Lettre du 17 janvier 1676 (Sévigné)

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492. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES
DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, vendredi 17e janvier.
de madame de sévigné.

À force de me parler d’un torticolis, vous me l’avez donné. Je ne puis remuer le côté droit : ce sont, ma chère enfant, de ces petits maux que personne ne plaint, quoi 1676qu’on ne fasse que criailler. Mon fils s’en pâme de rire : je lui donnerai sur le nez tout aussitôt que je le pourrai. En attendant, ma chère enfant, je vous embrasse avec le bras gauche de tout mon cœur. Le frater vous va conter des lanternes. Votre eau de la reine d’Hongrie m’aura guérie avant que cette lettre soit à Paris. Adieu, ma chère enfant.

de charles de sévigné.

Je ne ris point, comme ma mère vous le mande ; mais, comme son mal n’est rien qui puisse causer la moindre inquiétude, on la plaint de ses douleurs, on l’amuse dans son lit, et du reste on fait tout du mieux que l’on peut pour son soulagement. Je crois que vous voulez bien vous reposer sur moi et sur le bon abbé de tout ce qui regarde une santé qui nous est si précieuse : soyez en repos de ce côté-là, ma petite sœur, car nous serons assurément guéris, quand vous commencerez d’être en peine.

Voici l’histoire de notre province. On vous a mandé comme M. de Coetquen étoit avec M. de Chaulnes : il étoit avec lui ouvertement aux épées et aux couteaux, et avoit présenté au Roi des mémoires contre sa conduite depuis qu’il est gouverneur de cette province. M. de Coetquen revient de la cour pour s’en aller à son gouvernement[1] par ordre du Roi : il vient à Rennes, va voir M. de Pommereuil, et passe depuis huit heures du matin qu’il arrive à Rennes jusqu’à neuf heures du soir, sans aller chez M. de Chaulnes ; il n’avoit pas même dessein d’y aller, comme il le dit à M. de Coetlogon, et se faisoit un honneur de braver M. de Chaulnes dans sa ville capitale. A neuf heures du soir, comme il étoit à son hôtellerie, et n’avoit plus qu’à se coucher, il 1676entend arriver un carrosse, et voit monter dans sa chambre un homme avec un bâton d’exempt : c’étoit le capitaine des gardes de M. de Chaulnes qui le pria, de la part de son mattre, de venir jusqu’à l’évêché : c’est où demeure M. de Chaulnes. M. de Coetquen descend, et voit vingt-quatre gardes autour du carrosse, qui le mènent sans bruit et en fort bon ordre à l’évêché. Il entre dans l’antichambre de M. de Chaulnes, et y demeure un demi-quart d’heure avec des gens qui avoient ordre de l’y arrêter. M. de Chaulnes vient après, et lui dit qu’il l’avoit envoyé querir pour lui dire de songer à faire payer les francs fiefs[2] dans son gouvernement ; et après lui avoir dit qu’il savoit ce qu’il avoit dit au Roi, mais qu’il le falloit prouver, il lui tourna le dos, et s’en retourna dans son cabinet. Le Coetquen demeura fort déconcerté, et s’en retourna enragé se coucher en son hôtellerie[3].



  1. LETTRE 492. — De Saint-Malo.
  2. On appelle franc fief un « fief possédé par un roturier, avec concession et dispense du Roi, contre la règle commune, qui ne permet pas aux roturiers de tenir des fiefs. On appelle droit de francs fiefs, taxe des francs fiefs, le droit domanial qui se lève de temps en temps sur les roturiers qui possèdent des terres nobles. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.)
  3. Nous avons suivi le texte de l’édition de 1734, la première qui ait donné cette lettre. L’impression de 1754 offre de notables différences, surtout dans les dernières phrases : « M. de Chaulnes paroît enfin, et lui dit : « Monsieur, je vous ai envoyé querir pour vous ordonner de faire payer les francs fiefs dans votre gouvernement. Je sais, ajouta-t-il, ce que vous avez dit au Roi, mais il le falloit prouver. » Et tout de suite il lui tourna le dos et rentra dans son cabinet. Le Coetquen demeura fort déconcerté, et tout enragé regagna son hôtellerie. »
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