Lettre du 18 juin 1676 (Sévigné)

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549. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Moulins[1], jeudi 18e juin.

PUISQUE vous m’envoyez vous écrire plus loin, ma très-chère, et qu’une réponse de quatre jours vous incommode, hélas je vais donc m’éloigner, mais ce ne peut être sans douleur[2], ni sans faire toutes les réflexions que nous avons déjà faites sur les lois que l’on s’impose, et sur le martyre que l’on se fait souffrir, en préférant si souvent son devoir à son inclination : en voici un bel exemple. Pour m’ôter cette tristesse, j’avoue, ma bonne, que j’emporte l’espérance de vous voir cet hiver.

Ruyter est mort ; je laisse aux Hollandois le soin de le regretter : vous m’en paroissez plus libre de quitter votre Provence. Les voyages sur la côte sont fâcheux ; celui que M. de Grignan doit faire encore[3] n’est pas commode. Nous tâcherons de vous laisser respirer à Grignan jusqu’au mois d’octobre : c’est pour ne pas interrompre ce sommeil que je n’ai point voulu que vous vinssiez à Vichy, et d’autres raisons encore que je vous ai mandées. Je crois donc que vous voudrez bien me donner cette preuve 1676d’une amitié que je crois vive et sincère, et qui seroit un peu trop rude, si vous ne m’en donniez cette marque.

Je partis hier de Langlar. La bonne princesse[4] m’avoit envoyé un laquais, pour me dire qu’elle seroit ici mardi 16e. Bayard, avec sa parfaite vertu, ne voulut jamais comprendre cette nécessité de partir ; il retint le laquais, et m’assura si bien qu’elle m’attendroit jusqu’au mercredi, qui étoit hier, et que même il viendroit avec moi, que je cédai à son raisonnement. Nous arrivâmes donc hier ici ; la princesse étoit partie dès la pointe du jour, et m’avoit écrit toutes les lamentations de Jérémie ; elle s’en retourne à Vitré, dont elle est inconsolable ; elle eût été, dit-elle, consolée, si elle m’avoit parlé : je fus très-fâchée de ce contre-temps ; je voulus battre Bayard ; et vous savez tout ce que l’on dit.

Nous avons couché chez Mme Foucquet, où une fort jolie femme de ses amies nous vint faire les honneurs. Ces pauvres femmes sont à Pomé, une petite maison qu’elles ont achetée, où nous allons les voir après dîner. Je vais dîner à Sainte-Marie, avec le tombeau de M. de Montmorency, et les petites de Valençay[5]. Je vous écrirai de Pomé de grandes particularités, qui vous surprendront, de Mme de Montespan : ce qui vous paroîtra bon, c’est que ce seront des vérités, et toutes des plus mystérieuses. Bayard est de ce voyage : c’est un d’Hacqueville pour la probité, les arbitrages et les bons conseils, mais fort mitigé sur la joie, la confiance et les plaisirs. Il vous révère, et il vous supplie de le lui permettre, en faveur de l’amitié qu’il a pour moi.

1676Si vous recevez une réponse du maréchal de Lorges, je vous prie de m’en faire part, pour savoir si on est bien aise quand on est content[6] : en attendant, je vous dirai que celui-ci[7] a trouvé par sa modération ce que l’autre ne trouvera peut-être jamais avec toutes les grâces de la fortune. Il est aise, parce qu’il est content, et il est content, parce qu’il a l’esprit bien fait. Vous me disiez l’autre jour des choses trop plaisantes sur le maréchal de Rochefort, qui avoit obtenu tout ce qu’il avoit souhaité et qui malheureusement avait oublié de souhaiter de ne pas mourir sitôt. C’étoit une tirade qui valoit trop : on ne finiroit point ; je les sens toutes, et je ne dis plus rien.

Vous me demandiez l’autre jour s’il étoit vrai que la duchesse de Sault[8] fût un page ; non, ce n’est point un page ; mais il est vrai qu’elle est si aise de n’être plus à Machecoul[9] à mourir d’ennui avec sa mère, et qu’elle se trouve si bien d’être la duchesse de Sault, qu’elle a peine à contenir sa joie ; et c’est précisément ce que disent les Italiens, non può capire[10]. Elle est fort aise d’être contente, et cela répand une joie un peu excessive sur toutes ses actions, et qui n’est plus à la mode de la cour, où chacun a ses tribulations, et où l’on ne rit plus depuis plusieurs années. Pour sa personne, elle vous plairoit sans beauté, parce qu’elle est d’une taille parfaite et d’une très-bonne grâce à tout ce qu’elle fait. Je suis toujours en peine de notre cardinal ; il me cache ses maux par l’intérêt qu’il sait que j’y prends ; mais la continuation de ce mal de tête me déplaît. Je me porte très-bien ; j’attends du chaud la liberté de mes mains ; elles me servent quasi comme si de rien n’étoit ; j’y suis accoutumée, et je trouve que ce n’est point une chose nécessaire que de fermer les mains : à quoi sert cela ? C’est une vision, quand il n’y a personne à qui l’on veuille serrer la main. Ce m’est un reste de souvenir de ce mal que j’honore tant, et dont le nom seul me fait trembler. Enfin, mon ange, ne soyez plus en peine de moi ; ce qui me reste pour ma consolation dépend de vous. Je vous écrirai encore d’ici une lettre que je vous annonce, et que vous aimerez ; je vous embrasse avec la dernière tendresse. Bonjour, Monsieur de Grignan, et les pichons.



  1. LETTRE 549 (revue en partie sur une ancienne copie). — Ce mot a été singulièrement défiguré dans l’édition de la Haye : au lieu de : À Moulins, on a imprimé : À mon Livry.
  2. Dans les éditions de 1726 : « mais ce n’est peut-être pas sans douleur. »
  3. Pour la surveillance des côtes de Provence ?
  4. Dans les éditions de 1726 : « La bonne princesse de Tarente. » — On y lit immédiatement avant : Langlure, au lieu de Langlar.
  5. Voyez tome II, p. 68, note 8, et plus haut, p. 449, la lettre du 17 mai. — Deux lignes plus loin, les éditions de Perrin donnent Quanto, au lieu de Mme de Montespan.
  6. Allusion à la réponse de Mmé de la Vallière à Mme de Montespan.— Voyez la lettre du 29 avril précédent, p. 423. (Note de l’édition de 1818.)
  7. Sans doute l’abbé Bayard.
  8. Voyez la lettre du 8 avril précédent, p. 400.
  9. Beau château du duché de Retz, à huit lieues de Nantes, sur les bords du lac de Grand-Lieu. Le château de Machecoul est situé dans la ville de ce nom.
  10. (Elle) ne peut se contenir.