Lettre du 15 juin 1676 (Sévigné)

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548. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Langlar, chez M. l’abbé Bayard, lundi 15e juin.

Je vins ici samedi, comme je vous l’avois mandé. Je me purgeai hier pour m’acquitter du cérémonial de Vichy, comme vous vous acquittiez l’autre jour des compliments de Provence à vos dames de carton. Je me porte fort bien : le chaud achèvera mes mains ; je jouis avec plaisir et modération de la bride qu’on m’a mise sur le cou ; je me promène un peu tard ; je reprends mon heure de coucher ; 1676mon sommeil se raccommode avec le matin : je ne suis plus une sotte poule mouillée ; je conduis pourtant très-sagement ma barque et si je m’égarois, il n’y auroit qu’à me crier : rhumatisme ! c’est un mot qui me feroit bien vite rentrer dans mon devoir. Plût à Dieu, ma chère enfant, que par effet de magie blanche ou noire, vous pussiez être ici ! Vous aimeriez premièrement les solides vertus du. maître de la maison ; la liberté qu’on y trouve plus grande qu’à Fresnes[1], et vous admireriez le courage et l’adresse qu’il a eue de rendre une affreuse montagne, la plus belle, la plus délicieuse et la plus extraordinaire chose du monde. Je suis sûre que vous seriez frappée de cette nouveauté. Si cette montagne étoit à Versailles, je suis sûre qu’elle auroit ses parieurs contre les violences dont l’art y opprime la pauvre nature dans l’effet court et violent de toutes les fontaines. Les hautbois et les musettes font danser la bourrée d’Auvergne aux Faunes d’un bois odoriférant, qui fait souvenir de vos parfums de Provence ; enfin, ma fille, on y parle de vous, on y boit à votre santé : ce repos m’a été agréable et nécessaire.

Je serai mercredi à Moulins, où j’aurai une de vos lettres, sans préjudice de celle que j’attends après dîner. Il y a dans ce voisinage des gens plus raisonnables et d’un meilleur air que je n’en ai vu en nulle autre province ; aussi ont-ils vu le monde et ne l’ont pas oublié. L’abbé Bayard me paroît heureux, et parce qu’il l’est, et qu’il croit l’être. Pour moi, ma chère Comtesse, je ne le puis être sans vous, ; mon âme est toujours agitée de crainte, d’espérance, et surtout de voir les jours écouler ma vie sans vous et loin de vous : je ne puis m’accoutumer à la 1676tristesse de cette pensée ; je vois le temps qui coule et qui vole, et je ne sais où vous reprendre. Je veux sortir de cette tristesse par un souvenir qui me revient d’un homme qui me parloit en Bretagne de l’avarice d’un certain prêtre : il me disoit fort naturellement : « Enfin, Madame, c’est un homme qui mange de la merluche toute sa vie, pour manger du saumon après sa mort. » Je trouvai cela plaisant, et j’en fais l’application à toute heure. Les devoirs, les considérations nous font manger de la merluche toute notre vie, pour manger du saumon après notre mort.


Je viens, ma fille, de recevoir votre lettre du 10e : je vous en remercie toujours par l’extrême plaisir que vos lettres me donnent. Je n’ai plus les mains enflées, mais je ne les ferme pas ; et comme j’ai toujours espéré que le chaud les remettroit, j’avois fondé mon voyage de Vichy sur cette lessive dont je vous ai parlé, et sur les sueurs de la douche, pour m’ôter à jamais la crainte du rhumatisme : voilà ce que je voulois, et ce que j’ai trouvé. Je me sens bien honorée du goût qu’a M. de Grignan pour mes lettres : je ne les crois jamais bonnes ; mais puisque vous les approuvez, je ne leur en demande pas davantage. Je vous remercie de l’espérance que vous me donnez de vous voir cet hiver ; je n’ai jamais eu plus d’envie de vous embrasser. J’aime l’abbé de vous avoir écrit si paternellement : lui qui souffre avec peine d’être six semaines sans me voir, ne doit-il pas entrer dans la douleur que j’ai de passer ma vie sans vous, et dans l’extrême desir que j’ai de vous avoir ?

On dit que Mme de Rochefort est inconsolable. Mme de Vaubrun[2] est toujours dans son premier désespoir. Je vous 1676écrirai de Moulins. Je ne fais pas réponse à la moitié de votre aimable lettre ; je n’en ai pas le temps ; mais en vérité je vous aime bien parfaitement.



  1. LETTRE 548 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — Chez Mme du Plessis Guénégaud. Voyez tome I, p. 493, la lettre du 1er août 1667.
  2. Voyez ci-dessus, p. 17, note 11, et p. 117.