Lettre du 21 décembre 1664 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 475-479).
◄  64
66  ►

1664

65. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À M. DE POMPONE.

Dimanche au soir 21e décembre.

Je mourois de peur qu’un autre que moi vous eût donné le plaisir d’apprendre la bonne nouvelle. Mon courrier n’avoit pas fait une grande diligence ; il avoit dit en partant qu’il n’iroit coucher qu’à Livry. Enfin il est arrivé le premier, à ce qu’il m’a dit. Mon Dieu, que cette nouvelle vous a été sensible et douce, et que les moments qui délivrent tout d’un coup le cœur et l’esprit d’une si terrible peine, font sentir un inconcevable plaisir ! De longtemps je ne serai remise de la joie que j’eus hier ; tout de bon, elle étoit trop complète ; j’avois peine à la soutenir. Le pauvre homme apprit cette bonne nouvelle par l’air[1], peu de moments après, et je ne doute point qu’il ne l’ait sentie dans toute son étendue. Ce matin le Roi a envoyé le chevalier du guet à Mmes Foucquet[2], leur commander de s’en aller toutes deux à Montluçon en Auvergne[3], le marquis et la marquise de Charest à Ancenis, et le jeune Foucquet à Joinville en Champagne. La bonne femme a mandé au Roi qu’elle avoit soixante et douze ans, qu’elle supplioit Sa Majesté de lui donner son dernier fils, pour l’assister sur la fin de sa vie, qui apparemment ne seroit pas longue. Pour le prisonnier, il n’a point encore su son arrêt. On dit que demain on le fait conduire à Pignerol, car le Roi change l’exil en une prison. On lui refuse sa femme, contre toutes les règles. Mais gardez-vous bien de rien rabattre de votre joie pour tout ce procédé : la mienne en est augmentée s’il se peut, et me fait bien mieux voir la grandeur de notre victoire. Je vous manderai fidèlement la suite de cette histoire ; elle est curieuse :

Non da vino in convito
Tanto gioir, qual de’ nemici il lutto
[4].

Voilà ce qui s’est passé aujourd’hui ; à demain le reste.

Lundi au soir.

Ce matin à dix heures on a mené M. Foucquet à la chapelle de la Bastille. Foucaut tenoit son arrêt à la main. Il lui a dit : « Monsieur, il Faut me dire votre nom, afin que je sache à qui je parle. » M. Foucquet a répondu : « Vous savez bien qui je suis, et pour mon nom je ne le dirai non plus ici que je ne l’ai dit à la chambre ; et pour suivre le même ordre, je fais mes protestations contre l’arrêt que vous m’allez lire. » On a écrit ce qu’il disoit, et en même temps Foucaut s’est couvert et a lu l’arrêt. M. Foucquet l’a écouté découvert. Ensuite on a séparé de lui 1664 Pecquet[5] et Lavalée[6], et les cris et les pleurs de ces pauvres gens ont pensé fendre le cœur de ceux qui ne l’ont pas de fer. Ils faisoient un bruit si étrange que M. d’Artagnan a été contraint de les aller consoler ; car il sembloit que ce fût un arrêt de mort qu’on vînt de lire à leur maître. On les a mis tous deux dans une chambre à la Bastille ; on ne sait ce qu’on en fera.

Cependant M. Foucquet est allé dans la chambre d’Artagnan. Pendant qu’il y étoit, il a vu par la fenêtre passer M. d’Ormesson, qui venoit de reprendre quelques papiers qui étoient entre les mains de M. d’Artagnan. M. Foucquet l’a apercu ; il l’a salué avec un visage ouvert et plein de joie et de reconnoissance. Il lui a même crié qu’il étoit son très-humble serviteur. M. d’Ormesson lui a rendu son salut avec une très-grande civilité et s’en est venu, le cœur tout serré, me raconter ce qu’il avoit vu.

À onze heures, il y avoit un carrosse prêt, où M. Foucquet est entré avec quatre hommes ; M. d’Artagnan à cheval avec cinquante mousquetaires[7]. Il le conduira juques à Pignerol, où il le laissera en prison sous la conduite 1664 d’un nommé Saint-Mars[8], qui est fort honnête homme, et qui prendra cinquante soldats pour le garder. Je ne sais si on lui a donné un autre valet de chambre. Si vous saviez comme cette cruauté paroît à tout le monde, de lui avoir ôté ces deux hommes, Pecquet et Lavalée : c’est une chose inconcevable ; on en tire même des conséquences fâcheuses, dont Dieu le préservera, comme il a fait jusqu’ici. Il faut mettre sa confiance en lui, et le laisser sous sa protection, qui lui a été si salutaire. On lui refuse toujours sa femme. On a obtenu que la mère n’ira qu’au Parc, chez sa fille, qui en est abbesse[9]. L’écuyer[10] suivra sa belle-sœur ; il a déclaré qu’il n’avoit pas de quoi se nourrir ailleurs. M. et Mme de Charost vont toujours à Ancenis. M. Bailly, avocat général[11], a été chassé pour avoir dit à Gisaucourt, devant le jugement du procès, qu’il devroit bien remettre la compagnie du grand conseil en honneur, et qu’elle seroit bien déshonorée si Chamillard, Pussort et lui alloient le même train. Cela me fâche à cause de vous ; voilà une grande rigueur


Tantæne animis cœlestibus iræ ?[12]


Mais non, ce n’est point de si haut que cela vient. De telles vengeances rudes et basses ne sauroient partir d’un cœur comme celui de notre maître. On se sert de son nom, et on le profane, comme vous voyez. Je vous manderai la suite : il y auroit bien à causer sur tout cela ; mais il est impossible par lettre. Adieu, mon pauvre Monsieur, je ne suis pas si modeste que vous ; et sans me sauver dans foule, je vous assure que je vous aime et vous estime très-fort.

J’ai vu cette nuit la comète : sa queue est d’une fort belle longueur ; j’y mets une partie de mes espérances. Mille baisemains à votre chère femme.


  1. Lettre 65. — i. Par des signaux.
  2. La femme et la mère du surintendant. Sa femme en secondes noces était Marie-Madeleine de Castille Ville Mareuil, née en 1633, morte en 1715, fille unique de Francois de Castille, maître des requêtes, puis président aux Requêtes du palais.
  3. Ou plutôt en Bourbonnais, mais tout près de l’Auvergne, aujourd’hui dans le département de l’Allier.
  4. « Le vin dans un festin ne donne pas autant de joie que le deuil des ennemis. » — Nous n’avons pu trouver d’où ces vers étaient tirés. Ils manquent dans toutes les éditions, mais se lisent dans nos deux copies.
  5. Jean Pecquet né à Dieppe, anatomiste célèbre et médecin de Foucquet. On lit dans les Mélanges qu’Argonne a publiés, sous le nom de Vigneul de Marville, que Pecquet ne pouvait se consoler d’avoir perdu un aussi bon maître, et qu’il disait souvent que Pecquet avait toujours rimé, et rimerait toujours avec Foucquet. Il fut relégué à Dieppe ; Mme Foucquet obtint son rappel. Il fut nommé membre de l’Académie des sciences, lors de la fondation de cette compagnie. Pecquet, comme nous le verrons plus d’une fois, était aussi le médecin de Mme de Sévigné.
  6. Lavalée était le valet de chambre de Foucquet. On lit au tome XVI des Œuvres, p. 356, « qu’on a retenu dans la Bastille le médecin et le valet de chambre de M. Foucquet, de peur qu’étant en liberté ils ne donnassent avis de sa part à ses parents et amis pour sa délivrance. »
  7. Il est dit dans les Œuvres (tome XVI, p. 355) que l’escorte était de cent mousquetaires.
  8. Bénigne d’Auvergne de Saint-Mars était alors maréchal des logis des mousquetaires. Il mourut gouverneur de la Bastille, le 26 septembre 1708
  9. Marie-Élisabeth Foucquet, sœur du surintendant, abbesse du Parc-aux-Dames, près de Senlis.
  10. Gilles Foucquet, premier écuyer du Roi, frère du surintendant, reçut ordre de se retirer à Montluçon avec la femme et la mère du condamné. Voyez la lettre suivante.
  11. « M. Bailly, avocat général au grand conseil, qu’on dit avoir insulté à quelqu’un des juges en faisant sollicitation en qualité de parent de M. Foucquet, a reçu commandement de se retirer en son abbaye de Château-Thierry. » (Œuvres de M. Foucquet, tome XVI, p. 355.)
  12. Virgile, Énéide, liv. I, v. ii :
    Tant de fiel entre-t-il dans les âmes des dieux ?
    (Trad. de Delille.)