Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« J’appréhende avec raison que la continuation… »)

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Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« J’appréhende avec raison que la continuation… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 77-79).


XXIV.

AU MÊME.

J’appréhende avec raison que la continuation de notre commerce ne vous devienne odieuse, par celle de mes disgrâces. C’est ce qui m’obligera de prendre beaucoup sur ma propre satisfaction à l’avenir, pour ne pas abuser d’un zèle aussi ardent que le vôtre. La discrétion est une vertu que l’on doit pratiquer parmi ses vrais amis ; et j’ai trop d’intérêt de vous conserver, pour ne m’en pas servir avec circonspection. Si j’osois vous découvrir mon âme en cet endroit, vous la verriez pénétrée des bontés du plus désintéressé de tous les amis du monde : rien ne me soutenant dans votre cœur que votre pure générosité. C’est ce qui m’a fait croire que vous voulez donner un exemple à la postérité, pour la désespérer de ne pouvoir pas vous imiter. Enfin, je m’examine de tous les côtés, et je ne vois rien en moi qui ne justifie le dégoût que l’on devroit avoir de ma personne. Les réflexions me seroient très-fâcheuses, si elles n’étoient adoucies par le souvenir d’une personne pour qui j’ai les adorations qu’un mérite si accompli lui attire généralement de tout le monde.

Mais ne faisons pas souffrir plus longtemps une modestie aussi délicate que la vôtre, et passons au sentiment que vous me demandez de Brittanicus[1]. Je l’ai lu avec assez d’attention pour y remarquer de belles choses. Il passe, à mon sens, l’Alexandre et l’Andromaque : les vers en sont plus magnifiques ; et je ne serois pas étonné qu’on y trouvât du sublime. Cependant je déplore le malheur de cet auteur d’avoir si dignement travaillé sur un sujet qui ne peut souffrir une représentation agréable. En effet, l’idée de Narcisse, d’Agrippine et de Néron ; l’idée, dis-je, si noire et si horrible qu’on se fait de leurs crimes, ne sauroit s’effacer de la mémoire du spectateur ; et quelques efforts qu’il fasse pour se défaire de la pensée de leurs cruautés, l’horreur qu’il s’en forme détruit en quelque manière la pièce.

Je ne désespère pas de ce nouveau génie, puisque la dissertation sur l’Alexandre l’a corrigé. Pour les caractères qu’il a merveilleusement représentés dans le Britannicus, il seroit à souhaiter qu’il fût toujours aussi docile. L’on pourroit attendre de lui qu’il appvocheroit un jour d’assez près M. de Corneille[2].

  1. La tragédie de Racine.
  2. Des Maizeaux a supprimé ce dernier alinéa, dans toutes ses éditions. La confiance que m’inspire Raguenet, pour ces lettres de M. de Lionne, m’engage à rétablir les lignes supprimées.