire et son charme jusqu’à la dernière limite du possible : la confiance et l’estime demeurant la base et la sauvegarde des rapports mutuels. Le monde n’a prétendu d’ailleurs régler que la conduite publique ; c’était le conseil du bon sens, autant que du bon goût, et un immense progrès de la civilisation moderne. Aussi l’usage du monde est-il venu des classes les plus éclairées et les plus élevées, et de proche en proche il s’est étendu à tout esprit cultivé. Pour qui ne connoît pas le monde et la société polie, l’élégante familiarité des paroles et des manières fait soupçonner tout autre chose que la réalité. C’est pourquoi rien n’est plus faux que les jugements des mal-appris, à l’endroit d’une société qu’ils ne connoissent pas.

Le dernier terme de cette sociabilité si aimable a été posé au dix-septième siècle ; il a été l’ouvrage des salons, et du monde dont Saint-Évremond nous retrace les habitudes, les mœurs, les opinions et les sentiments. L’esprit françois y a trouvé l’occasion de son triomphe dans la société européenne. Il n’est pas étonnant que la faveur ait penché vers une galanterie qui n’étoit plus celle de la chevalerie, quoiqu’elle en provînt, puisqu’elle avoit un élément nouveau, la liberté du commerce des femmes, inconnue aux Maures, à l’Espagne, et même à l’Italie féodale. Les conversations sur l’amour, au dix-septième siècle, étoient un sujet de prédilection, chez Mme de Rambouillet, chez Mme de Sablé, chez Mme d’Albret, chez Mme de Soissons, partout. On en dissertoit, ou en raffinoit, dans les assemblées, et il nous en reste des monuments curieux. On parloit peu de politique, dans les salons, et jamais d’affaires ; les thèses morales, galantes ou philosophiques étoient l’exercice de tous les esprits qui aspiroient à la distinction ; et comme les hommes vivoient beaucoup plus avec les femmes qu’aujourd’huy, les personnages les plus graves payoient à la galanterie un tribut que ne réprouvoit pas l’opinion. On en a tant dit, sur le cardinal de Richelieu, qu’il est difficile de n’en pas croire quelque chose. Son successeur n’a pas eu meilleure réputation, et c’est ce qu’on lui a le moins reproché.

Les guerres civiles avoient rendu le mélange des sexes plus intime et favorisé même le relâchement. Les mémoires du temps nous révèlent les gaillardises de l’époque, et il y en a de piquantes. Certaines coutumes, restées de la vie féodale, telles que celle du service des pages auprès des femmes, ont fourni l’occasion à bien des aventures que notre siècle traite avec une sévérité outrée ; car ce qui devroit étonner, c’est qu’elles ne fussent pas arrivées. De jeunes adolescents assistoient les dames à leur toilette, et la nature prenoit souvent ses droits où elle les trouvoit. Tout le monde étoit coupable, si crime il y avoit, et la malheureuse Clémence de Maillé ne méritoit pas, peut-être, de gagner, à ce jeu, une prison perpétuelle. Mlle de Montpensier se hàtoit, dit-on, de donner un Louis à ses pages, et de les mettre à la porte, quand elle les voyoit troublés, en lui présentant ses chiffons. Qui ne connoît le triolet de Chapelle sur la liberté des mœurs, sous la Fronde :

Ô Dieu ! le bon temps que c’étoit ! etc.

Des mœurs, la liberté passa très-facilement au langage, et l’on s’en ressent dans les écrits sortis, alors, des meilleures compagnies. Les Divers Portraits, composés pour et dans le salon de Mademoiselle, abondent en détails qu’on ne se permettroit plus aujourd’hui. Il y a des poésies de Mme de la Suze, le Busc, Jouissance, etc., qui nous paroîtroient obscènes ; toutes les dames savoient par cœur le Pastor fido, où on lisoit que l’honestate altro non é, che un arte di parer honesta.

C’étoit l’excès, dans l’usage de la liberté ; mais il étoit assez répandu et on l’eût dit ingénu. La discipline ecclésiastique, alors reçue, favorisoit même une licence que la vraie morale religieuse réprouve hautement. Voyez comment se marioit une honnête femme, Mme de la Guette ! secrètement, sous les fenêtres d’un père qui refusoit de l’unir à son amant, et avec une dispense de son archevêque. Notre Code civil est bien meilleur Magister morum que le droit canonique. Rien n’étoit plus commun, alors, que les mariages clandestins, et les parlements leur ont fait longtemps la guerre. On voyoit même des mariages qui n’en avoient pas le nom ; c’étoit le siècle des attachements et des arrangements. Gilles Ménage ne perdit point l’estime, en vivant sous le même toit que Mme de Cressy. Le scandale ne vint que de la séparation. Pour les correspondances galantes, tout le monde s’en donnoit le plaisir, et des abbés estimables ne se le refusoient pas. Le mariage romanesque étoit de mode et fort en faveur. Mlle de Rohan avec Chabot, Mlle de Montpensier avec Lauzun, sont d’illustres exemples de l’esprit de leur temps. L’histoire de Tancrède de Rohan est moins édifiante. La société y prit néanmoins de l’intérêt. Je m’en rapporte à Tallemant et au père Griffet.

Tous les attachements n’étoient pas, du reste, aussi bruyants, ou si l’on veut, aussi naïfs, dans leur publicité. Celui d’Anne d’Autriche pour son ministre n’auroit été que soupçonné, sans le cynisme des mazarinades. Il mérita d’être respecté par sa constance, sa réserve et sa sincérité. On a longtemps douté, à ce sujet : le doute n’est plus permis, après une lettre autographe que M. Walckenaer, si courtois, a eu l’érudite cruauté de publier. Elle étoit perdue dans je ne sais quel fonds de papiers où la postérité n’auroit pas dû fouiller ; et M. Walckenaer, à son tour, l’avoit glissée dans une feuille de supplément où l’on pouvoit espérer que personne ne viendroit la chercher. Mais un autre indiscret inexorable, M. Chéruel, vient de la reproduire dans son savant volume sur Saint-Simon. Je lui en laisse la responsabilité, et ne veux pas m’y compromettre. J’ai vu d’autres lettres, mais j’en garderai le secret à Anne d’Autriche. C’était le temps de la bonne régence, etc.

Aucun temps, peut-être, n’a été plus fécond en attachements que le dix-septième siècle, et il est bien rare que, sur les deux qui s’y engagent, il n’y en ait pas un qui s’honore. Il n’ étoit même pas de mauvais goût, dans la haute société, de rendre des services d’amour. Le chevalier de Grammont en est témoin. Chabot fut favorisé par le grand Condé, qui ne refusa pas une certaine assistance à Bussy, dans l’enlèvement de Mme de Miramion. L’enlèvement étoit une manière d’amour ou de mariage fort pratiquée, à cette époque ; et, en considération de l’habitude, il y auroit des circonstances atténuantes pour Bussy, n’étoit la spéculation qui le rend inexcusable, surtout après l’échec que cette femme héroïque sut infliger à son audace.

Au dix-septième siècle, on diroit que tout naturellement, les caractères tournent à l’héroïsme. Les imaginations étoient alors surexcitées, et toute affection s’en ressentoit. Les héroïnes des romans à la mode, Mandane en tète, n’étoient autres que d’illustres contemporaines. On le savoit, et l’on se pasionnoit encore pour elles, dans les ruelles, en lisant le roman, après s’être passionné dans leur parti, le pistolet au poing. Jamais les femmes n’ont exercé une aussi grande influence, sur les affaires, qu’en ce temps-là. Mme de Staël et Mme Récamier, malgré leur bon vouloir, n’ont jamais eu tant d’importance que Mademoiselle, la palatine de Gonzague, Mme de Longueville et Mme de Chevreuse. Jusqu’aux danses et aux plaisirs du temps, tout portoit une empreinte d’héroïque. Les ballets étoient en vogue,dans la société polie, et les princes y figuroient, jouant les rôles de demi-dieux, et ravissant les spectateurs par de belles danses de caractère. Quelle perte que celle du menuet ! Le menuet, c’étoit un drame, un poëme. Je n’ai jamais compris que les beaux et les belles aient laissé disparoître cette occasion traditionnelle du triomphe de leurs grâces.

Les héroïnes du dix-septième siècle, et toute femme se piquoit de l’être à sa façon, s’honoroient quelquefois d’être fidèles à leurs maris ; mais c’étoit par amour, plutôt que par devoir. Les lionnes de notre âge auroient été sûrement des héroïnes, en ce siècle. Les gens du bel air ne voyoient que des héroïnes. Ménage, lui-même, se donnoit cette fatuité. Il y avoit plusieurs étages d’héroïnes, et dans les bas, tout n’étoit pas de bon goût. Tallemant nous le montre. Mais les héros ne dédaignoient pas d’y descendre, quelquefois ; témoin M. de Turenne, et sa grisette de la rue des Petits-Champs, qui lui étoit commode, quand il habitoit son hôtel de la rue Saint-Louis, au Marais.

Les saintes elles-mêmes avoient allures d’héroïnes. Mme de Miramion fit rendre les armes à Bussy. La comtesse de Dalet est pieusement héroïque. Jacqueline Pascal se pose en Athanase. Les charités de Marie Martinozzi étoient de la primitive Église. En aucun siècle, la femme ne s’est élevée plus haut, comme femme, comme esprit, comme caractère. Louis XIV, qui a ramené le respect de l’ordre et proclamé le goût du beau ; qui a donné l’exemple de la galanterie, par sa politesse envers toutes les femmes ; Louis XIV les a pourtant abaissées en les transformant en simples houris, et Mme de Maintenon ne les a pas relevées en leur imposant l’hypocrisie. La réaction nous a valu les dames de la régence, perdues par la dépravation des hommes de leur temps, plutôt que par leurs propres vices. Je n’en excepte pas Mme de Tencin a qui le caractère a manqué plutôt que le cœur, car pour l’esprit, elle en eut à ravir.

Des femmes irréprochables étoient donc, bien souvent, d’un parfait romanesque. Il n’y a qu’à lire la Vie de huit vénérables veuves qui a été récemment livrée au public. Leur piété avoit la tendresse des femmes de Racine, la véhémence des héroïnes de Corneille, l’exaltation de Thérèse d’Avila. Les Jansénistes en subirent l’influence manifeste. Pour les âmes de cette trempe, Arnaud d’Andilly traduisit sainte Thérèse, qui étoit une amante de Dieu, éprise, à l’espagnole, d’une ineffable passion pour son Sauveur. Ce livre eut la vogue d’un roman. Plus sérieuse fut l’impression produite par Philotée, roman pieux du doux et saint François de Sales. Ce petit livre, inspiré par un amour du créateur, qui sembloit ne pas exclure l’amour des créatures, eut un succès prodigieux.

L’héroïsme avoit poussé partout, au théâtre, dans la chaire, dans la vie civile et domestique. Le grand Arnaud passa quarante ans dans l’exil, ou dans une cachette, pour la défense de la vérité. Et cependant cette époque n’a été ni lyrique ni épique. Les Lettres d’une religieuse portugoise, chef-d’œuvre oublié, sont d’une école que j’appellerois héloïsienne. Tout le monde lisoit alors la correspondance admirable de l’amante d’Abailard, presque ignorée du monde actuel, et dont un moine savant avoit publié les textes originaux, au commencement du dix-septième siècle. Les Précieuses étaient une variété de l’héroïne. Elles portaient une badine à la main, dont, au besoin, elles auroient frappé un insolent.

Ce goût de l’héroïque et du bel air a été la source de ridicules qu’a châtiés Molière. La bourgeoisie a imité les grands seigneurs et l’a fait gauchement. Les femmes d’un monde inférieur ont recherché les célébrités du grand monde. C’étaient les marquis en faveur à la cour que la ville attiroit et fêtoit, et la cour se moquoit, avec raison, de cette vanité digne de risée. M. Burin conduisoit lui-même ce fou de Montreuil, l’homme à la mode, chez sa femme, à laquelle il prêchoit qu’il falloit cultiver les gens d’esprit. Il avoit au préalable conduit la dame chez Ninon, pour l’initier à la galanterie. On étoit si infatué de sentiment et de manière amoureuse, qu’on se prenoit quelquefois à pleurer à chaudes larmes, aux pieds d’une femme trop cruelle ; et il falloit, auprès de quelques-unes, pleurer longtemps, témoin le comte du Lude, avec la chance de ne rien obtenir. Ménage renouvelloit la scène du pastor fido, en essayant de se casser la tête, pour fléchir Mme de Cressy, qui ne l’en trouvoit pas plus ridicule. Après Bussy, Sarrazin, esprit charmant, épicurien délicat, a fustigé ces pleureurs de profession :

Achille beau comme le jour,
Et vaillant comme son épée,
Pleura neuf ans pour son amour,
Comme un enfant pour sa poupée.

Au dix-septième siècle, le Palais se mêla au grand monde, dont il étoit resté séparé, pendant le seizième siècle. Les dames fréquentoient alors le Palais, sorte de bazar où il y avoit, dans les Pas-Perdus, des étalages de bijouterie, où les femmes du meilleur ton venoient faire leurs emplètes. Le duc et pair étoit assez familier avec le Parlement, où il avoit droit de siéger. Les Robins entrèrent donc aussi dans la galanterie, à l’imitation du beau monde ; mais après avoir lu Tallemant, on demeure assuré que le Palais resta bien au-dessous de son modèle, pour le goût et la délicatesse. L’infériorité fut encore plus marquée dans la finance, et parmi les traitants, qui faisoient parade de luxe, et de dépense, avec des façons souvent extravagantes. Bon nombre de femmes de naissance se laissèrent noyer, dans cette pluie d’or, et y perdirent leur réputation ; Mme de Montbazon a été bien plus critiquée pour les écus bourgeois de Bullion, que pour les folies du maréchal d’Hocquincourt, ou pour la passion de Rancé.

On voit, du reste, dans Guy Patin et ailleurs, que les bourgeoises de Paris étoient fort supérieures à leurs époux, pour le ton, pour le goût, pour l’esprit et pour la culture littéraire ; elles lisoient Mlle Scudéry avec fureur, et s’entendoient à merveille avec la jeunesse dorée de la cour. Plusieurs tenoient salon, et l’esprit y rétablissoit le niveau entre les conditions. Mlle de la Vigne, oubliée par les modernes, mais dont les contemporains ont fait grand cas3 ; Mlle Dupré, Mme Chéron, avoient vu les hommes les plus distingués de leur temps fort empressés autour d’elles. Mme Cornuel, et avant elle Mlle Paulet, Mme Pilou, avoient fait respecter l’esprit par la naissance. Madame Hervart étoit une femme d’un goût exquis, amie de La Fontaine et de Saint-Évremond. On voyoit des financiers, des partisans, tels que Montauron et Rambouillet, s’appliquer à relever, par leurs manières, l’origine de leur opulence ; tous les petits fiefs de la banlieue étoient dans les mains des financiers ; ils y menoient grand train, et les arts n’avoient pas de Mécènes plus généreux. Les gens de lettres leur dédioient souvent leurs livres, et cet honneur des Dédicaces étoit fort recherché par la fortune. Il dégénéra même en industrie littéraire.

Lorsque Saint-Évremond prit sa place dans la société parisienne, l’enthousiasme pour le Cid étoit à son comble (1635), et il le partagea. Son admiration affectueuse pour Corneille a duré toute sa vie. Mais les fadeurs du royaume de Tendre lui restèrent antipathiques4 et il méprisoit trop le Nervèze5, pour en admettre les formes, dans le langage de la plus entraînante des passions. Sectateur d’Épicure, ses idées sur l’amour s’en ressentirent. Il rechercha le permanent accord de la raison du philosophe, des affections de l’honnête homme, et des mouvements de la nature : également éloigné du matérialisme grossier et de l’idéalisme ridicule ; donnant le pas au bon sens, dans l’occasion ; poursuivant spirituellement la vérité dans les plaisirs, et marquant sa doctrine, ainsi que sa pratique, d’une sorte de sagesse charmante qui, sans peupler le couvent des carmélites de la rue Saint-Jacques, eut presque autant de succès, au dix-septième siècle, que l’amour à l’espagnole et à la Scudéry.

« On ne sauroit, disoit-il, avoir trop d’adresse à ménager ses plaisirs ; encore les plus entendus ont-ils de la peine à les bien goûter. La longue préparation en nous ôtant la surprise nous ôte ce qu’ils ont de plus vifs ; si nous n’en avons aucun soin, nous les prendrons mal à propos, dans un désordre ennemi de la politesse, ennemi des goûts véritablement délicats… La nature porte tous les hommes à rechercher leurs plaisirs ; mais ils les recherchent différemment, selon la différence des humeurs et des génies. Les sensuels s’abandonnent grossièrement à leurs appétits, ne se refusant rien de ce que les animaux demandent à la nature. Les voluptueux reçoivent une impression sur les sens, qui va jusqu’à l’âme. Je ne parle pas de cette âme purement intelligente, d’où viennent les lumières les plus exquises de la raison ; je parle d’une âme plus mêlée avec le corps, qui entre dans toutes les choses sensibles, qui connoit et goûte les voluptés. L’esprit a plus de part au goût des délicats qu’à celui des autres ; sans les délicats la galanterie seroit inconnue, la musique rude, les repas mal propres et grossiers. C’est à eux que l’on doit tout ce que le raffinement de notre siècle a trouvé de plus poli et de plus curieux dans les plaisirs. »

Il étoit ennemi des chimères, mais il apprécioit avec finesse les nuances graduées du sentiment. Quoi de plus aimable et de plus ingénieux que cette page, écrite en 1658 ? « Quoique l’amour agisse diversement, selon la diversité des complexions, on peut rapporter à trois mouvements principaux tout ce que nous fait sentir une passion si générale : aimer, brûler, languir. Aimer simplement, est le premier état de notre âme, lorsqu’elle s’émeut par l’impression de quelque objet agréable ; là, il se forme un sentiment secret de complaisance, en celui qui aime ; et cette complaisance devient ensuite un attachement à la personne qui est aimée. Brûler, est un état violent, sujet aux inquiétudes, aux peines, aux tourments, quelquefois aux troubles, aux transports, au désespoir ; en un mot, à tout ce qui nous inquiète ou qui nous agite. Languir, est le plus beau des mouvements de l’amour : c’est l’effet délicat d’une flamme pure qui nous consume doucement ; c’est une maladie chère et tendre qui nous fait haïr la pensée de notre guérison. On l’entretient secrètement au fond de son cœur, et, si elle vient à se découvrir, les yeux, le silence, un soupir qui nous échappe, une larme qui coule, malgré nous, l’expriment mieux que ne pourrait faire toute l’éloquence d’un discours. . . . . Une âme qui aime bien, ne se porte aux autres passions que selon qu’il plaît à son amour. Si elle a de la colère contre un amant, l’amour l’excite et l’apaise ; elle pense haïr et ne fait qu’aimer ; l’amour excuse l’ingratitude et justifie l’infidélité. Les tourments d’une véritable passion sont des plaisirs : on en connoît les peines lorsqu’elle est passée, comme après la rêverie d’une fièvre on en sent les douleurs. En aimant bien, l’on n’est jamais misérable ; on croit l’avoir été quand on n’aime plus. »

Dans cette analyse subtile, et pourtant vraie, Saint-Évremond se fût trouvé d’accord avec l’hôtel de Rambouillet qu’il avoit jadis fréquenté, car, pour les raffinements, toutes les écoles étoient d’accord ; mais bientôt la division se manifeste entre les platoniques et les épicuriens ; entre les amants à la Scudéry et les amants à la Saint-Évremond. Platon, le divin Platon, avoit aussi connu l’amour, et il s’en explique avec un respect religieux, qu’on ne retrouve plus qu’au dix-septième siècle, chez Pascal. D’un homme touché par l’amour, il dit : cet amant dont la personne est sacrée ; et ceux qui aiment sont, à ses yeux, des amis divins inspirés par les dieux. Mais Platon, presque seul chez les anciens, a donné sérieusement à l’amour ce caractère ; et l’amour sensuel eut bien plus de vogue parmi eux que l’amour sentimental, surtout chez les Romains. Or, au seizième siècle, l’érudition classique avoit déjà ressuscité les opinions anciennes sur l’amour, et les avoit remises en honneur, dans un monde déjà si bien disposé par les conteurs du moyen âge et de la renaissance. Survenant l’influence de la chevalerie espagnole, on eut, à côté de l’amour de Bocace et du pastor fido, l’amour selon Corneille, et, en face de l’amour de Platon, l’amour enseigné par Épicure.

Platon avoit transporté l’amour dans les régions supérieures de l’âme, avec trop de prédominance, peut-être, sur les mouvements naturels. Épicure a suivi la voie contraire. Saint-Évremond prend une voie moyenne et cherche à rétablir l’équilibre entre les sens et l’imagination, mais en penchant vers Épicure. On conviendra que les sectateurs de Platon ont, en général, conservé la supériorité morale, sur les sectateurs d’Épicure. Un seul homme et une seule femme ont relevé l’école épicurienne : c’est Saint-Évremond et Ninon de l’Enclos : Saint-Évremond, en mêlant la bienséance et l’esprit à l’émotion des sens, et l’attachement de l’amour aux délicatesses du sensualisme ; et Ninon de Lenclos par d’autres qualités dont nous parlerons plus tard.

Bussy écrivoit un jour à sa cousine : « J’ai appris que vous aviez été malade… ; j’ai consulté votre mal à un habile médecin. Il m’a dit que les femmes d’un bon tempérament, comme vous, demeurées veuves de bonne heure, et qui s’étoient un peu contraintes, étoient sujettes à des vapeurs. Cela m’a remis de l’appréhension que j’avois d’un plus grand mal ; car, enfin, le remède étant entre vos mains, je ne pense pas que vous haïssiez assez la vie pour n’en pas user, ni que vous eussiez plus de peine à prendre un galant que du vin émétique. Vous devriez suivre mon conseil, ma chère cousine, d’autant plus qu’il ne sauroit vous paroître intéressé ; car si vous aviez besoin de vous mettre dans les remèdes, étant à cent lieues de vous, comme je suis, vraisemblablement ce ne seroit pas moi qui vous en servirois. »

Et l’aimable cousine, prêtant l’esprit françois à l’honnêteté platonique, lui répond : « Votre médecin qui dit que mon mal sont des vapeurs, et vous qui me proposez le moyen d’en guérir, n’êtes pas les premiers qui m’avez conseillé de me mettre dans les remèdes spécifiques ; mais la raison de n’avoir point eu de précaution pour prévenir ces vapeurs, par les remèdes que vous me proposez, m’empêchera encore d’en user pour les guérir. Le désintéressement dont vous voulez que je vous loue, n’est pas si estimable qu’il l’auroit été, du temps de notre belle jeunesse. Peut-être qu’en ce temps là vous eussiez eu plus de mérite. Quoi qu’il en soit, je me porte bien, et si je meurs de cette maladie, ce sera d’une belle épée, et je vous laisse le soin de mon épitaphe. » — Que dites-vous de cette épée, monsieur de Bussy ?

Saint-Évremond n’eût point écrit la lettre soldatesque de Bussy, bien qu’il ait donné, de son côté, d’étranges conseils à Mlle de Kéroualle, et à Mme Mazarin. Saint-Évremond professe l’indulgence et la liberté d’Épicure, mais avec la bienséance française et l’honneur d’un gentilhomme. Vivre selon la nature, voilà son goût et sa loi, mais selon la nature épurée par une délicatesse recherchée et par une galante honnêteté. Sa politesse invariable donne la mesure de la décence de son épicuréisme et de la courtoisie chevaleresque de sa philosophie. Il ennoblit l’inspiration de la nature en la suivant toujours, bien éloigné des habitudes libres qui régnèrent un moment à l’hôtel de Condé, si nous en croyons Tallémant6, et dans plusieurs salons du Marais, par exemple chez Scarron ; bien éloigné aussi, en son éclectisme sensuel et fin, de la grandeur éloquente, et de Pascal et de Descartes ! Dans cette fameuse lettre de Descartes : Sur la nature de l’amour, écrite pour être montrée à la reine Christine qu’elle émut, le sentiment de l’amour se confond avec la passion de l’homme pour l’infini. Que d’élévation, mystérieuse encore, dans ce Discours sur l’amour, découvert et publié par M. Cousin, et où Pascal a déposé, sur des pages brûlantes, le secret impénétrable de son cœur ! Pour lui, comme pour Platon, l’amour est un feu surnaturel, et il y a quelque chose de la divinité, dans l’objet aimé. « Le premier effet de l’amour, dit-il, est d’inspirer un grand respect. L’on a de la vénération pour ce que l’on aime… Il semble que l’on ait toute une autre âme, quand on aime… On s’élève par cette passion, et l’on devient toute grandeur. » Ailleurs, Pascal s’écrie : « À mesure qu’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes !… Dans une grande âme tout est grand. On demande s’il faut aimer : cela ne se doit pas demander, on le doit sentir… L’amour n’a point d’âge ; il est toujours naissant… Le cœur a ses raisons que la raison ne connoît pas. » Platon n’eût pas désavoué ce langage.

Pascal est rapproché de Saint-Évremond, quand il ajoute : « Le plaisir d’aimer, sans l’oser dire, a ses peines, mais aussi il a ses douceurs. Dans quel transport n’est-on point, de former toutes ses actions dans la vue de plaire à une personne que l’on estime infiniment ! L’on s’étudie tous les jours pour trouver le moyen de se découvrir, et l’on y emploie autant de temps que si l’on devoit entretenir celle que l’on aime. Les yeux s’allument et s’éteignent dans un même moment ; et, quoique l’on ne voie pas que celle qui cause tout ce désordre y prenne garde, l’on a néanmoins la satisfaction de sentir tous ces remuements pour une personne qui le mérite si bien. » Dans le curieux écrit de Pascal, il est souvent parlé des délicats, et il abonde assez volontiers dans quelques-uns de leurs sentiments. Saint-Évremond s’honoroit d’être un délicat, et il les prône constamment. Épicure et Platon se rencontrent ici dans la même sympathie ; mais je ne pense pas que Saint-Évremond, qui aimoit et prisoît tant le languir, eût partagé l’opinion de Pascal, lorsque celui-ci soutient que : « Les âmes propres à l’amour demandent une vie d’action qui éclate en événements nouveaux. Comme le dedans est en mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette manière de vivre est un merveilleux acheminement à la passion. C’est de là que ceux de la cour sont mieux reçus dans l’amour que ceux de la ville, parce que les uns sont tout de feu, et que les autres mènent une vie dont l’uniformité n’a rien qui frappe. La vie de tempête surprend, frappe et pénètre. » Ceci est de l’espagnol.

Il y avoit comme une seconde nature, dans Saint-Évremond ; c’étoit celle de l’homme du monde. L’esprit du monde le gouverne à son insu et dicte son langage. « Une seule passion, dit-il, fait honneur aux dames, et je ne sais si ce n’est pas une chose plus avantageuse à leur réputation, que de n’avoir rien aimé. » Voilà bien l’esprit de la société au milieu de laquelle Saint-Évremond a vécu. Il en subit encore l’influence, quand il écrit au comte d’Olonnc exilé : « Si vous avez une maîtresse à Paris, oubliez-la, le plutôt qu’il vous sera possible, car elle ne manquera pas de changer ; et il est bon de prévenir les infidèles. » Puis l’indulgence et la connoissance du monde prennent le dessus, et il continue : « Une personne aimable à la cour, y veut être aimée ; et là où elle est aimée, elle aime à la fin. Celles qui conservent de la passion pour les gens qu’elles ne voient plus, en font naître bien peu en ceux qui les voient : la continuation de leur amour pour les absents, est moins un honneur à leur constance qu’une honte à leur beauté. Ainsi, monsieur, que votre maîtresse en aime un autre, ou qu’elle vous aime encore, le bon sens vous la doit faire quitter, comme trompeuse ou comme méprisée. Cependant, en cas que vous voyiez quelque jour à la fin de votre disgrâce, vous ne devez pas en mettre à votre amour. Les courtes absences animent les passions, au lieu que les grandes les font mourir. » Plein de ces idées, il écrivoit à une dame dont il étoit épris, et qui pendant son absence étoit fort entourée, : « J’ai sujet de me louer de votre fermeté jusqu’ici : je doute néanmoins qu’une idée le puisse disputer longtemps contre un visage, et un souvenir contre des conversations. J’ai trop d’inquiétude, pour laisser plus longtemps l’avantage de la présence à ceux qui vous voyent. » Jamais, en effet, Saint-Évremond n’a été, sur ce point, dupe de son amour-propre.

La même surexcitation de galanterie et de politesse, se remarquoit dans toutes les classes de la société françoise, dans la société de la cour comme dans celle de la ville ; je ne dis pas noble et bourgeoise, car je manquerois d’exactitude. Racine étoit bourgeois, et Boileau de même, et Bossuet aussi. On ne les tenoit pas moins pour être de bonne compagnie. La belle-sœur de Bossuet étoit une femme charmante, correspondante de Bussy ; elle nous a laissé des lettres du meilleur goût. Mme Bourneau correspondoit avec Saint-Évremond et Racine, et vivoit chez les Comminges. Les assemblées bourgeoises de Mme Payen, près Notre-Dame, étoient fort recherchées, au dire de Loret (décembre 1652) : on y donnoit de ravissants concerts. L’ensemble de ces sociétés, c’étoit le monde du dix-septième siècle.

Il admettoit en fait d’amour, des tolérances qui ne paroissoient point irrégulières. Les amours sincères de Louis XI Vont eu leur moment de faveur publique très-prononcée. Le jeune roi galant et amoureux, a été du goût des François, plus que l’époux de Marie-Thérèse d’Autriche, plus que n’avoit été Henri IV lui-même. Ses amours ont été célébrées et ont touché les contemporains. On se moque aujourd’hui des beaux sentiments étalés sur le théâtre du dix-septième siècle. Mais, alors, cet étalage étoit l’expression d’un sentiment général. On n’entendoit que ce langage, et c’étoit le propos courant de la société. Tout ce monde a été Céladon et s’en est fait honneur. Les prudes rigoristes n’imposoient même que la fidélité matérielle au devoir. Pour la liberté du cœur, elle n’etoit contestée par personne ; on se rappelle le mot de Mme de Montmorency : « Beaucoup de femmes sont vertueuses, de la ceinture en bas ; mais, de la ceinture en haut, qui peut en répondre ? » Pendant les quartiers d’hiver, la cour brillante de ces élégants seigneurs, si braves, si spirituels, tournoit la tête aux Parisiennes, qui se consoloient avec la ville, pendant la saison des batailles. Les poésies amoureuses de Racan, de Segrais, de la Suze, de Benserade ; les romans incroyables de Mlle de Scudéry, de la Calprenède, fascinoient les esprits. Pour l’honneur du goût, Mme de Lafayette fit révolution dans le roman, en ramenant la faveur aux tableaux purs de la nature et de la vérité. L’entraînement général avoit fait de la passion le grand ressort de la littérature. Le seul office qui restât au bon sens et au goût étoit de régler ce mouvement, et d’en polir le ressort. La critique y a mis son honneur, au théâtre, ainsi qu’au roman. Ce fut l’effort constant de Saint-Évremond. Le mot lui-même de roman fut pris avec la signification nouvelle d’une histoire d’amour. Les histoires touchantes abondèrent en ce temps-là : celle de Mme de Bayeux, celle de Mme Henriette ; les amours de la duchesse de Roquelaure et de M. de Vardes, de Maucroix et d’une belle peu connue, de M. de Givry, de M. D’Humières, etc. Un grand nombre de femmes s’adonnèrent, et ce fut une nouveauté, à la composition romanesque: la plupart oubliées, mais plusieurs dignes de ne pas l’être, et distinguées par l’esprit et le sentiment7 ; elles y obtinrent même plus de succès que les hommes. On a critiqué les jalousies qui abondent dans les romans de Mme de Lafayette. Elle les trouvoit dans ses modèles. Les jalousies de Mme de Maure ont eu de la célébrité. La Rochefoucauld n’aimoit plus, quand il a condamné la jalousie.

La faveur accordée aux amours de Louis XIV s’évanouit, lorsque leur caractère fut changé. Mme de Montespan, malgré tout son esprit8, ruina la première impression, qui s’est tournée en aversion, sous Mme de Maintenon. Mme de Montespan n’étoit plus qu’une belle, mais orgueilleuse maîtresse, et le public lui refusa des sympathies qu’il avoit données à la passion émouvante du roi pour Mancini et la Vallière. La cour étoit devenue une sorte de harem, où le sentiment n’avoit plus de place. Résister au roi eût été même un manque de respect ; et Louis XIV en étoit venu à croire qu’en effet tout lui étoit dû. Il est juste de reconnoître que le scandale, dont on fait, à cette heure, beaucoup d’état, n’étoit point alors aussi bruyant, il s’en faut. On ne parloit des amours des grands que dans un cercle restreint et respectueux. L’indiscrétion de la publicité, au dix-neuvième siècle, nous induit à de faux jugements sur les temps qui précédent. On voit d’ailleurs par la correspondance non suspecte de Mme d’Orléans, la Palatine, que de grandes dames étrangères, attirées à Paris par la curiosité, y donnoient le spectacle d’une dissolution de mauvais goût, qui contrastoit avec la bienséance de nos Françoises, même les plus adonnées à leurs plaisirs. La femme françoise étoit alors la mieux élevée qu’il y eût en Europe. Aussi croirois-je qu’on attribue à Mme de Maintenon le mérite purement imaginaire d’avoir ramené la décence dans les mœurs.

Le spectacle donné par Louis XIV, en ce qui touche Mme de Maintenon, ne valoit guère mieux que celui de ses anciennes amours. Il avoit donné jadis un cours trop libre à des penchants qui trouvoient quelque excuse dans les mœurs qui l’entouroient et dans l’entraînement de la nature. Son commerce avec Mme de Maintenon, fait deviner autre chose. Celle-ci est restée supérieure, par l’esprit, à Mme de Montespan, et à Mme de Ludre ; mais Louis XIV en a été plus rabaissé. Le mot de Saint-Simon est grossier, mais vrai. Aux yeux de la France et de l’Europe, le roi avoit épousé l’ébreneuse de ses bâtards, sa chambrière. Les conséquences de cet événement ont été incalculables, et tout l’esprit de Mme de Maintenon n’a pu les conjurer.

La société polie, et les poëtes, ont donc été favorables à Louis XIV tendre et passionné. Le goût public et la littérature dramatique s’en ressentirent. Nous devons sans doute à Mme de Maintenon, Esther et Athalie, et c’est beaucoup. Mais nous devons aux mœurs galantes du siècle, la tournure héroïque du talent de Corneille ; et aux premières amours de Louis XIV, la direction tendre et affectueuse du talent de Racine. Le vous m’aimez et je pars, de Berénice, étoit de Marie Mancini, et tout le monde le savoit. L’influence que la galanterie du dix-septième siècle a exercée sur notre théâtre a frappé Saint-Évremond, et il en a fait l’objet de remarques spirituelles et judicieuses. Ce qu’il a écrit, à ce sujet, le place même dans une classe à part et supérieure de nos critiques. Personne de son temps n’a discouru, avec plus d’originalité, sur l’emploi de l’amour, comme moyen d’émotion, au théâtre, et n’a mieux apprécié les qualités de l’esprit François, à cet égard. Sa discussion sur Racine et Corneille est moins académique et plus partiale que celle de la Bruyère, mais elle est plus libre et sent moins la rhétorique.

Par-dessus tout, Saint-Évremond est épicurien, et l’homme du monde est encore dominé par le philosophe. De là le caractère particulièrement Labrosse, qui fit le jardin du roi, se disoit gaiement un pourceau d’Épicure : combien, dit Guy Patin, qu’Épicure valut mieux que lui. Je n’oserois répéter le propos de Labrosse sur la chapelle qui décoroit son jardin. Mme de Motteville avoit une sœur qui finit ses jours aux Carmélites de Chaillot, et qui avoit pris le nom de sœur Socratine. Le grand Arnaud disoit de Mme de Sévigné, en son jeune âge, qu’elle étoit une jolie payenne.

Saint-Évremond fut bien près de cette payenneté : bonnement épicurien, sceptique en morale, comme en dogme. Voyez son fameux problème à Mlle de Kéroualle. Mais son doux scepticisme est tout accorte ; il ne tient pas à faire des prosélytes : c’est le plus commode des moralistes et ses conseils sont les plus faciles à suivre. Il aime le charme ; il se garde de l’entraînement. En général, les épicuriens de cette époque eurent de la sagesse. Ninon de Lenclos quitta Paris, pour ne se brouiller avec personne, sous la Fronde. Pour les Romains délicats, l’épicuréisme avoit été la science de la vie. Tel il est encore pour Saint-Évremond, et c’est de ce point de vue qu’il apprécie l’influence de l’amour sur la société qui l’entoure10.

Il se félicite que l’usage du monde et la philosophie aient naturalisé, en France, le correctif du bon sens, dans l’emploi de l’amour, même au point de vue littéraire : à l’opposé de ce qu’on voyoit en Espagne, où soit dans la vie réelle, soit au théâtre, l’amour dégénéroit en folie. Huet aussi l’avoit remarqué, en attribuant ce bienfait à la liberté dont jouit la femme dans la société françoise. « Pour la régularité et la vraisemblance (dans les pièces de théâtre), dit Saint-Évremond, il ne faut pas s’étonner qu’elles se trouvent moins chez les Espagnols que chez les François. Comme toute la galanterie des Espagnols leur est venue des Maures, il y reste je ne sais quel goût d’Africain, étranger des autres nations, et trop extraordinaire pour pouvoir s’accomoder à la justesse des règles. Ajoutez qu’une vieille impression de chevalerie errante, commune à toute l’Espagne, tourne l’esprit des cavaliers aux aventures bizarres. Les filles, de leur côté, goûtent cet air-là dès leur enfance, dans les livres de chevalerie et dans les conversations fabuleuses des femmes qui sont auprès d’elles. Ainsi, les deux sexes remplissent leur esprit des mêmes idées ; et la plupart des hommes et des femmes qui aiment, prennent le scrupule de quelque amoureuse extravagance, pour une froideur indigne de leur passion. Quoique l’amour n’ait jamais des mesures bien réglées, en quelque pays que ce soit, j’ose dire qu’il n’y a rien de fort extravagant en France, ni dans la manière dont on le fait, ni dans les événements ordinaires qu’il y produit. » En effet, le monde, en France, étoit déjà fort avisé. La fonction d’une charge, le dessein d’un emploi, ou la poursuite d’un intérêt, dominoit toute autre idée, et si l’on parloit beaucoup d’amour, les deux sexes s’entendoient, en général, pour donner le pas à l’intérêt. Saint-Évremond observe que c’est à qui pourra mieux se servir, les femmes des galants, ou les galants d’elles, pour arriver à leur but.

La philosophie n’étoit pas, en effet, étrangère à cette disposition. Les cartésiennes, tout comme les épicuriennes du dix-septième siècle, avoient beaucoup de sens. Les premières plaçaient différemment l’intérêt, mais ne l’écoutoient pas moins. Les autres n’ont jamais professé la doctrine du désespoir, et lorsqu’un amour manquoit à leur espérance, elles mettaient leur sagesse à s’en consoler ; on remarque même une certaine naïveté dans leurs désordres. On diroit que ces bonnes créatures ne font que suivre la loi naturelle. Il y a chez ces femmes quelque chose de la statue antique, qui est sans pudeur comme sans vice. Les facilités mondaines marchoient de pair avec les rigueurs chrétiennes. De célèbres directeurs de conscience acceptoient des engagements à terme pour la conversion, et, l’échéance arrivée, accordoient même un sursis. La pratique des voluptés du siècle s’allioit donc facilement aux observances de la religion ; et, comme on avoit toujours respecté les bienséances, la transition du monde à Dieu n’offroit pas grand embarras.

L’usage du monde avoit permis de vivre à sa guise, et d’avoir, sans scandale, des amants ou des maîtresses ; mais il imposoit de mourir décemment. Lisez cette correspondance adorable de Saint-Évremond et du chevalier de Grammont octogénaire. Celui-ci suivit la loi du monde ; l’exil en affranchit son vieux ami. Une bonne fin étoit donc de bon goût. Les âmes tendres alloient plus loin, et, pour elles, le couvent étoit la conclusion presque obligée d’une passion. C’étoit non-seulement un refuge dans les malheurs d’amour ; le monde en faisoit souvent une nécessité de situation. Où pouvoit se retirer Mlle de la Vallière disgraciée, sinon dans un couvent ? Ces femmes, immortelles par leurs amours et par leur pénitence, trahies par leur passion, comme Pascal l’avoit été par sa raison, n’ont trouvé que dans le cloître une planche de salut et de repos. Le couvent assuroit non-seulement un asile aux cœurs trompés, mais encore une situation sociale à celles qui n’en avoient plus dans le monde. Les femmes philosophes ont simplement rectifie leur conduite ; le repentir marque le retour de la chrétienne à la régularité.

Saint-Évremond ne conseille ni l’entraînement de la passion, ni le repentir du couvent, encore moins la sagesse absolue. C’est un éclectique de morale. Il écrivoit à Mlle de Kéroualle, qui en a bien fait son profit : « J’ai vu des voluptueuses au désespoir du mépris où elles étaient tombées ; j’ai vu des prudes gémir de leur vertu : leur cœur, gêné de leur sagesse, cherchoit à se soulager par des soupirs du secret tourment de n’oser aimer. Enfin, j’ai vu les unes pousser des regrets vers l’estime qu’elles avoient perdue ;… j’ai vu les autres pousser des désirs vers les voluptés qu’elles n’osoient prendre. Heureuse qui peut se conduire discrètement, sans gêner ses inclinations ! car, s’il y a de la honte à aimer sans retenue, il y a bien de la peine à passer sa vie sans amour… » La conclusion qu’en a tirée la jeune et belle Bretonne est connue de tout le monde. À une autre duchesse, Saint-Évremond écrivoit : « L’amour ne fait pas de tort à la réputation des dames : c’est le peu de mérite des amants qui les déshonore. » Maxime profondément vraie, dans l’usage du monde de ce temps, mais dont l’expression équivoque tromperoit ceux qui ne connaissent pas le dix-septième siècle.

Conséquent avec ses principes, il se montra toujours tolérant et doux pour des fautes qui allument la colère chez beaucoup d’autres. Mais si cette indulgence n’avoit, à l’égard d’autrui, pas de limites, il n’en étoit pas ainsi pour lui-même. « Ma passion, disoit-il, ne s’oppose jamais à ce que j’ai résolu de faire par devoir. Il est vrai, ajoutoit-il spirituellement, que ma raison consent volontiers à ce que j’ai envie de faire par plaisir. » Cet heureux et permanent accord de sa raison et de ses penchants étoit le but de sa philosophie pratique, purement sensuelle en apparence, en réalité délicate et charitable. Aussi les attachements de galanterie qui ont rempli la vie de Saint-Evremond, quoique dépourvus d’éclat dramatique, ont-ils un vrai charme d’honnêteté. Ils ont tous été fondés sur une affection sincère, laquelle une fois donnée ne se démentait jamais, quoi qu’il arrivât de la galanterie. Il retraçoit ainsi lui-même la gradation de ses sentiments :

D’abord c’est une pure estime
Qu’insensiblement on anime
Avec un peu plus de chaleur ;
Puis un charme secret se glisse au fond du cœur.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Cette estime est bientôt une tendre amitié,
Puis l’amitié devient une amoureuse peine,
Un tourment qui nous plait, etc. etc.

Peu disposé à se passionner, il écrivoit : « Dites-moi si je puis devenir votre amant, ou si je dois demeurer votre ami. Pour moi, je suis résolu de prendre le parti qu’il vous plaira ; et si je passe de l’amitié à l’amour sans emportement, je puis revenir de l’amour à l’amitié avec aussi peu de violence. » Cependant, cet homme si complaisant, qui s’accommode si bien de tout, a poursuivi des traits inexorables de la satire, et avec une invariable persistance, la dévotion et le couvent, où se réfugioient si fréquemment alors de nobles cœurs désabusés de l’amour. Son intolérance peut s’expliquer par des résolutions qui l’ont froissé, et surtout par la crainte qu’il eut de se voir enlever, par la religion, une amie, hélas ! si bruyamment volage, Hortense Mancini, après l’affaire du chevalier de Savoie, ce neveu trop susceptible, qui, sans en être prié, tua le jeune Suédois Banier, l’amant de sa tante, pour venger un honneur que celle-ci ne croyoit point outragé. Dans l’analyse de ces déterminations extrêmes, Saint-Évremond n’écoute que sa raison sceptique, là où le cœur du désespéré agit seul et prononce. Il se peut, comme le veut Saint-Évremond, que la dévotion soit le dernier amour de la femme pénitente. Mais pourquoi lui refuser, pour ce dernier amour, la liberté que nous lui donnons pour le premier ?

Quant au couvent, il est vrai qu’il étoit devenu, en ce temps, comme la conclusion banale d’une passion affichée et d’un attachement trompé. L’entrée au cloître étoit, en ce cas, une résolution toute mondaine, et même une sorte de distinction privilégiée, à l’usage des grandes dames seulement ; elle n’eût point été permise à une femme d’un rang subalterne. Au rapport de Loret, Mlle Garnier, abandonnée par M. de Champlatreux, qui ne veut pas encore l’épouser, se retire en un couvent, en janvier 1652 : son père étoit du grand conseil. Mais tout le monde a connu l’aventure de cette femme de chambre de Mme la dauphine, qui, de l’autorité de sa maîtresse, fut retirée du couvent où elle s’étoit réfugiée, par désespoir d’amour, comme se permettant de ces grands éclats, qui n’étoient point de sa condition. Dangeau, qui a noté l’impertinence de cette infortunée, ajoute d’un ton satisfait : la petite Moreau a servi ce soir madame la dauphine comme à l’ordinaire.

Il est une autre affection de l’âme, moins ardente et moins entraînante que l’amour, mais plus sûre et plus douce, dont l’antiquité avoit connu et célébré le charme, dont le dix-septième siècle a curieusement étudié la nature, et à laquelle il s’est abandonné avec un parfait bonheur : c’est le sentiment de l’amitié. Saint-Évremond, dont l’aimable insouciance sembloit n’attacher aux choses de la vie qu’un intérêt léger, a été le plus sérieux, le plus constant, le plus dévoué des amis ; et nous n’avons rien de plus délicat, dans notre langue, que les divers écrits échappés de sa plume, à ce sujet, sur lequel il est revenu plusieurs fois, comme sur l’objet favori de ses réflexions. Ici plus de scepticisme de sa part ; son cœur et son esprit s’engagent sans réserve, à l’exemple de ses maîtres, de Montaigne et d’Épicure : Montaigne avoit fait ses délices de l’affection d’un ami. « Nous nous cherchions, dit-il, et nos noms s’embrassoient avant que de nous connoître. Le jour où je le vis pour la première fois, nous nous trouvâmes tout d’un coup si liés, si unis, si connus, si obligés, que rien ne nous fut plus cher que l’un à l’autre ; et quand je me demande d’où vient cette joie, cette aise, ce repos que je sens, lorsque je le vois : c’est que c’est lui, c’est que c’est moi ; c’est tout ce que je puis dire. » Quant à Épicure : « J’ai toujours admiré sa morale, dit Saint-Évremond, et je n’estime rien tant de sa doctrine que la préférence qu’il donne à l’amitié sur toutes les vertus. » Tout un livre est dans ce dernier mot. Voilà le sentiment exquis de l’amitié élevé au rang de vertu. Sous les premières impressions du sensualisme, il n’avoit jadis entrevu que l’utilité d’un ami, qu’un échange de services à espérer dans l’amitié ; il avoit dit ce mot répété par la Rochefoucauld : l’amitié c’est un trafic, et ce mot, on s’en souvient, avoit blessé Mme de Sablé.

Il est difficile, quand on écrit sur un pareil sujet, que l’esprit échappe à l’influence du cœur. Les impressions du moment doivent être pour beaucoup dans les jugements de celui qui disserte sur l’amour ou l’amitié. On peut donc croire que les dispositions morales de Saint-Évremond ont été diverses, selon les temps auxquels se rapportent ses écrits sur l’amitié. En 1647, il avoit sous les yeux les premiers déchirements de la société parisienne, aux approches de la fronde ; l’intrigue et l’ambition trafiquoient de tous les engagements, et même des mouvements du cœur. Il a pu dire « l’amitié est un commerce ; le trafic en doit être honnête, mais enfin c’est un trafic. » L’intention étoit d’ailleurs moins choquante que le mot.

Sans revenir, à cet égard, sur ce que j’ai noté précédemment, je ferai remarquer qu’aux yeux des personnes familières avec la langue du dix-septième siècle, et au courant de la controverse agitée dans le grand monde des salons, sur la nature de l’amitié, discussion si saisissante dans le livre de M. Cousin, sur Mme de Sablé, l’emploi du mot trafic pour échange de services, ou commerce de sentiments, n’a rien qui doive surprendre. Trafic étoit fréquemment employé au figuré. Le P. Bouhours dit qu’il y a un trafic entre les langues ; et Mme de Sévigné, qu’elle trafique en plusieurs endroits. Un esprit délicat comme Saint-Évremond ne pouvoit appliquer ce mot à l’amitié, dans un sens positif. Mais, pour Mme de Sablé, l’amitié, loin d’avoir l’essence d’un commerce, étoit un sentiment pur et désintéressé, une vertu ; elle le dit elle-même dans ses Maximes. C’est l’idée à laquelle Saint-Évremond, après les émotions de trente années, est revenu, sur la terre étrangère, auprès de Mme de Mazarin, en 1676, dans un fragment sur l’amitié, qui est l’une des compositions les plus suaves de notre auteur.

L’idée d’amitié-trafic n’étoit même point personnelle à Saint-Évremond, en 1647. Elle venoit de l’école sensualiste. Gassendi avoit préconisé les avantages de l’amitié, plus que sa nature vertueuse, en exposant la doctrine d’Épicure ; et Hobbes a dit plus tard, et plus brutalement que Gassendi : « Pourquoi les amitiés sont-elles des biens ? parce qu’elles sont uliles. » Saint-Évremond, avec le goût François, étoit resté plus mesuré dans l’expression. Du reste, M. Esprit, janséniste, et l’un des personnages considérés du salon de Mme de Sablé ; M. Esprit, dont les Maximes n’ont été imprimées qu’en 1678, bien après l’impression de celles de Saint-Évremond et de la Rochefoucauld ; M. Esprit a répété lui-même que « les amitiés ordinaires sont des trafics honnêtes ; » sur quoi j’ajouterai qu’il n’a été tenu pour plagiaire par personne. C’est qu’en effet, la maxime lui appartenoit, autant qu’aux autres habitués de Mme de Sablé, qui avoient été de ce parti. Ses Maximes avoient couru, en manuscrit, pendant longtemps, comme celles de Saint-Évremond, comme celles de Mme de Sablé, comme toute cette littérature légère des salons de ce siècle ; et M. Cousin remarque, avec raison, malgré la couleur du paradoxe, que s’il y a un maître et un disciple, entre M. Esprit et la Rochefoucauld, le disciple est celui-ci.

Lors donc qu’en 1676, Saint-Évremond parle à la duchesse Mazarin de l’amitié comme d’une vertu, c’est qu’il est sous l’impression d’un sentiment plus épuré qu’en 1647 ; le charme d’une affection délicate l’emporte, en 1676, sur la sécheresse du jeune philosophe de 1647 ; et il désavoue sa vieille opinion, au bruit de la controverse ravivée, dans les salons de Paris, à l’occasion de la publication récente des Maximes de la Rochefoucauld. Il ne s’est plus reconnu dans le fragment imprimé par Barbin, sans son aveu11. Les femmes s’étoient prononcées en général contre la théorie de la Rochefoucauld ; le galant Saint-Évremond s’est rangé du parti des dames, et se prononce pour la vertu dans l’amitié. À leurs yeux, l’amitié qui a l’intérêt pour mobile est une amitié dégradée.

Telle n’étoit point, à la rigueur, la pensée des partisans du trafic. Mais, quoi qu’il en soit, Saint-Évremond professe désormais avec effusion, le désintéressement de l’amitié. Quel homme aimable que celui qui écrit ces lignes charmantes : « De tous les liens, celui de l’amitié m’est le plus doux ; et n’étoit la honte qu’on ne répondît pas à la mienne, j’aimerois, par le plaisir d’aimer, quand on ne m’aimeroit pas. Dans un faux sujet d’aimer, les sentiments d’amitié peuvent s’entretenir par la seule douceur de leur agrément. Dans un vrai sujet de haïr, on doit se défaire de ceux de la haine, par le seul intérêt de son repos. »

Ailleurs, il veut qu’on immole tout à l’amitié, même la justice, et il s’autorise du mot d’Agésilas : « La justice, dit-il à la duchesse, n’est qu’une vertu établie pour maintenir la société humaine : c’est l’ouvrage des hommes. L’amitié est l’ouvrage de la nature ; l’amitié fait toute la douceur de notre vie, quand la justice, avec toutes ses rigueurs, a bien de la peine à faire notre sûreté. Si la prudence nous fait éviter quelques maux, l’amitié les soulage tous ; si la prévoyance nous fait acquérir des biens, c’est l’amitié qui en fait goûter la jouissance. Avez-vous besoin de conseils fidèles, qui peut vous les donner qu’un ami ? À qui confier vos secrets, à qui ouvrir votre cœur, à qui découvrir votre âme, qu’à un ami ? Et quelle gêne seroit-ce d’être tout resserré en soi-même, de n’avoir que soi pour confident de ses affaires et de ses plaisirs ! Les plaisirs ne sont plus plaisirs, dès qu’ils ne sont pas communiqués. Sans la confiance d’un ami, la félicité du ciel serait ennuyeuse.

« Pour conserver une chose si précieuse que l’amitié, ce n’est pas assez de se précautionner contre les vices, il faut être en garde même contre les vertus : il faut être en garde contre la justice. Les sévérités de la justice ne conviennent pas avec les tendresses de l’amitié. Qui se pique d’être juste, ou se sent déjà méchant ami, ou se prépare à l’être.... L’amitié n’appréhende pas seulement les rigueurs de la justice, elle craint les profondes réflexions d’une sagesse qui nous retient trop en nous, quand l’inclination veut nous mener vers un autre. L’amitié demande une chose qui l’anime, et ne s’accommode pas des circonspections qui l’arrêtent : elle doit toujours se rendre maîtresse des biens, et quelquefois de la vie de ceux qu’elle unit. »

Notre auteur étoit évidemment sous une impression différente, lorsqu’en 1681 il adressoit au comte de Saint-Albans, cet autre écrit Sur l’amitié, si piquant, si spirituel et si vrai, mais si sensé, si dégagé d’illusion, que la duchesse Mazarin lui avoit donné malicieusement le titre de l’Amitié sans amitié. Saint-Évremond y veut qu’on se contente, « d’une liaison douce et honnête. » Il se prononce contre les passions violentes en amitié, autant qu’en amour. « Elles font craindre le désordre du changement, ou elles sont nuisibles à autrui. » « Qu’a fait Oreste, dit-il, ce grand et illustre exemple d’amitié ? Il a tué sa mère et assassiné Pyrrhus.... Voilà où aboutissent les amours et les amitiés fondées sur le cœur. Pour ces liaisons justes et raisonnables, dont l’esprit a su prendre la direction, il n’y a point de rupture à appréhender ; car, ou elles durent toute la vie, ou elles se dégagent insensiblement, avec discrétion et bienséance.... »

« Il n’y a rien qui contribue davantage à la douceur de la vie que l’amitié ; il n’y a rien qui en trouble plus le repos que les amis, si nous n’avons pas assez de discernement pour les bien choisir. Les amis importuns font souhaiter des indifférents agréables. Les difficiles nous donnent plus de peine, par leur humeur, qu’ils ne nous apportent d’utilité, par leurs services. Les impérieux nous tyrannisent : il faut haïr ce qu’ils haïssent, fût-il aimable ; il faut aimer ce qu’ils aiment, quand nous le trouverions désagréable et fâcheux. Il faut faire violence à notre naturel, asservir notre jugement, renoncer à notre goût, et, sous le beau nom de complaisance, avoir une soumission générale pour tout ce qu’imposé leur autorité. Les jaloux nous incommodent : ennemis de tous les conseils qu’ils ne donnent pas, chagrins du bien qui nous arrive sans leur entremise, joyeux et contents du mal qui nous vient par le ministère des autres. »

« Il y a des amis de profession, qui se font un honneur de prendre notre parti sur tout ; et ces vains amis ne servent à autre chose qu’à aigrir le monde contre nous, par des contestations indiscrètes. Il y en a d’autres, qui nous justifient quand personne ne nous accuse ; qui par une chaleur imprudente, nous mettent en des affaires où nous n’étions pas, et nous en attirent que nous voudrions éviter. Se contente qui voudra de ces amitiés ; pour moi, je ne me satisfais pas d’une bonne volonté nuisible ; je veux que cette bonne volonté soit accompagnée de discrétion et de prudence. L’affection d’un homme ne raccommode point ce que sa sottise a gâté. »

À tout prendre, si Saint-Évremond avoit eu à choisir entre l’amour et l’amitié, il eût donné la préférence à l’amitié. « L’amour, dit-il, est une passion dont le cœur fait d’ordinaire un méchant usage. Le cœur est un aveugle, à qui sont dues toutes nos erreurs : c’est lui qui préfère un sot à un honnête homme ; qui fait aimer de vilains objets, et en dédaigner de fort aimables ; qui se donne aux plus laids, aux plus difformes, et se refuse aux plus beaux et aux mieux faits.

C’est lui, qui pour un nain, a fait courir le monde
                    À l’ami de Joconde.

« C’est lui qui déconcerte les plus régulières ; qui enlève les prudes à la vertu, et dispute les saintes à la grâce. Aussi peu soumis à la règle dans le couvent, qu’au devoir dans les familles ; infidèle aux époux ; moins sûr aux amants ; troublé le premier, il met le désordre et le dérèglement dans les autres : il agit sans conseil et sans connoissance. Révolté contre la raison qui le doit conduire, et mu secrètement par des ressorts cachés qu’il ne comprend pas, il donne et retire ses affections sans sujet ; il s’engage sans dessein, rompt sans mesure, et produit enfin des éclats bizarres, qui déshonorent ceux qui les souffrent et ceux qui les font. »

Voilà un acte d’accusation dans toutes les règles. Ah ! Madame la duchesse Mazarin, qu’aviez-vous fait à ce pauvre Saint-Évremond ? Il reviendroit volontiers à ses principes de 1647. « Vivons, dit-il, en finissant, pour peu de gens qui vivent pour nous ; cherchons la commodité du commerce avec tout le monde, et le bien de nos affaires avec ceux qui peuvent nous y servir. »

Une sérénité plus douce, un sentiment plus élevé, un esprit moins morose, se remarque dans la Conversation du duc de Candale, composition délicate, qui est un traité véritable et pur de l’amitié, en même temps qu’une histoire touchante des affections de Saint-Évremond lui-même. Il ébaucha cet ouvrage, l’année même où furent imprimées à Paris, chez Barbin, les Maximes de la Rochefoucauld, et il y mit la dernière main en 1668. C’est, de plus, un morceau précieux pour l’histoire du dix-septième siècle. Le caractère noble, mais affectueux et bienveillant de Saint-Évremond, s’y montre dans tout son jour. La scène se passe au mois de février 1650, après l’arrestation des princes, époque où, comme nous l’avons déjà dit, Saint-Évremond et le duc de Candale firent cortège à la cour, dans son voyage de Normandie, pour en chasser Mme de Longueville qui s’y étoit retirée, et où elle avoit un fort parti. Saint-Évremond eut alors l’occasion de s’avancer dans la confiance et dans l’amitié de ce grand seigneur, l’un des plus brillants et des plus aimés de l’époque, enlevé, en 1658, par une mort prématurée, et laissant après lui des regrets mémorables, dans le cœur de plusieurs belles du siècle.

Après un coup d’œil rapide jeté sur les événements de cette année 1650, Saint-Évremond passe en revue les principales intrigues qui occupoient alors la société parisienne, et les personnages en crédit ou en lumière, dont la plupart lui étoient chers, par les liens de l’amitié. Parfaitement discret dans le récit de leurs attachements, il nous montre ce fameux trio d’amis, auquel le monde prit tant d’intérêt : Candale, Moret et La Vieuville. Les amours de M. de Vardes, frère de Moret, supplanté, à certain jour, par Candale, auprès de Mme de Saint-Loup, brouillèrent les trois amis. Le beau Candale, ce ravageur des âmes féminines, devint un personnage politique, et Saint-Évremond donna de profonds conseils au fils du duc d’Épernon. Suivent les portraits de leurs amis les plus particuliers, dessinés en traits charmants : Palluau, Miossens, sur lesquels, comme sur Candale, cette peste de Tallemant a passé des ombres moins flatteuses ; le maréchal de Créqui, aussi fidèle en amitié qu’héroïque à la guerre ; enfin Ruvigny, la Rochefoucauld et M. de Turenne.

Le langage de Saint-Évremond à l’égard de la Rochefoucauld est d’autant plus remarquable, qu’ils ont tous deux suivi des partis différents, pendant la fronde. Je laisse parler notre auteur.

« La prison de M. le Prince a fait sortir de la cour une personne considérable, que j’honore infiniment ; c’est M. de la Rochefoucauld, que son courage et sa conduite feront voir capable de toutes les choses où il veut entrer. Il va trouver de la réputation où il trouvera peu d’intérêt ; et sa mauvaise fortune fera parôitre un mérite à tout le monde, que la retenue de son humeur ne laissoit connoître qu’aux plus délicats. En quelque fâcheuse condition où sa destinée le réduise, vous le verrez également éloigné de la faiblesse et de la fausse fermeté ; se possédant sans crainte, dans l’état le plus dangereux, mais ne s’opiniâtrant pas dans une affaire ruineuse, par l’aigreur d’un ressentiment, ou par quelque fierté mal entendue. Dans la vie ordinaire, son commerce est honnête, sa conversation juste et polie. Tout ce qu’il dit est bien pensé ; et, dans ce qu’il écrit, la facilité de l’expression égale la netteté de la pensée.»

Ces paroles de Saint-Évremond sont d’un esprit fin, d’un homme bien élevé, d’un ami. L’ami l’emporte sur l’adversaire politique, et je crois que l’ami est resté dans le vrai. Saint-Évremond et la Rochefoucauld ont dû être rivaux d’esprit, dans les salons. Tous deux se sont rencontrés à l’hôtel de Condé, chez Mme de Sablé, au Marais ; chez Mme de Longueville, rue Saint-Thomas du Louvre ; chez Mme de Lafayette et chez Ninon de Lenclos ; et ils ont employé leur talent à peindre, à leur façon, le monde et les caractères qui les entouraient. Mais il y a dans Saint-Évremond une honnêteté naturelle, un mouvement de cœur qu’on ne rencontre pas dans la Rochefoucauld. Celui-ci a jugé les hommes d’après leur mérite, Saint-Évremond d’après son indulgence. La Rochefoucauld démêle mieux peut-être le secret des misères humaines ; Saint-Évremond préfère s’abandonner à la bienveillance qui les soulage. L’un a plus de mordant et de vigueur de touche ; l’autre plus de délicatesse et de moelleux. Mais l’un n’est pas plus ingénieux que l’autre. La Rochefoucauld est plus froid et plus personnel ; Saint-Évremond est plus aimant et plus généreux. Tous deux également polis, et modèles de la grande éducation : chez le premier avec moins de sérénité, chez l’autre avec moins de morosité. Jamais l’épicurien Saint-Évremond n’auroit écrit ces lignes du portrait de la Rochefoucauld tracé par lui-même : « Je suis peu sensible à la pitié, et je voudrois ne l’y être point du tout. Cependant, il n’est rien que je fisse pour le soulagement d’une personne affligée, et je crois effectivement que l’on doit tout faire, jusqu’à lui témoigner beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si sots, que cela leur fait le plus grand bien du monde ; mais je tiens aussi qu’il faut se contenter d’en témoigner, et se garder bien soigneusement d’en avoir. » On se prendroit à haïr l’esprit, en lisant la Rochefoucauld ; on aime toujours l’humanité en lisant Saint-Évremond.

Quelle diversité de langage, dans cette lettre, déjà citée, au comte d’Olonne : « Il y en a que le malheur a rendus dévots, par un certain attendrissement, par une pitié secrète qu’on a pour soi, assez propre à disposer les hommes à une vie plus religieuse. Jamais disgrâce ne m’a donné cette espèce d’attendrissement : la nature ne m’a pas fait assez sensible à mes propres maux. La perte de mes amis pourroit me donner de ces tristesses délicates dont les sentiments de dévotion se forment avec le temps. Je ne conseillerais jamais à personne de résister à la dévotion qui se forme de la tendresse, ni à celle qui nous donne de la confiance. L’une touche l’âme agréablement ; l’autre assure à l’esprit un doux repos. Mais tous les hommes, et particulièrement les malheureux, doivent se défendre avec soin d’une dévotion superstitieuse, qui mêleroit sa noirceur avec celle de l’infortune. »

Le moraliste n’est souvent que l’anatomiste des sentiments humains. Tel est quelquefois la Bruyère lui-même ; tel est presque toujours Vauvenargues. Tel n’est jamais Saint-Évremond, qui, en nous montrant les ressorts les plus cachés des sensations, et les mobiles les plus secrets des âmes, s’émeut doucement, à cette étude, et s’anime d’une sympathie fraternelle pour les pauvres mortels. Vauvenargues semble affecter de ne pas connoître Saint-Évremond qui lui demeure supérieur. Le jeune et brave officier de la retraite de Prague n’a point la délicatesse aimante de Saint-Évremond ; une certaine sécheresse a passé sur son cœur. Cependant Vauvenargues a traité de l’amitié, de l’amour même. Il n’approche pas de la finesse et de la sensibilité de l’épicurien du dix-septième siècle ; et il reste bien éloigné du charme de Mme de Lambert, qui n’était point épicurienne, qui n’avoit point vu les pousseurs de beaux sentiments, dont parle Scarron, son âge n’étant pas de ce temps, mais qui avoit hérité du style et des manières de la grande société françoise, du dix-septième siècle, dont elle avoit vu les derniers beaux jours. Son traité de l’amitié est ravissant. Vauvenargues ignore aussi Mme de Lambert, qui était presque sa contemporaine. Retournons à la conversation du duc de Candale.

Saint-Évremond y fait aimer ses amis, comme il les aime lui-même. S’il n’a point parlé de Fouquet dans cette conversation, c’est que peut-être son intimité avec lui n’étoit point encore profondément établie, en 1650 ; peut-être aussi craignoit-il de le compromettre, en appelant sur lui l’attention, à une époque encore rapprochée de la disgrâce, dans un écrit qui devoit être répandu à la cour, quoiqu’il fût l’œuvre d’un exilé. Mais rien n’égale la tendresse avec laquelle il en a parlé à Mme de Mazarin en 1676, dans un autre écrit consacré, aussi, à l’amitié. « Comme je n’ai, y dit-il, aucun mérite éclatant à faire valoir, je pense qu’il me sera permis d’en dire un qui ne fait pas la vanité ordinaire des hommes ; c’est de m’être attiré complètement la confiance de mes amis ; et l’homme le plus secret que j’aie connu en ma vie n’a été plus caché avec les autres, que pour s’ouvrir davantage avec moi. Il ne m’a rien celé, tant que nous avons été ensemble ; et peut-être qu’il eût bien voulu me pouvoir dire toutes choses, lorsque nous avons été séparés. Le souvenir d’une confidence si chère m’est bien doux ; la pensée de l’état où il se trouve m’est plus douloureuse. Je me suis accoutumé à mes malheurs, je ne m’accoutumerai jamais aux siens ; et puisque je ne puis donner que de la douleur à son infortune, je ne passerai aucun jour sans m’affliger, je n’en passerai aucun sans me plaindre. »

Le portrait que Saint-Évremond consacre à Ruvigny, dans la conversation du duc de Candale, est d’un intérêt particulier, aujourd’hui que ce personnage nous est mieux connu, par les indiscrétions de Tallemant, son beau-frère. Henri Massués, marquis de Ruvigny, étoit d’une branche bâtarde de la riche et puissante maison de Bellengreville. Son père étoit fils naturel de l’abbé des Alleux, lequel étoit frère cadet de Joachim de Bellengreville, grand prévôt de l’hôtel, sous Henri IV, célèbre pour de beaux faits d’armes, pendant la ligue, et pour avoir épousé, à quatre-vingts ans, une jeune femme qui fut plus tard la maréchale de Thémines, et qui l’enterra au bout de cinq semaines. Ce vieillard opulent, mourant sans enfants, institua comme héritiers des neveux légitimes de son nom ; mais le grand Sully prit soin du neveu naturel, se l’attacha comme gentilhomme, le maria dans sa maison, le fit gouverneur de la Bastille, et facilita sa fortune. De ce Ruvigny, élevé par Sully, naquirent trois enfants : l’un qui fut page de Louis XIII, et mourut jeune, sans postérité ; une fille fort connue en France, sous le nom de Mme de la Maisonfort, épouse en secondes noces du duc de Southampton, et qui a fait grande figure en Angleterre ; enfin un troisième, Henri de Ruvigny, qui fut l’ami de Saint-Évremond, qui épousa, en premières noces, une sœur de Tallemant, et, en secondes noces, une sœur du duc de Southampton, déjà son beau-frère.

Comment Henri de Ruvigny se trouva-t-il du parti protestant, dans les guerres civiles, sous Richelieu ? Étoit-il huguenot de naissance ? L’abbaye de son aïeul ne l’auroit pas empêché, car à cette époque ceux de la religion tenoient encore des bénéfices, par tolérance. Étoit-il passé, lui ou son père, au parti protestant ? Je l’ignore. Tant il y a que Henri de Ruvigny fit ses premières armes au siége de la Rochelle, sous le duc de Rohan, qu’il suivit dans l’exil, à Venise, après la prise de la ville rebelle. Voilà comment Ruvigny est entré dans l’intimité de la maison de Rohan, où il devint successivement le lieutenant préféré du duc, dans la guerre de la Valteline, et son compagnon d’armes à Rheinfeld ; l’ami plus particulier de la duchesse qui le maria, et le fit nommer député général des églises reformées ; et enfin l’ami plus particulier encore de Mlle de Rohan qui le sacrifia, un beau matin, au galant et rusé Chabot. Le roman de Ruvigny et de Mlle de Rohan, resté mystérieux pour les contemporains, grâce à la galante discrétion de toute cette jeunesse de bonne compagnie, n’a été dévoilé que de nos jours, par la publication des Historiettes. Saint-Évremond, qui n’a pu l’ignorer, en avait gardé le secret. Tallemant eût très-bien fait de l’imiter. Ruvigny avoit été si discret, que personne ne se douta de son commerce avec cette jeune héroïne, pendant neuf ans qu’il a duré ; mais cet amant qui avait caché avec tant de soin sa bonne fortune et son dépit à ses amis les plus intimes : à Cinq-Mars qui partageoit son logis et son lit, à Jarzay, voisin de Saint-Évremond au petit Saint-Antoine, à Candale, à Saint-Preuil, à Bautru, à Palluau, à Miossens ; Ruvigny aura conté, dans quelque longue soirée d’hiver, son aventure amoureuse à son beau-frère, qui en a fait l’usage qu’on connoît. Au demeurant, cette historiette de mesdames de Rohan, si agréablement commentée par M. P. Paris, est peut-être le tableau le plus piquant et le plus vrai que nous ayons des habitudes et des mœurs de la société de la place Royale, à laquelle Mme Pilou, donnant ce bon conseil, suivi par les plus avisées: Amusez-vous, mais n’écrivez pas, oublia d’ajouter : et gardez-vous des confidents.

Ruvigny étoit rousseau, pas bel homme, mais renommé par toutes sortes de bravoures, auprès des dames ; habile, intrépide à la guerre: estimé de Gassion, contre lequel il se battit ; de la Meilleraye, qu’il tira d’un mauvais pas ; de M. de Thou, du marquis de Saint-Luc, et, pour tout dire, de M. le prince, de M. de Turenne, qui l’honora de sa confiance durant quarante ans, et de Mazarin, qui en tira de bons services, pendant la fronde ; personnage mêlé à toutes les affaires de son temps, sérieuses ou gaillardes ; avec de l’esprit, de la sagesse, de la conduite et du manège. Tantôt espiègle comme Roquelaure, témoin l’inénarrable spectacle qu’à la place Royale…, mais n’allons pas suivre l’exemple de Tallemant : c’étoit le temps de la bonne régence ; et tantôt le plus sûr, le plus grave des hommes, en tout temps d’une indéfectible honnêteté, qui refusoit à Souscarrière de le patroner en Angleterre : ami dévoué, fidèle, invariable, jusques dans les disgrâces éclatantes : à preuve Cinq-Mars, Mme de Chevreuse et Saint-Évremond ; toujours prudent, droit et irréprochable, dans sa ligne politique. Il étoit de ce qu’on appeloit les esprits forts du Marais, sans être déclaré, comme ceux qui figurent dans la conversation du maréchal de Hocquincourt : sa qualité de député général des églises réformées, lui imposant la circonspection ; élégant comme Candale et Grammont, donnant, comme eux, le ton aux merveilleux, et faisant respecter, au besoin, ses fantaisies avec son épée. Ami des gens de palais, comme des gens de finance et des gens de cour ; aussi bien reçu chez les Jambonneau, où l’on faisoit très-bonne chère, avec des airs restés bourgeois, que chez le comte de Soissons, dont il étoit le partenaire, dans ses joyeusetés. Enfin l’un des hommes les plus aimables, les plus gais, les plus importants, et les plus honorables de son temps.

Tel est l’homme, l’ami, dont Saint-Évremond a laissé ce portrait :

« Un premier ministre, un favori, qui chercherait dans la cour un sujet digne de sa confiance, n’en sauroit trouver, à mon avis, qui la mérite mieux que M. de Ruvigny. Vous verrez, peut-être, en quelques autres, ou un talent plus brillant, ou de certaines actions d’un plus grand éclat que les siennes. À tout prendre, à juger des hommes par la considération de toute la vie, je n’en connois point qu’on doive estimer davantage, et avec qui l’on puisse entretenir plus longtemps une confidence sans soupçon, et une amitié sans dégoût. Quelques plaintes que l’on fasse de la corruption du siècle, on ne laisse pas de rencontrer encore des amis fidèles ; mais la plupart de ces gens d’honneur ont je ne sais quoi de rigide, qui feroit préférer les insinuations d’un fourbe, à une si austère fidélité. Je remarque, dans ces hommes qu’on appelle solides et essentiels, une gravité qui vous importune, ou une pesanteur qui vous ennuie. Leur bon sens même, pour vous être utile une fois, dans vos affaires, entre mal à propos tous les jours dans vos plaisirs. Cependant, il faut ménager des personnes qui vous gênent, dans la vue que vous pourrez en avoir besoin ; et parce qu’ils ne vous tromperont pas, quand vous leur confierez quelque chose, ils se font un droit de vous incommoder, aux heures que vous n’avez rien à leur confier. La probité de M. de Ruvigny, aussi propre que la leur pour la confiance, n’a rien que de facile et d’accommodant pour la compagnie ; c’est un ami sûr et agréable, dont la liaison est solide, dont la familiarité est douce, dont la conversation est toujours sensée et toujours satisfaisante. »

Ruvigny, resté fort attaché aux intérêts protestants12, se fit oublier, après la révocation de l’édit de Nantes. Il étoit alors octogénaire, et il survécut peu. Mais son fils, un autre Henri de Ruvigny, officier de distinction, quitta la France, après la fatale ordonnance du 22 octobre 1685, et se réfugia en Angleterre où la famille de sa mère tenoit un grand état. Il y fut créé comte de Galloway, et sous ce nom, il commanda, nonobstant la désapprobation de Saint-Évremond, un corps de réfugiés Français, avec lequel il fut battu, à la bataille de Nerwinde, par le maréchal de Luxembourg. Plus tard, il commanda l’armée angloise elle-même, pendant la guerre de la succession, en Espagne, et il fut vaincu, à la bataille d’Almanza, par le maréchal de Berwyck ; après quoi, il fut soumis à bien des humiliations, pour se justifier, à son retour en Angleterre : juste et ordinaire châtiment de ceux qui, portant les armes contre leur pays, n’ont pas le sort des combats toujours favorable.

À la suite de ces grandes amitiés de Saint-Évremond, nous pourrions rappeler l’attachement qui l’unit à la famille de Lionne, dont il resta le correspondant assidu, après la mort du ministre illustre qui avoit négocié le mariage de Louis XIV ; et l’affection dont il fut l’objet dans la maison de la Tour d’Auvergne, où il étoit désigné sous un nom familier, qui disoit à la fois le respect et la tendresse conservés, par cette noble famille, au vieux soldat de M. de Turenne. Il est assuré que Saint-Évremond avoit recueilli, sur la vie du grand capitaine, deux volumes de notes précieuses, perdus, avec d’autres papiers importants, à l’époque où il dut précipitamment s’éloigner de sa patrie, pour sauver sa liberté. Rappelons encore les noms du chevalier de Meré, talent délicat jusqu’à la recherche ; du maréchal d’Hocquincourt, immortalisé par une Conversation dont nous parlerons encore plus d’une fois ; de Chapelle, esprit charmant, à qui tout art, toute contrainte et tout travail étoient insupportables, et dont la désinvolture étoit si spirituelle et si piquante ; de Barillon, si estimé de la société polie et lettrée ; de Chamilly, l’un de ceux à qui l’on suppose que furent adressées les lettres portugaises, et frère d’armes de Saint-Évremond, à Fribourg ; de Montresor, quelquefois si importun ; du commandeur de Jars, ami si honorable de Mlle de Hautefort ; sans oublier le chevalier de Grammont, dont la légèreté spirituelle et légendaire cachoit l’indéfectible solidité d’un ami, et que nous retrouverons plus tard, à la cour de Charles II ; le comte d’Olonne, à qui son épouse, avec l’aide de Bussy, a fait un nom qui répond mal au vrai mérite de ce seigneur ; le chevalier de Matha, si aimable et si galant ; Pierre Corneille, ce grand poëte si mal taillé, dit-on, de sa personne, pour l’amour, et qui donna un caractère à l’amour francois, au dix-septième siècle ; enfin Molière et la Fontaine, dont l’estime pour Saint-Évremond dura toute leur vie et eut pour trait d’union l’amitié de Ninon de Lenclos.


NOTES

1. Voy. ma Lettre critique sur les Contes de Perrault, et celle qui précède les Pastorales de Longus.

2. Voy. Les d’Urfé, de M. Aug. Bernard, Paris, 1839, 1 vol. in-8 ; et les Études sur l’Àstrée, de M. Bonafous, Paris, 1846, in-8.

3. Voy Moréri, V. Vigne et l’abbé de la Porte, tom. I. Les recueils de Conrart et ceux de l’Académie Françoise contiennent des poésies de Mlle de la Vigne, que Descartes avoit honorée, et que Saint-Évremond connut, dit-on, d’une façon plus intime. On avoit beaucoup parlé, dans le monde, de la passion d’un moine espagnol pour elle.

4. Il y a au recueil in-fol. de Conrart, tom. V, nº 37, une pièce curieuse, espèce de charte, ainsi intitulée : Sapho (Mlle de Scudéry, qui prend souvent ce pseudonyme et le reçoit sans façon) Reine de Tendre, princesse d’Estime, dame de Reconnaissance, Inclination et terreins adjacents, à tous présents et à venir salut, etc… Donné à Tendre, au mois des roses, etc.

5. Voy. infra, tom. 2, pag. 420. On connoît peu aujourd’hui Les amours diverses, divisées en sept histoires, par le Sr de Nerveze, conseiller et secrétaire de M. le prince de Condé (Revues et augmentées, à Lyon, par Thibaut Anselin, imprimeur ordinaire du Roy, 1608. Petit in-12, d’environ 800 pages, très bien imprimées). C’est un recueil d’incroyables platitudes, qui eut pourtant assez de succès, au commencement du dix-septième siècle.

6. Tom. 4. de l’édit. de P. Paris, pag. 304.

7. Voy. l’Histoire des femmes célèbres dans la littérature françoise (par l’abbé Delaporte), Paris, 1771, 5 vol. in-8, livre médiocre, mais qui contient d’utiles et curieuses indications.

8. Voy., dans les mémoires du temps, cet impromptu étincelant d’esprit et de hardiesse :

Soyez boiteuse, ayez quinze ans,
Point de gorge, fort peu de sens, etc.

9. Voy. M. Babou, Les Amoureux de Mme de Sévigné, p. 322 et suiv.

10. Voy. surtout le Fragment XII, p. 370 et suiv. de notre T. II : Sur nos Comédies.

11. Pour confirmer tout ce que nous avons dit à ce sujet, nous citerons Barbin lui-même, dans l’épitre dédicatoire du volume de 1668, au marquis de Berny : « Ce Recueil, dit-il, est une manière d’enfant perdu, que personne n’avoue, et que le hasard a jeté entre mes mains. »

12. Il est intraitable, écrivoit Mme de Maintenon.