Lettre du 19 janvier 1676 (Sévigné)
DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Vous voyez, dans ce que vous écrit ma mère, l’état véritable de sa santé ; mais quoique sa maladie ne fasse nulle frayeur, et que les sueurs commencent à diminuer ses douleurs, elles sont toujours si cruelles, que l’état où nous la voyons fend le cœur à tous ceux qui l’aiment : je crois que vous me faites bien la grâce de penser que je suis de ce nombre, et que je fais tout ce qui est en mon petit pouvoir pour la soulager. Je voudrois bien de tout mon cœur pouvoir être bon à quelque chose ; mais par malheur je ne suis bon à rien, et si j’ai quelque mérite, c’est celui d’avoir Larmechin, qui fait des merveilles jour et nuit. Vos lettres sont très-bonnes, et même nécessaires pour la santé et pour le divertissement de notre chère malade : c’est dommage qu’elles ne viennent que de huit en huit jours.
Nous n’ajoutons pas foi à votre philosophie sur vos victoires de Provence : vous pouvez voir, par l’affaire de M. de Coetquen, que la Provence n’est pas la seule province où il y ait des cabales. Ne trouverez-vous point plaisant que M. d’Hacqueville nous mande de Paris le détail de cette affaire, comme si nous n’étions pas à sept lieues de Rennes, et que nous n’eussions pas quelquefois des nouvelles de ce pays barbare ?
Vous saurez assurément les querelles qui sont arrivées aux noces de la Mothe#1, comme à celles de Thétis : la Discorde aux crins de couleuvre se mêla parmi les duchesses et les princesses, qui sont les déesses de la terre : enfin tout est assoupi, et il n’en arrivera point de [2] 1676nouvelle guerre. Celle que nous avons contre les Hollandois, les Espagnols et les Allemands suffira.
Nous avons lu les vers de l’opéra. Jamais vous n’avez entendu parler d’un goût si corrompu que le nôtre, depuis que nous sommes en Bretagne : nous trouvons l’oraison funèbre de Monsieur de Tulle fort belle, et nous trouvons l’opéra de cette année[3] incomparablement au-dessus de tous les autres. Pour vous dire la vérité, comme nous ne l’avons que depuis hier, nous n’avons encore lu que le prologue et le premier acte, que nous honorons de notre approbation. Ne croyez pas, s’il vous plaît, que nous en fassions autant de la Suite de Pharamond[4] : nous anathématisons tout ce qui n’est pas de la Calprenède.
Adieu, ma chère sœur : nous divertissons ma mère autant que nous pouvons ; c’est presque la seule chose dont elle ait présentement besoin ; car pour le reste, il faut qu’il ait son cours, et nous comptons sur trois semaines ; sa fièvre a diminué justement le sept : vous voyez bien que c’est une marque convaincante qu’il n’y a nul danger. Ne nous écrivez point de lettres qui nous puissent faire de la peine : elles viendroient hors de saison, et le chagrin de vous savoir en peine ne sera pas nécessaire à Madame votre mère convalescente. Mille compliments à M. de Grignan et à sa barbe, l’un portant l’autre.
- ↑ LETTRE 493. — Valet de chambre de Charles de Sévigné. (Note de l’édition de 1818.)
- ↑ Voyez ci-dessus, p. 305, la lettre du 29 décembre précédent. — On voit par une chanson de Coulanges, restée manuscrite, que M. de la Feuillade donna à Saint-Germain, à l’occasion de ce mariage, un très-beau bal auquel le Roi assista. (Note de l’édition de 1818.)
- ↑ Atys. Voyez p. 337, note 8
- ↑ — Voyez ci-dessus, p. 290, note 2.