Lettre du 17 novembre 1675 (Sévigné)

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468. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 17e novembre.

Je mets sur votre conscience, ma chère fille, tout le bien que vous dites de moi. Vous avez fait un portrait de moi à l’Intendant, qui me flatte beaucoup ; mais je vous avoue que j’aimerois mieux avoir votre estime et votre approbation sincère que celle de tout le reste du monde, dont on m’a tant voulu flatter autrefois. Je trouve qu’on ne souhaite l’estime que de ceux que nous aimons et que nous estimons : c’est une grande peine que de croire n’être pas dans ce degré ; et par la même raison, jugez de mes sentiments sur ce que vous me dites.

Je vous ai mandé comme Mme de Vins m’a écrit joliment sur la jalousie qu’elle a de Mme de Villars[1] : jamais vous n’avez vu un si joli fagot d’épines. Je lui ai fait réponse, et je lui écrirai dans quelque temps ; car elle est si tendre que je craindrois qu’elle ne prît trop à cœur une seconde apparence d’oubli. Pour son mari, vous lui faites grâce de croire que ce soient les ordres de Pologne[2] qui l’aient empêché de venir ici : ce sont des ordres qu’il 1675reçoit toujours de sa timidité, quand il est question de chercher une bonne compagnie. Il a été un jour entier à Laval, et a passé à trois lieues d’ici ; il y a bien de la vanité à ce discours, mais je dis vrai. Voyez par combien de raisons il devoit me venir voir : Provence, Pompone, Grignan[3].

Je[4] suis étonnée de l’accident de ma pauvre commère Bandol[5]. Je m’en prends au soleil de Provence, et je porte mes inquiétudes plus loin. Au nom de Dieu, prenez garde de n’être point tête à tête avec D*** Évitez tant que vous pourrez de le voir malade : c’est une chose terrible.

Je fus hier chez la princesse ; j’y trouvai un gentilhomme de ce pays, très-bien fait, qui perdit un bras le jour que M. de Lorges repassa le Rhin[6] ; je l’interrogeai extrêmement sur tout ce qui se passa à cette armée, et de la douleur et du désordre qu’y apporta la mort de M. de Turenne : ce détail d’un homme qui y étoit est toujours fort curieux. Il est capitaine dans un régiment. Il vint à parler, sans me connoître, du régiment de Grignan et de son colonel : vraiment je ne crois pas que rien soit plus charmant que les sincères et naturelles louanges qu’il donna au chevalier ; les larmes m’en vinrent aux yeux. Pendant tout le combat, il[7] fit des actions de valeur et 1675de jugement qui sont dignes de toutes sortes d’admiration : cet homme ne s’en pouvoit taire, ni moi me lasser de l’écouter. C’est quelque chose d’extraordinaire que le mérite de ce garçon-là : il est aimé de tout le monde. Voilà de quoi son humeur négative et sa qualité de petit glorieux m’ont fait douter : mais point, c’est un autre homme. « C’est le cœur de l’armée, » dit ce pauvre estropié. Il a des douleurs incroyables ; devinez où : c’est au bout des doigts de la main dont il a perdu le bras. Je voulus lui dire d’où cela venoit, mais je ne pus jamais le faire comprendre[8] ; ma bonne, je vous prie de me l’expliquer, vous me ferez un plaisir nonpareil.

Il m’est venu voir un président[9], avec qui j’ai une affaire, que je vais essayer de finir pour avancer autant que je le puis mon retour. Ce président avoit avec lui un fils de sa femme, qui a vingt ans, et que je trouvai, sans exception, de la plus agréable et la plus jolie figure que j’aie jamais vue. Je lui disois que je l’avois vu il y a cinq ou six ans, et que j’admirois, comme M. de Montbazon[10], qu’on pût croître en si peu de temps. Sur cela, il sort une voix terrible de ce joli visage, qui nous plante au nez d’un air ridicule, que mauvaise herbe croît toujours. Ma bonne, voilà qui fut fait, je lui trouvai des cornes ; s’il m’eût donné un coup de massue sur la tête, il ne 1675m’auroit pas plus affligée : je jurai de ne me plus fier aux physionomies

Non, non, je le promets,
Non, je ne m’y fierai jamais[11].

Voici des nouvelles de notre province ; j’en ai reçu des lettres, un fagot : des Boucherat, Lavardin, d’Harouys ; ils me rendent compte de tout. M. de Harlay demanda trois millions, chose qui ne s’est jamais donnée que quand le Roi vint à Nantes[12] : pour moi, j’aurois cru que c’eût été pour rire. Ils promirent d’abord, comme des insensés, de les donner, et en même temps M. de Chaulnes proposa de faire une députation au Roi[13], pour l’assurer de la fidélité de la province, et de l’obligation qu’elle lui a d’avoir bien voulu envoyer ses troupes pour les remettre en paix, et que la noblesse n’a eu nulle part aux désordres qui sont arrivés. En même temps, Monsieur de Saint-Malo se botte pour le clergé ; Tonquedec voulut aller pour la noblesse ; mais M. de Rohan, président, a voulu aller lui-même, et un autre pour le tiers[14]. Ils passèrent tous trois à Vitré 1675avant-hier. Il est sans exemple qu’un président de la noblesse ait jamais fait une pareille course. Il n’y a qu’un exemple dans les chroniques d’un général portugais qui voulut porter la nouvelle lui-même de la bataille qu’il avoit gagnée contre les Castillans, et laissa sa pauvre armée à la gueule au loup[15]. On ne voit point l’effet de cette députation ; pour moi, je crois que tout est réglé et joué, et qu’ils nous rapporteront quelque grâce : je vous le manderai ; mais jusques ici nous n’en voyons pas davantage.

Le frater de M. Faure est toujours dans une grande agitation : c’est une sotte et misérable histoire. Je l’ai jetée entre les bras de la bonté de d’Hacqueville, et je crois que ce frater viendra après avoir su ce qu’il doit espérer.

M. de Montmoron a été ici deux ou trois jours pour des affaires. Il a bien de l’esprit ; il m’a dit de ses vers ; il sait et goùte toutes les bonnes choses. Nous relûmes la mort de Clorinde[16] : ma bonne, ne dites point, je la sais par cœur, relisez-la, et voyez comme tout ce combat et ce baptême est conduit ; finissez à

…Ahi vista ! ahi conoscenza[17]!

1675Ne vous embarrassez point dans les plaintes qui vous consoleroient, et je vous réponds que vous en serez contente. Mme de Guitaut doit bien l’être de Joubert, d’être accouchée si heureusement[18] : le pauvre homme eut bien de la peine ; ce sont de ces travaux-là qu’il lui faut. Je crois que la sagesse et la droite raison n’étoient pas appelées au conseil de ce voyage ; l’événement l’a rendu heureux ; mais ce sont des coups de miracle qui ne me rendroient pas plus traitable dans une pareille occasion. Quand je songe comme je vous ai vue à Aix, ma chère enfant, n’espérez pas que je pusse avoir aucun repos. Mme de Béthune[19] fait bien le contraire de sa sœur, si elle va accoucher en Pologne : c’est une agréable place que celle qu’elle va tenir.

Celle que vous tenez vous paroît ennuyeuse par la disette de non[20], et votre cœur en est affadi ; vous souhaitez un Montausier, et moi je souhaite que celui que vous questionnez à présent ne vous dise point non. Ce mariage me paroît une merveilleuse chose encore ce oui-là, et puis plus. Nous attendrons en repos le semeur de négatives. Les regards du Bonzi[21] en sont fort éloignés ; ils paroissent donc à Mme de Coulanges comme à nous. Les négatives se jettent sur les payements d’argent ; nous lui 1675ressemblons en ce pays nous ne voyons que des gens qui disent non quand nous leur demandons notre pauvre bien. Adieu, ma très-chère enfant ; je pense à vous et la nuit et le jour ; vous me faites comprendre ce que sont les vrais dévots.

Il y a un chevalier de Sévigné à Toulon, qui est votre parent et mon filleul[22] ; le chevalier de Buous dit qu’il est fort brave. S’il va saluer M. de Grignan, je le prie de lui faire quelque honnêteté particulière, à cause du nom. Il voudroit bien avoir un vaisseau : vous qui gouvernez M. de Seignelay[23], vous pourriez bien aisément faire son affaire[24].



  1. Lettre 468 (revue en partie sur une ancienne copie). — Voyez la lettre du 3 novembre précédent, p. 211.
  2. Sans doute les ordres de Monsieur de Marseille, qui, comme nous l’avons vu, était alors ambassadeur extraordinaire en Pologne.
  3. Le marquis de Vins étoit Provençal ; il étoit beau-frère de M. de Pompone, et proche parent de M. de Grignan. (Note de Perrin.)
  4. La lettre commence ici dans l’édition de la Haye (1726), qui seule contient ce paragraphe : « Je suis étonnée, etc. » Elle y est datée : « de Vitré, le 23 de…. » sans indication de mois ni d’année.
  5. Est-ce la femme du président de Bandol ? Voyez tome II, p. 98, note 4.
  6. À l’affaire d’Altenheim. (Note de Perrin.)
  7. Au lieu du pronom il, on lit dans la seconde édition de Perrin : « le chevalier ; » un peu plus loin : « cet officier, » pour « cet homme ; puis, dans les deux éditions : « ce beau-frère, » pour « ce garçon-là. »
  8. C’est ainsi que la phrase est construite dans toutes les éditions (cette partie de la lettre n’est point dans le manuscrit). Nous pensons qu’il faut lire : « Je voulus lui faire dire d’où cela venoit, mais je ne pus jamais le comprendre. » Le verbe faire a été déplacé ; peut-être était-il écrit en interligne.
  9. M. de Mesneuf. Voyez tome III, p. 411, note 6 ; et plus bas, les lettres des 20 et 27 novembre et du 15 décembre suivants.
  10. Voyez la lettre du 29 septembre précédent, p. 149.
  11. Ici encore Mme de Sévigné se rappelle, et cite, en y changeant un mot, un refrain plusieurs fois répété dans le Thésée de Quinault (acte III, scène v) :
    Non, non, je le promets,
    Non, je ne l’aimerai jamais.
  12. Au mois de septembre 1661, quand Foucquet y fut arrêté.
  13. Dans le manuscrit : « une députation du Roi. »
  14. « Cet autre, que Mme de Sévigné ne daigne pas nommer, était M. dela Gascherie Charette, maire de Nantes. » (Walckenaer, tome V, p. 183, note 1.) — « Hier, dit-la Gazette du 16 (sous la date de Dinan, 11 novembre), les sieurs de Boucherat et de Harlay Bonneuil, premier et deuxième commissaires (le dernier portant la parole et ayant fait entendre les volontés de Sa Majesté par un discours très-éloquent), firent la demande du don gratuit de trois millions de livres. L’assemblée ne l’accorda pas seulement dans le même temps, par une seule délibération, et sur un consentement unanime ; mais pour marquer davantage la douleur de la province pour les mouvements passés, elle ordonna une députation, composée de l’évêque de Saint-Malo, président du clergé, du duc de Rohan, président de la noblesse, et du sénéchal de Nantes, au nom du tiers état, pour venir supplier expressément Sa Majesté de vouloir oublier et pardonner de nouveau ce que le crime de quelques séditieux pouvoit avoir causé de mauvaise impression pour toute la province. »
  15. Tel est le texte du manuscrit et de Perrin ; dans l’édition de la Haye (1726) : « à la gueule du loup. »
  16. Au douzième chant de la Jérusalem délivrée.
  17. Quel spectacle ! quelle reconnaissance ! C’est la fin de la stance LXVII.
  18. Mme de Guitaut était accouchée aux îles de Sainte-Marguerite, dont son mari était gouverneur. Joubert, l’accoucheur de Mme de Grignan, avait été appelé auprès de Mme de Guitaut. Voyez la lettre à M. de Guitaut, du 21 septembre précédent, p. 143.
  19. Sœur de la femme de Sobieski. Voyez tome III, p. 324, note 3.
  20. Ce mot a le signe du pluriel ( « de nons » ) dans la première édition de Perrin.
  21. Le cardinal de Bonzi, dit Saint-Simon (tome I, p. 404), fut « longtemps roi de Languedoc par l’autorité de sa place, son crédit à la cour, et l’amour de la province. » Il présida trente ans les états généraux du Languedoc. Voyez tome II, p. 517, note 6.
  22. Ils étaient deux frères officiers dans la marine royale. Mme de Sévigné recommande encore celui-ci à M. de Grignan dans la lettre du 5 août 1676 (et dans celle du 3 septembre 1677). On voit, par un état des vaisseaux du Roi en 1690, que l’un d’eux commandait le Palmier, de trente-six canons, et l’autre le Diamant, de soixante canons. Voyez les Mémoires de Dangeau, tome I, p. 343. (Note de l’édition de 1818.)
  23. Fils aîné de Colbert. Il remplaça son père au ministère de la marine en 1676.
  24. Dans l’édition de 1754 : « obtenir pour lui ce qu’il souhaite. »