Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« Vous ne doutez pas… »)

La bibliothèque libre.


XLII. Seconde lettre à la duchesse Mazarin, sur la résolution qu’elle avoit prise de quitter l’Angleterre, 1683.


À LA MÊME, SUR LE MÊME SUJET.

Vous ne doutez pas, Madame, que je ne sois sensiblement touché de vous voir quitter l’Angleterre ; mais je serois au désespoir, si c’étoit pour aller trouver les princes allemands, ou les Grands d’Espagne. Rien n’est plus naturel pour vous que le séjour de France : je ne demanderois ni un meilleur air, ni un plus beau pays. L’Angleterre pourtant ne laisse pas d’avoir ses commodités : beaucoup de guinées, avec la liberté d’en jouir à sa fantaisie.

Je ne puis continuer cette sorte de discours. Pour amuser ma douleur, toute diversion m’est nécessaire ; mais l’usage en est bien difficile, quand je songe que je ne vous verrai jamais. Je vous regarde comme une personne morte à mon égard : toutes vos bonnes qualités s’offrent à moi pour m’affliger, et je ne saurois envisager aucun défaut qui me console. Plût à Dieu que vous m’eussiez laissé quelque sujet de plainte plus piquant que l’abandonnement à mon peu de mérite ! Un juste ressentiment de quelque injure m’animeroit contre vous ; mais votre mépris m’oblige à me faire une justice fâcheuse, et ne me laisse rien à vous reprocher. Ma lettre me servira d’adieu, s’il vous plaît ; car je n’aurai pas la force de vous le dire, et je pleurerai dans ma chambre, comme je fais déjà, pour m’épargner la honte à mon âge de répandre des larmes en public. Souvenez-vous quelquefois d’un ancien serviteur. Je crains pourtant ce que je demande ; car vous ne vous en souviendrez que dans la vérité de mes prédictions, et j’aime beaucoup mieux qu’elles soient fausses et être oublié.

Pour vous, Madame, vous ne serez jamais oubliée des personnes qui ont eu l’honneur de vous connoître. Ceux que vous croyez les moins disposés à vous plaindre, ne vous pardonnent point la résolution que vous avez prise de nous quitter. Vous n’avez d’ennemis qu’en vous ; et autour de vous de tristes idées, un attirail de mélancolie et d’ennui. Qui verroit dans votre tête, comme on peut voir sur votre visage, on trouveroit votre cervelle toute noircie des Morts de la Trappe1, et de vos autres imaginations funestes. Adieu, Madame ; le seul discours de votre affliction feroit la mienne, si elle n’étoit pas toute formée. Devinez ma douleur et mon zèle ; il n’est pas en mon pouvoir de vous l’exprimer.

Il y a longtemps que je ne me mêle pas de vous donner des conseils : le dernier est de vous accommoder avec M. Mazarin, pour peu de sûreté que vous y trouviez. S’il n’y en a aucune, revenez en Angleterre, demeurer quelque temps à la campagne. Je suis persuadé que le roi ne vous abandonnera pas, et vous trouverez plus de gens disposés à vous servir que vous ne croyez. Pour les couvents, on y est malheureux, à moins que de devenir imbécile. Souffrir pour souffrir, il vaut mieux pour une femme mariée que ce soit avec son mari, qu’avec une Supérieure : il y a plus d’honneur et de vertu. Défaites-vous le plutôt qu’il vous sera possible, des noires fantaisies nées de la rate, où l’imagination même n’a point de part.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. On avoit publié la Vie de quelques personnes qui sont mortes à la Trappe en odeur de sainteté.