Lettre du 10 juillet 1676 (Sévigné)

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557. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 10e juillet.

Madame de Villars me disoit hier, entrant dans la joie que j’ai de vous attendre, qu’il lui sembloit que la lettre que j’ai de vous, où vous me rendez maîtresse de votre marche, étoit justement comme une bonne lettre de change, bien acceptée, payable à vue, que je toucherois quand il me plairoit. Je trouvai le duc de Sault chez elle, qui pâmoit de rire de la nouvelle qui couroit, et qui court encore, que le Roi s’en retourne sur ses pas, à cause du siége de Maestricht, ou de quelque autre place : ce seroit un beau mouvement pour les pauvres courtisans[1] qui reviennent sans un sou : c’est dimanche que Sa Majesté le déclarera[2]. Le bon ami de Quanto avoit résolu de n’arriver que lorsqu’elle arriveroit de son côté de sorte que si cela ne s’étoit trouvé juste le même jour, il auroit couché à trente lieues d’ici mais, Dieu merci, tout alla à souhait. La famille de l’ami alla au-devant de lui[3] : on donna du temps aux 1676bienséances, mais beaucoup plus à la pure et simple amitié, qui occupa tout le soir. Hier on alla ensemble à Versailles, accompagnés de quelques dames ; on fut bien aise de le visiter avant que la cour y vienne. Ce sera dans peu de jours, pourvu qu’il n’y ait point de hourvaris[4].

On a confronté Penautier à la Brinvilliers ; cette entrevue fut fort triste : ils s’étoient vus autrefois plus agréablement. Elle a tant promis que si elle mouroit elle en feroit bien mourir d’autres, qu’on ne doute point qu’elle n’en dise assez pour entraîner celui-ci, ou du moins pour lui faire donner la question, qui est une chose terrible. Cet homme a un nombre infini d’amis d’importance, qu’il a obligés dans les deux emplois qu’il avoit[5]. Ils n’oublient rien pour le servir ; on ne doute pas que l’argent ne se jette partout ; mais s’il est convaincu, rien ne le peut sauver.

Je laisse là ma lettre je m’en vais faire un tour de ville, pour voir si je n’apprendrai rien qui vous puisse divertir. Mes mains sont toujours au même état : si j’en étois fort incommodée, je commencerois à faire tous les petits remèdes qu’on me propose ; mais je me sens un si grand fonds de patience pour supporter cette incommodité, que je vous attendrai pour me guérir de l’ennui qu’ils me donneront[6].

Je reviens de la ville, ma très-chère : j’ai été chez 1676Mme de Louvois, Mme de Villars, et la maréchale d’Estrées[7]. J’ai vu le grand maître[8], qui croit s’en retourner lundi, quand même le Roi ne partiroit pas ; car si Maestricht est assiégé, comme on le dit, il ne veut pas manquer cette occasion, dit-il, de faire quelque chose. Il est sur cela comme un petit garçon ; et au lieu de ne plus servir, comme le Roi le croyoit, ayant fait les autres maréchaux de France, il s’amuse à le vouloir mériter par les formes, comme un cadet de Gascogne. Mais ce n’est point cela que je veux dire ; le sujet m’a portée plus loin que je ne voulois : c’est qu’il est donc vrai que le Roi croit partir ; il a été longtemps enfermé avec M. de Louvois. Monsieur le Prince attendoit les nouvelles de cette conférence. Tous les courtisans sont au désespoir, et ne savent où retrouver de l’argent et de l’équipage ; la plupart ont vendu leurs chevaux : tout est en émotion[9]. Les bourgeois de Paris disent qu’on enverra Monsieur le Prince, et que le Roi ne prendra point la peine de retourner. Le détachement qu’on envoyoit à l’armée du maréchal de Créquy s’en retourne en Flandre[10]. Enfin je ne puis vous dire ce soir, ni personne, le dénouement de cette émotion. L’ami de Quanto arriva un quart d’heure avant Quanto ; et comme il causoit eu famille, on le vint avertir de l’arrivée : il courut avec un grand empressement, et fut longtemps avec elle. Hier il fut à la promenade que je vous ai dite, mais en tiers avec Quanto et son amie[11] : nulle autre personne n’y fut admise, et la 1676sœur[12] en a été très-affligée. Voilà tout ce que je sais. La femme de l’ami a fort pleuré. On a dit sourdement qu’elle iroit au voyage si son mari y alloit : tout ceci se démêlera[13].

Adieu, ma très-chère et très-parfaitement aimée : je jouis à pleines voiles de l’aimable espérance. Ne faites rien qui puisse troubler notre joie, et ne changez point de sentiment, quand il est question de me donner une bonne marque de votre amitié ; je vous embrasse tendrement. La Saint-Géran a la fièvre : elle en est aussi étonnée que je le fus aux Rochers ; car elle n’a jamais été malade, non plus que moi en ce temps-là.



  1. LETTRE 557. — « Ce seroit un beau mouvement et bien commode pour les pauvres courtisans. » (Édition de 1754.)
  2. Le Roi ne retourna pas à l’armée ; mais Louvois, qui était revenu en même temps que lui, repartit immédiatement.
  3. Voyez la note 7 de la lettre précédente, p. 522 et 523.
  4. Hourvari, qui est proprement un terme de chasse, se dit dans le langage ordinaire de ce qu’on fait pour traverser les desseins d’une personne et rompre ses mesures. Ce sens a été omis dans la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie (1835).
  5. De trésorier général des états de Languedoc, et de receveur général du clergé de France. (Note de Perrin.)
  6. « De l’ennui que les remèdes me donneront. » (Édition de 1754.)
  7. Voyez tome iii, p. 24, note 3.
  8. Le duc du Lude.
  9. Voyez tome III, p. 538 et 539.
  10. La Gazettè annonce, sous la rubrique de Charleroi, le 13 juillet, que le duc de Villeroi a reçu ordre de rejoindre, avec le détachement qu’il commande, l’armée du maréchal de Schomberg.
  11. Mme de Maintenon.
  12. La marquise de Thianges. (Note de Perrin.)
  13. « Que si son mari partoit, elle seroit du voyage : tout ceci se démêlera dans peu. » (Édition de 1754.)