Lettre de Saint-Évremond à madame *** (« Vous êtes sur le point de faire… »)

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Lettre de Saint-Évremond à madame *** (« Vous êtes sur le point de faire… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 7-10).


III.

LETTRE À MADAME ***[1].

Vous êtes sur le point de faire un méchant galant d’un fort bon ami ; et je m’apercois que ce que je nommois satisfaction avec vous, devient insensiblement quelque charme. Je ne parle plus de tourner en ridicule : et la même personne qui faisoit tant de cas de vos imaginations malicieuses, trouve en vous des qualités plus touchantes qui la dégoûtent de ces premiers agréments.

Vous m’aviez toujours paru fort aimable ; mais je commence de sentir avec émotion ce que je voyais avec plaisir. Pour vous parler nettement, j’ai bien peur que je ne vous aime, si vous souffrez que j’aye de l’amour ; car je suis encore en état de n’en point avoir, si vous le trouvez mauvais.

N’attendez de moi ni les beaux sentiments, ni les belles passions ; j’en suis tout à fait incapable, et les laisse volontiers aux amoureux de Mademoiselle C***[2]. Que les ruelles en fassent leur profit. Permettez à Madame de *** de définir l’Amour à sa fantaisie ; et n’enviez point les imaginations à ces misérables, qui dans les ruines de leur beauté, font valoir l’esprit qui leur reste, aux dépens du visage qu’elles n’ont plus.

Peut-être croyez-vous, me voyant si brutal à mépriser les beaux sentiments, que pour les exercices du corps, je suis un des plus déterminés hommes du monde. Écoutez ce qui en est. Je suis médiocre en toutes choses ; et la nature ni la fortune n’ont rien fait pour moi que de fort commun.

Comme je ne puis voir sans envie les gens somptueux et magnifiques dans leurs dépenses, je ne puis souffrir qu’avec chagrin ceux qui sont trop adonnés à leurs plaisirs ; et si j’ose le dire, je hais en quelque sorte les Vivonnes et les Saucourt[3], pour ne leur pouvoir ressembler.

Mes affaires vont toujours un même train. Jamais le dérèglement ne m’est permis ; et il me faut un peu d’économie pour arriver au bout de l’année, et passer une nuit d’hiver. Ce n’est pas que je sois réduit à la nécessité, ou à la foiblesse ; mais si je veux dire les choses nettement, ma dépense est petite et mes efforts médiocres. Dites-moi si avec ces qualités-là je puis devenir votre amant, ou si je dois demeurer votre ami. Pour moi, je suis résolu de prendre le parti qu’il vous plaira. Et si je passe de l’amitié à l’amour sans emportement, je puis revenir de l’amour à l’amitié avec aussi peu de violence.



  1. Cette lettre a pu être adressée à Madame de Brancas qui profita tellement des distractions célèbres de son époux, que ce n’est pas lui faire tort de mettre son nom à la place de ces trois étoiles. Voy. notre Introduction.
  2. Mademoiselle Cornuel, fort connue dans le grand monde de ce temps. Voy. les Divers portraits, de Mademoiselle.
  3. Il est difficile de commenter ces paroles de Saint-Évremond. Je ne puis mieux faire pour me tirer de ce pas, que de rapporter ici les vers suivants de Benserade, dans le Ballet royal des amours de Guise, où Saucourt représentoit un démon, et où son entrée est ainsi annoncée :

    Non, ce n’est point ici le démon de Brutus,
    Ni de Socrate :
    Par d’autres qualités et par d’autres vertus
    Sa gloire éclate.
    Sous la forme d’un homme, il prouve ce qu’il est :
    Doux, sociable.
    Sous la forme d’un homme aussi l’on reconnoît
    Que c’est le diable.
    Le bruit de ses exploits confond les plus hardis
    Et les plus mâles ;
    Les mères sont au guet, les amants interdits,
    Les maris pâles.
    Contre ce fin démon, voyez-vous aujourd’hui
    Femme qui tienne ?
    Et toutes cependant sont contentes de lui,
    Jusqu’à la sienne.

    Œuvres de Benserade, 1697, tome II, p. 162.

    Cette grande réputation de Saucourt, ou Soyecourt, lui suscita des envieux qui lui tendirent un piége, où il fut pris. Voy. sur ce personnage, Walckenaer, Sévigné, V, p. 419, et le Nouveau Siècle de Louis XIV, p. 65.