Lettre du 1 août 1667 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 493-495).
◄  72
74  ►

73. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À M. DE POMPONE.

À Fresnes, ce ie d’août.

N’en déplaise au service du Roi, je crois, Monsieur l’Ambassadeur[1], que vous seriez tout aussi aise d’être ici avec nous, que d’être à Stockholm à ne regarder le soleil que du coin de l’œil. Il faut que je vous dise comme je suis présentement. J’ai M. d’Andilly à ma main gauche, c’est-à-dire du côté de mon cœur ; j’ai Mme de la Fayette à ma droite ; Mme du Plessis devant moi, qui s’amuse à barbouiller de petites images[2] ; Mme de Motteville[3] un peu plus loin, qui rêve profondément ; notre oncle de Cessac[4], que je crains parce que je ne le connois guère ; Mme de Caderousse[5] ; sa 1667 sœur[6], qui est un fruit nouveau que vous ne connoissez pas, et Mlle de Sévigné sur le tout, allant et venant par le cabinet comme de petits frelons. Je suis assurée, Monsieur, que toute cette compagnie vous plairoit fort, et surtout si vous voyiez de quelle manière on se souvient de vous, combien l’on vous aime, et le chagrin que nous commençons d’avoir contre Votre Excellence, ou pour mieux dire contre votre mérite, qui vous tient longtemps à quatre ou cinq cents lieues[7] de nous.

La dernière fois que je vous écrivis, j’avois toute ma tristesse et toute celle de mes amis[8]. Présentement, sans que rien soit changé, nous avons toutes repris courage : ou l’on s’est accoutumé à son malheur, ou l’espérance nous soutient le cœur. Enfin nous revoilà tous ensemble avec assez de joie pour parler avec plaisir des Bayards et des comtesses de Chivergny, et même pour souhaiter encore quelque nouvel enchantement. Mais les magies d’Amalthée[9] ne sont pas encore en train, de sorte que nous remettons l’ouverture du théâtre pour la Saint-Martin[10].

Cependant le Roi s’amuse à prendre la Flandre, et Castel Rodrigue[11] à se retirer de toutes les villes que Sa Majesté veut avoir. Presque tout le monde est en inquiétude ou de son fils, ou de son frère, ou de son mari ; car, malgré toutes nos prospérités, il y a toujours quelque blessé ou quelque tué. Pour moi, qui espère y avoir quelque gendre, je souhaite en général la conservation de toute la chevalerie[12].


  1. Lettre 73 (revue sur une ancienne copie). — i. Voyez la note 6 de la lettre 69.
  2. Mme du Plessis Guénégaud s’occupait de peinture avec succès, sous la direction de Nicolas Loir et du frère de celui-ci, graveur.
  3. L’auteur des Mémoires, Françoise Bertaut, veuve à vingt ans de Nicolas Langlois, seigneur de Motteville, premier président de la chambre des comptes de Normandie, qui avait quatre-vingts ans lorsqu’il l’épousa en 1639. Elle s’était retirée de la cour après la mort de la Reine mère (1666). Elle mourut le 29 décembre 1689.
  4. Sur ce Cessac, voyez la lettre du 18 mars 1671. Saint-Simon a dit de lui : « C’étoit un homme de grande qualité et de beaucoup d’esprit, que démentoient toutes les qualités de l’âme. » (Mémoires, tome II, p. 112.) Ce ne peut être que par plaisanterie que Mme de Sévigné l’appelle ici notre oncle. Il était peut-être parent de Mme du Plessis Guénégaud, chez qui elle se trouvait alors.
  5. Claire-Bénédictine de Guénégaud, née en 1646, mariée en 1665 à Juste-Joseph-François de Cadar d’Ancezune, créé duc de Caderousse en 1663 par Alexandre VII. Elle mourut en décembre 1675. Sur son mari, qui avait dû épouser Mlle de Sévigné, voyez la Notice, p. 102.
  6. Élisabeth-Angélique de Guénégaud. Elle épousa en 1671 François, comte de Boufflers, frère aîné du maréchal. Voyez la lettre du 26 février 1672.
  7. Dans la copie d’où nous tirons cette lettre, on avait d’abord ecrit trois ou quatre cents lieues, puis on a effacé trois ou, et écrit ou cinq au-dessus de la ligne.
  8. Ceci se rapporte évidemment au malheur de Foucquet et de sa famille.
  9. Voyez la note 12 de la lettre 55.
  10. On jouait à Fresnes de petites pièces de société, dont les sujets étaient puisés dans les romans de chevalerie, pour lesquels Mme de Sévigné convient qu’elle avait un grand faible. Les Bayards et les comtesses de Chivergny (dans la copie Chiurgny) désignent sans doute ici deux personnages soit de ces pièces, soit des romans d’où on les tirait. Pompone, dans une lettre du 5 juin 1666, à Mme du Plessis Guénégaud, parle des « transformations de Louis Bayard. » Nous ne pensons pas qu’on doive identifier ce Louis Bayard avec le Bayard de notre lettre, qui est vraisemblablement le Chevalier sans peur et sans reproche, dont le prénom était Pierre. Il y a un Hurault de Chiverny, ayant pour femme Marie de Beaune, qui mourut dans les guerres d’Italie, en 1527 ; Bayard est mort en 1524.
  11. Le marquis de Castel Rodrigo, gouverneur de Flandre, successeur de Caracène en 1664.
  12. On n’a pas la réponse de Pompone, mais c’est probablement de cette réponse qu’il veut parler quand il écrit à son père, le 15 octobre 1667 : « J’ai répondu il y a longtemps à Mme de Sévigné ; mais ma lettre ne valoit pas la peine de vous être envoyée ouverte. »