Lettre du 24 mai 1676 (Sévigné)

La bibliothèque libre.


540. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN,
À Vichy, dimanche 24e mai.

Je suis ravie, en vérité, quand je reçois de vos lettres, ma chère enfant. Je ne puis me résoudre à jouir toute seule du plaisir de les lire ; mais ne craignez rien, je ne fais rien de ridicule là-dessus, mais j’en fais voir[1] une petite ligne à Bayard, une autre au chanoine (ah ! que ce seroit bien votre fait que ce chanoine ! ), et en vérité on est charmé de votre manière d’écrire. Je ne fais voir que ce qui convient, et vous croyez bien que je me rends maîtresse de la lettre, pour qu’on ne lise pas sur mon épaule ce que je ne veux pas qui soit vu.

Je vous ai écrit plusieurs fois, et sur les chemins, et ici. Vous aurez vu tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que je pense, et même la conformité de nos pensées sur le mariage de M. de la Garde. J’admire comme notre esprit est véritablement la dupe de notre cœur[2], et les raisons que nous trouvons pour appuyer nos changements. Celui de Monsieur le Coadjuteur me paroit admirable ; mais la manière dont vous le dites l’est encore 1676plus ; quand vous lui demandez des nouvelles du lundi, vous paroissez bien persuadée de sa fragilité. Je suis fort aise qu’il ait conservé sa gaieté et son visage de jubilation. J’ai toujours envie de rire, quand vous me parlez du bonhomme du Parc[3] : je ne trouve rien de si plaisant que de le voir seul persuadé qu’il fait des miracles : je suis bien de votre avis, que le plus grand de tous seroit de vous le persuader. Je suis fort aise que ma petite soit gaie et contente ; c’étoit la tristesse de son petit cœur qui me faisoit de la peine. Il est vrai que le voyage d’ici à Grignan n’est rien : j’en détourne ma pensée avec soin, parce qu’elle me fait mal ; mais vous ne me ferez pas croire, ma belle, que celui de Grignan à Lyon soit peu considérable : il est tout des plus rudes, et je serois très-fâchée que vous le fissiez pour retourner sur vos pas ; je ne change point d’avis là-dessus. Si vous étiez de ces personnes qu’on enlève et qu’on dérange, et qui se laissent entraîner, j’aurois espéré de vous emmener avec moi malgré vous ; mais vous êtes une personne dont on ne peut espérer ces sortes de complaisances[4]. Je connois vos tons et vos résolutions ; et cela étant ainsi, j’aime bien mieux que vous gardiez toute votre amitié et tout votre argent, pour venir cet hiver me donner la joie et la consolation de vous embrasser. Je vous promets seulement une chose, c’est que si je tombois malade ici, ce que je ne crois point du tout assurément, je vous prierois d’y venir en diligence ; mais, ma chère, je me porte fort bien ; je bois tous les matins ; je suis. un peu comme Nouveau[5], qui demandoit : « Ai-je bien du plaisir ? » Je 1676demande aussi : « Rends-je bien[6] mes eaux ? la qualité, la quantité, tout va-t-il bien ? » On m’assure que ce sont des merveilles, et je le crois, et même je le sens ; car, à la réserve de mes mains et de mes genoux, qui ne sont point guéris, parce que je n’ai pas encore pris ni le bain ni la douche, je me porte tout aussi bien que j’ai jamais fait.

La beauté des promenades est au-dessus de ce que je puis vous en dire : cela seul me redonneroit la santé. On est tout le jour ensemble. Mme de Brissac et le chanoine dînent ici fort familièrement : comme on ne mange que des viandes fort simples, on ne fait nulle façon de donner à manger. Vous aurez vu, par ce que je vous mandai avant-hier, combien je suis prête à aimer quelqu’un plus que vous. Après la pièce admirable de la colique, on nous a donné d’une convalescence pleine de langueur, qui est en vérité fort bien accommodée au théâtre : il faudroit des volumes pour dire tout ce que je découvre dans ce chef-d’œuvre des cieux. Je passe légèrement sur mille choses, pour ne point trop écrire.

Vous me parlez plaisamment de ce saint qui vous est tombé à Aix, et qu’on épouille à tout moment ; c’est grand dommage que vous n’ayez votre reliquaire[7] ; ces poux que vous appelez des reliques vivantes m’ont choquée ; car comme on m’a toujours appelée ainsi à Sainte-

Marie[8], je me suis vue en même temps comme votre M. Ribon.

On m’accable ici de présents. Il y a trois hommes qui ne sont occupés que de me rendre service : Bayard, Saint-Hérem et la Fayette. Écrivez-moi quelques mots de ces hommes ; car je vous fais souvent payer pour moi. Je crois ce que vous croyez sur ce que vous a mandé Mme de la Fayette ; elle ne se porte pas bien. Je reçois mille présents de tous côtés ; c’est la mode du pays, où d’ailleurs la vie ne coûte rien du tout : enfin, trois sous deux poulets, et tout à proportion. Faites mes compliments à M. de la Garde. Adieu, mon ange : aimez-moi bien toujours ; je vous assure que vous n’aimez pas une ingrate.



  1. LETTRE 540. — Dans l’édition de 1754 : « Elles sont si aimables que je ne puis me résoudre…. mais ne craignez rien, je ne fais rien de ridicule ; j’en fais voir, etc. »
  2. « L’esprit est toujours la dupe du cœur, » a dit la Rochefoucauld dans ses Maximes (n° cxii de l’édition de 1665 et cii des suivantes).
  3. C’est sans doute le solitaire dont Mme de Sévigné a parlé au tome II, p. 391 et 392.
  4. Mais vous êtes d’un caractère dont on ne peut se promettre de pareilles complaisances. » (Édition de 1754.)
  5. Jérôme de Nouveau, seigneur de Fromont (à deux lieues de Corbeil), conseiller du Roi, surintendant des postes, mort en 1665. « Ce Nouveau, dit Tallemant des Réaux (tome VI, p. 29), au commencement qu’il eut équipage de chasse, courant un cerf, demanda à son veneur : « Dites-moi, ai-je bien du plaisir à cette heure ? » Ce mot est cité aussi par la Bruyère, chapitre de la Ville, vers le milieu.
  6. La leçon de 1734 est rendai-je bien. — Trois lignes plus bas, on lit dans l’édition de 1754 : « à mes mains et à mes genoux près. »
  7. « Il faudroit avoir à point nommé son reliquaire. » (Édition de 1754.)
  8. Mme de Sévigné étoit appelée une relique vivante à Sainte-Marie, à cause de Mme de Chantal, sa grand’mère, qui étoit dès lors regardée comme une sainte par les filles de la Visitation, qu’elle avoit fondées. (Note de Perrin.)