Lettre du 26 mai 1676 (Sévigné)

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542. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Vichy, mardi 26e mai.

Je dois encore recevoir quelques-unes de vos lettres de Paris : elles seront toutes les bienvenues, ma très-chère ; elles sont trop aimables. Vous avez une idée de ma santé qui n’est pas juste : ne savez-vous pas que j’ai conservé mes belles jambes ? ainsi je marche fort bien. J’ai mal aux mains, aux genoux, aux épaules : on m’assure que la douche me guérira ; j’ai très-bon visage, je dors et je mange bien, et je veux me persuader que tout cela n’est rien ; j’ai même si peu d’humeurs, que je ne prendrai des eaux que quinze jours, crainte de me trop échauffer. Je commencerai demain la douche, et vous manderai sans cesse de mes nouvelles : le commerce de Lyon va bien[1]. Ne me grondez point de vous écrire : 1676c’est mon unique plaisir, et je prends mon temps d’une manière qui ne me peut nuire. Ne me retranchez rien de tout ce qui vous regarde ; vous me dites des choses si tendres, si bonnes, si vraies, que je ne puis y répondre que par ce que je sens ; croyez-en au delà de tout ce que je vous en ai jamais dit. Je ne me repens point de ne vous avoir point laissée venir ici : mon cœur en souffre ; mais quand je pense à cette peine, pour huit ou dix jours de séjour, je trouve que je vous aime mieux cet hiver. Je suis si attachée à vous, et vous me tenez par tant d’endroits, que je sens plus que les autres la peine de la séparation : ainsi, ma très-chère, je me suis gouvernée selon mes foiblesses, et n’ai pas écouté l’envie et la joie que j’aurois eue de vous avoir. Je ne crois pas être dans dix jours ici. La duchesse[2] s’en va plus tôt, et le joli chanoine : elle s’en va chez Bayard, parce que j’y dois aller ; il s’en passeroit fort bien ; il y aura une petite troupe d’infelici amanti[3].

Ma fille, vous perdez trop : c’est cela que vous devriez regretter. Il faudroit voir comme on tire sur tout, sans distinction et sans choix. Je vis l’autre jour, de mes propres yeux, flamber un pauvre célestin[4] : jugez comme cela me paroît à moi, qui suis accoutumée à vous. Il y a ici des femmes fort jolies : elles dansèrent hier des bourrées du pays, qui sont en vérité les plus jolies du monde : il y a beaucoup de mouvement, et l’on se dégogne extrêmement[5] ; mais si on avoit à Versailles de ces sortes de danseuses en mascarades, on en seroit ravi par la nouveauté ; car cela passe encore.les Bohémiennes. Il y avoit un grand garçon déguisé en femme, qui me divertit fort ; 1676car sa jupe étoit toujours en l’air, et l’on voyoit dessous de fort belles jambes.

Il faut que je vous dise un mot de Paris, sur lequel je vous conjure de ne me point dire le contraire ; c’est, ma fille, que je veux, pour ma joie et ma commodité, que vous repreniez tout bonnement votre chambre et votre alcôve, qui ne sont à personne : je couche par choix dans ma petite chambre ; ainsi voilà qui est tout réglé, tout établi : c’est mon plaisir, c’est ma joie, c’est ma commodité ; toute autre chose me choque et me déplaît.

Je me suis fait valoir ici des nouvelles du combat naval[6]. Comme nous pleurâmes le chevalier Tambonneau[7] quand il fut tué l’autre fois, je m’en tiens quitte. Adieu, ma fille, reposez-vous bien dans votre château : c’est là où j’aimerois à être cet été ; mais ne m’en parlez point ; je n’ai jamais cru avoir de la vertu que dans cette occasion.



  1. LETTRE 542 (revue en grande partie sur une ancienne copie). Les lettres entre Vichy et la Provence passaient par Lyon.
  2. De Brissac.
  3. D’amants malheureux.
  4. Voyez la lettre du 11 juin suivant, p. 486.
  5. Voyez, p. 456, la note 14 de la lettre du 19 mai précédent.— Dans l’édition de 1754 : « et les dégognades n’y sont pas épargnées. »
  6. Livré le 22 avril 1676. Ruyter y eut les deux jambes fracassées d’un boulet de canon, et mourut quelques jours après.
  7. Le chevalier Tambonneau, capitaine, figure dans la Gazette du 16 juin, parmi les officiers tués dans.le combat naval. Était-ce un frère de Tambonneau l’ambassadeur en Suisse (mort en 1719) ? Voyez tome II, p. 536, et la note 5, imprimée avant que nous eussions pris note de ce passage-ci.