Lettre du 17 juillet 1676 (Sévigné)

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558. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, vendredi 17e juillet.

ENFIN c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air[1] : son pauvre petit corps a été jeté, après l’exécution, dans un 1676fort grand feu, et les cendres au vent ; de sorte que nous la respirerons, et par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tout étonnés[2]. Elle fut jugée dès hier ; ce matin on lui a lu son arrêt, qui étoit de faire amende honorable à Notre-Dame, et d’avoir la tête coupée ; son corps brûlé, les cendres au vent. On l’a présentée à la question : elle a dit qu’il n’en étoit pas besoin, et qu’elle diroit tout ; en effet, jusqu’à cinq heures du soir elle a conté sa vie, encore plus épouvantable qu’on ne le pensoit. Elle a empoisonné dix fois de suite son père (elle ne pouvoit en venir à bout), ses frères et plusieurs autres ; et toujours l’amour et les confidences mêlés partout. Elle n’a rien dit contre Penautier. Après cette confession, on n’a pas laissé de lui donner dès le matin la question ordinaire et extraordinaire : elle n’en a pas dit davantage. Elle a demandé à parler à Monsieur le procureur général[3] ; elle a été une heure avec lui : on ne sait point encore le sujet de cette conversation. À six heures on l’a menée nue en chemise et la corde au cou, à Notre-Dame, faire l’amende honorable ; et puis on l’a remise dans le même tombereau, où je l’ai vue, jetée à reculons sur de la paille, avec une cornette basse et sa chemise, un docteur[4] auprès d’elle, le bourreau de l’autre côté : en vérité cela m’a fait frémir. Ceux qui ont vu l’exécution disent qu’elle a monté sur l’échafaud avec bien du courage. Pour moi, j’étois sur le pont Notre-Dame[5], avec la 1676bonne d’Escars ; jamais il ne s’est vu tant de monde, ni Paris si ému ni si attentif ; et demandez-moi ce qu’on a vu, car pour moi je n’ai vu qu’une cornette ; mais enfin ce jour étoit consacré à cette tragédie. J’en saurai demain davantage et cela vous reviendra.

On dit que le siège de Maestricht est commencé, celui de Philisbourg continué : cela est triste pour les spectateurs. Notre petite amie[6] m’a bien fait rire ce matin : elle dit que Mme de Rochefort, dans le plus fort de sa douleur, a conservé une tendresse extrême pour Mme de Montespan, et m’a contrefait ses sanglots au travers desquels elle lui disoit qu’elle l’avoit aimée toute sa vie d’une inclination toute particulière. Êtes-vous assez méchante pour trouver cela aussi plaisant que moi ?

Voici encore une autre sottise ; mais je ne veux pas que M. de Grignan la lise. Le petit Bon[7], qui n’a pas l’esprit d’inventer la moindre chose, a conté naïvement qu’étant couché l’autre jour familièrement avec la Souricière[8], elle lui avoit dit, après deux ou trois heures de conversation : « Petit Bon, j’ai quelque chose sur le cœur contre vous. — Et quoi, Madame ? — Vous n’êtes point dévot à la Vierge ; ah vous n’êtes point dévot à la Vierge : cela me fait une peine étrange. » Je souhaite que vous soyez plus sage que moi et que cette sottise ne vous frappe pas, comme elle m’a frappée.

On dit que Louvigny[9] a trouvé sa chère épouse écrivant une lettre qui ne lui a pas plu ; le bruit a été grand. D’Hacqueville est occupé à tout raccommoder : vous croyez bien que ce n’est pas de lui que je sais cette petite affaire ; mais elle n’en est pas moins vraie, ma chère bonne.




  1. LETTRE 558 (revue sur une ancienne copie). 1. Elle fut déclarée atteinte et convaincue, par arrêt du 16 juillet 1676, d’avoir fait empoisonner maître Dreux d’Aubray son père, Antoine d’Aubray, lieutenant civil, et N. d’Aubray, conseiller au parlement, ses deux frères, et d’avoir attenté à la vie de Thérèse d’Aubray, sa sœur. Elle fut condamnée à faire amende honorable devant la principale porte de l’église de Paris, nu-pieds, la corde au cou, et à avoir ensuite la tête tranchée en place de Grève (le vendredi 17), son corps brûlé et ses cendres jetées au vent. (Note de l’édition de 1818.) — Le vendredi 17, « à sept heures du soir, elle sortit de la Conciergerie, sans habits et avec une chemisette seulement sur sa chemise, et fut menée devant Notre-Dame, où elle fit amende honorable, et de là en Grève, accompagnée de M. Pirrot, docteur en théologie, qui lui aida à monter sur l’échafaud. » (Gazette d’Amsterdam du 28 juillet 1676.)
  2. Il y a tous étonnés dans le manuscrit et dans l’édition de la Haye. Voyez tome I, p. 346, note 2.
  3. Achille de Harlay, procureur général au parlement de Paris depuis 1667, fut nommé premier président en novembre 1689.
  4. Le sieur Pirrot. Voyez la fin de la note 1.
  5. Sans doute à la fenêtre de l’une des soixante et une maisons dont le pont était alors chargé.
  6. Mme de Coulanges. (Note de Perrin.)
  7. Le comte de Fiesque. (Note du même.)
  8. Mme de Lyonne. Voyez la lettre du 17 avril 1676, p. 414, et la Correspondance de Bussy, tome III, p. 234 et 235.
  9. Voyez tome II, p. 215, note 12. — Le nom est écrit en entier dans le manuscrit et dans l’édition de la Haye (1726). Celles de Perrin ne donnent que l’initiale L***.