Lettre du 11 et 12 juin 1676 (Sévigné)

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547. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Vichy, jeudi au soir, 11e juin.

Vous seriez la bienvenue, ma fille, de me venir dire qu’à cinq heures du soir je ne dois pas vous écrire : c’est ma seule joie, c’est ce qui m’empêche de dormir. Si j’avois envie de faire un doux sommeil, je n’aurois qu’à 1676prendre des cartes, rien ne m’endort plus sûrement. Si je veux être éveillée, comme on l’ordonne, je n’ai qu’à penser à vous, à vous écrire, à causer avec vous des nouvelles de Vichy : voilà le moyen de m’ôter toute sorte d’assoupissement. J’ai trouvé ce matin à la fontaine un bon capucin : il m’a humblement saluée ; j’ai fait la révérence aussi de mon côté, car j’honore la livrée qu’il porte. Il a commencé par me parler de la Provence, de vous, et de M. de Roquesante, de m’avoir vue à Aix, de la douleur que vous aviez eue de ma maladie. Je voudrois que vous eussiez vu ce que m’est devenu ce bon père dès le moment qu’il m’a paru si bien instruit : je crois que vous ne l’avez jamais vu, ni remarqué ; mais c’est assez de vous avoir nommée. Ce médecin que je tiens ici pour causer avec moi ne se pouvoit lasser de voir comme naturellement je m’étois attachée à ce père. Je l’ai assuré que s’il alloit en Provence, et qu’il vous fît dire qu’il a toujours été avec moi à Vichy, il seroit pour le moins aussi bien reçu. Il m’a paru qu’il mouroit d’envie de partir pour vous aller dire des nouvelles de ma santé : hors mes mains, elle est parfaite[1]; et je suis assurée que vous auriez quelque joie de me voir et de m’embrasser en l’état où je suis, après avoir su celui où j’ai été. Nous verrons si vous continuerez toujours à vous passer de ceux que vous aimez, ou si vous voudrez bien leur donner la joie de vous voir : c’est là que d’Hacqueville et moi vous attendons.

La bonne Péquigny est survenue à la fontaine : c’est une machine étrange ; elle veut faire tout comme moi, afin de se porter comme moi. Les médecins d’ici lui 1676disent qu’oui, et le mien se moquoit d’eux. Elle a pourtant de l’esprit très-bien avec ses folies et ses foiblesses ; elle a dit cinq ou six choses très-plaisantes. C’est la seule personne que j’aie vue, qui exerce sans contrainte la vertu de la libéralité : elle a deux mille cinq cents louis dont elle ne veut pas en remporter un ; elle donne, elle jette ; elle habille, elle nourrit les pauvres ; si on lui demande une pistole, elle en donne deux ; je n’avois fait qu’imaginer ce que je vois en elle. Il est vrai qu’elle a vingt-cinq mille écus de rente, et qu’à Paris elle n’en dépense pas dix. Voilà ce qui fonde sa magnificence ; et je trouve qu’elle doit être louée d’avoir la volonté avec le pouvoir car ces deux choses sont quasi toujours séparées.

La bonne d’Escars m’a fait souvenir de ce que j’avois dit à la duchesse de l’embrasement du célestin[2] ; elle en rit beaucoup ; et comme vous vous attendez toujours à quelque sincérité de moi dans ces occasions, la voici. Je lui dis : « Vraiment, Madame, vous avez tiré de bien près ce bon père ; vous aviez peur de le manquer. » Elle fit semblant de ne me pas entendre, et je lui dis comme j’avois vu brûler le bon célestin : elle le savoit bien, et ne se corrigera pas pour cela du plaisir de faire des meurtres.

Vendredi à midi.

Je viens de la fontaine, c’est-à-dire, à neuf heures, et j’ai rendu mes eaux : ainsi, ma très-aimable belle, ne soyez point fâchée que je fasse une légère réponse à votre lettre ; au nom de Dieu, fiez-vous à moi, et riez, riez sur ma parole ; je ris aussi quand je puis. Je suis troublée un peu de l’envie d’aller à Grignan, où je n’irai pas. Vous 1676me faites un plan de cet été et de cet automne qui me plaît et qui me convient. Je serois aux noces de M. de la Garde, j’y tiendrois ma place, j’aiderois à vous venger de Livry ; je chanterois :

xx Le plus sage
S’entête et s’engage
Sans savoir comment.


Enfin, Grignan et tous les habitants me tiennent au cœur. Je vous assure que je fais un acte généreux et très-généreux, ma chère enfant, de m’éloigner de vous.

Que je vous aime de vous souvenir si à propos de nos Essais de morale ! Je les estime et les admire. Il est vrai que le moi[3] de M. de la Garde va se multiplier : tant mieux, tout en est bon. Je le trouve toujours à mon gré, comme à Paris. Je n’ai point eu de curiosité de questionner sur le sujet de sa femme[4]. Vous souvient-il de ce que je contois un jour à Corbinelli, qu’un certain homme épousoit une femme ? « Voilà, me dit-il, un beau détail. » Je m’en suis contentée en cette occasion, persuadée que, si j’avois connu son nom, vous me l’auriez nommé. Vos dames de Montélimar sont assez bonnes à moufler[5] avec leur carton doré. Hélas cette pauvre cassolette qui vient 1676de Rome, que vous honoriez tant que vous n’en vouliez point, elle fut bien étonnée de se trouver à si bas prix. Il me semble qu’elle est assez bien placée là sur cette table. Mandez-moi des nouvelles de votre divin chapelet de calamhouc[6]. Je reviens à ma santé : elle est très-admirable ; les eaux et la douche m’ont extrêmement purgée ; et au lieu de m’affoiblir, je me suis fortifiée. Je marche tout comme un autre[7] ; je crains de rengraisser, voilà mon inquiétude ; car j’aime à être comme je suis. Mes mains ne se ferment pas, voilà tout ; le chaud fera mon affaire. On veut m’envoyer au Mont-d’Or, je ne veux pas. Je mange présentement de tout, c’est-à-dire, je le puis, quand je ne prendrai plus les eaux. Personne-ne s’est si bien trouvée de Vichy que moi, car bien des gens pourroient dire :

Ce bain si chaud, tant de fois éprouvé,
M’a laissé comme il m’a trouvé.

Pour moi, je mentirois ; car il s’en faut si peu que je ne fasse de mes mains comme les autres, qu’en vérité ce n’est plus la peine de se plaindre. Passez donc votre été gaiement, ma bonne ; je voudrois bien vous envoyer pour la noce deux filles et deux garçons qui sont ici, avec le tambour de basque, pour vous faire voir cette bourrée. Enfin les Bohémiens sont fades en comparaison. Je suis sensible à la parfaite bonne grâce : vous souvient-il quand vous me faisiez rougir les yeux à force de bien danser ? Je vous assure que cette bourrée dansée, sautée, coulée 1676naturellement, et dans une justesse surprenante, vous divertiroit assurément[8]. Je m’en vais penser à ma lettre pour M. de la Garde.

Adieu, ma très-chère et trop aimable, je vous embrasse tendrement. Je pars demain d’ici ; je m’en vais me purger et me reposer un peu chez Bayard, et puis à Moulins, et puis m’éloigner toujours de ce que j’aime passionnément, jusqu’à ce que vous fassiez les pas nécessaires pour redonner la joie et la santé à mon cœur et à mon corps, qui prennent beaucoup de part, comme vous savez, à ce qui touche l’un ou l’autre.

Parlez-moi de vos balcons, de votre terrasse, du meuble de ma chambre, et enfin toujours de vous : ce vous m’est plus cher que mon moi, et cela revient toujours à la même chose.



  1. LETTRE 547 (revue presque entièrement sur une ancienne copie). —. Le manuscrit porte : « elle est dans la parfaite ; » ne faut-il pas lire : « je suis dans la parfaite ? »
  2. C’est la leçon du manuscrit. On lit dans les éditions de Perrin : « de ce que j’avois dit à la ducliesse (de Brissac) le jour de l’embrasement du célestin. » — Voyez la lettre du 26 mai précédent, p. 465.
  3. C’est une allusion au livre de Nicole. Le chapitre iii du traité de la Connoissance de soi-même a pour titre : « Idée confuse du moi, principal objet de l’amour des hommes, et source de leurs plaisirs et de leurs ennuis. »
  4. Le mariage dont il s’agissoit ne se fit point, quoique très-avancé. — M. de la Garde étoit fils de Louis Escalin des Aymars, baron de la Garde, et de Jeanne Adhémar de Monteil, tante de M. de Grignan. (Note de Perrin.) — Voyez la Notice, p. 328, et les lettres des 20 juillet et 28 décembre 1689.
  5. « Moufle signifie (entre autres choses) gros visage, gras et rebondi. — Moufler, prendre le nez et les joues ensemble à quelqu’un, en sorte qu’on lui fasse boursoufler les joues. (Exemples :) On l’a mouflé, c’est un vrai visage à être mouflé. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.)
  6. Voyez tome II, p. 493, note 15. Le mot, comme le dit cette note, a diverses formes ; au tome II, il est écrit calambour.
  7. Un autre est la leçon du manuscrit. Voyez au tome 1 du Corneille de M. Marty-Laveaux, la note a de la p. 228.
  8. Tel est le texte du manuscrit : la phrase commence par je vous assure et finit par assurément. Nous ne nous permettons d’effacer aucune de ces preuves d’abandon et de négligente aisance qui se rencontrent çà et là, et qui, si elles témoignent d’une hâte parfois excessive, relèvent en même temps le charme et tout le prix de ces lettres, en excluant toute idée de recherche et d’apprêt.