Lettre du 3 juillet 1655 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 390-392).
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1655

28. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

La campagne de 1655, j’allai servir en Flandre, et étant parti de Paris pour l’armée sans avoir été dire adieu à ma chère cousine, je lui en demandai pardon par une lettre que je lui écrivis de Landrecy aussitôt que nous y fûmes arrivés. Je ne rapporte point ici cette lettre, car je n’en ai pas retrouvé la copie ; mais la marquise la reçut. Cependant je lui écrivis celle-ci quelque temps après.

Au camp devant Landrecy, le 3e juillet 1655[1].

D’où vient que je ne reçois point de vos lettres, Madame ? Est-ce que vous me croyez encore en Catalogne cette campagne, ou que vous me grondez d’être parti sans vous dire adieu ? Pour le premier je vous ai promis de venir en Flandre, et pour l’autre je vous ai dit de si bonnes raisons[2] que vous seriez de fort méchante humeur si vous n’en étiez satisfaite.

Mandez-moi, je vous prie, des nouvelles de l’amour 1655 du surintendant pour vous, vous n’obligerez pas un ingrat : je vais vous dire a la pareille des nouvelles du mien pour ma Chimène[3]. Il me semble que je vous fais un honnête parti quand je vous offre de vous dire un secret pour des bagatelles.

Vous saurez donc que la veille de mon départ de Paris fut employée aux adieux, aux protestations de s’aimer toute sa vie, et à toutes les marques les plus tendres que deux personnes qui s’aiment fort se euvent donner de leur amour.


Ici je te permets, trop fidèle mémoire,
De cacher à mes sens le comble de ma gloire[4].


On se promit de s’écrire souvent, et le malheur des lettres douces qui tombent tous les jours entre les mains du tiers et du quart ne nous faisant point de peur, on résolut de s’écrire sans chiffre toutes les choses par leur nom. On demanda seulement que les lettres fussent brûlées aussitôt qu’elles auroient été lues. Après cela l’on recommença de se prouver par bons effets qu’on s’aimoit éperdument. Ensuite, l’amour étant un vrai recommenceur, l’on se redit les mêmes choses qu’auparavant en d’autres termes, et quelques-unes en mêmes mots. On y ajouta seulement des assurances de ne jamais rien croire au désavantage de chacun. Quelques larmes suivirent ces assurances ; elles furent encore mêlées d’un moment de plaisir, et puis on ne fit autre chose que pleurer en se quittant.

Voilà, Madame, mon histoire amoureuse. Je pense que celle du surintendant n’est ni si gaie, ni si lamentable ; mais quelle qu’elle soit, je vous supplie de me la dire. Adieu, ma belle cousine.


  1. Lettre 28. — i. Quand Bussy écrivit cette lettre, il n’avait pas reçu la lettre suivante de sa cousine, datée du 26 juin. Voilà pourquoi il place celle de juillet la première dans son manuscrit. Nous avons fait comme lui : la clarté y gagne.
  2. Il y a quelques mots de moins dans le manuscrit de Bussy : « D’où vient que je ne reçois pas de vos lettres, Madame ? Est-ce que vous me grondez d’être parti sans vous dire adieu ? Il me semble que je vous en ai dit de si bonnes raisons, etc. » Plus loin les deux vers sont omis.
  3. Voyez la note i de la lettre 30.
  4. Vers du Temple de la Mort, de Philippe Habert, un des premiers membres de l’Académie française, mort, en 1637, au siège d’Emerick en Hainaut, à l’âge de trente-deux ans : il servait en qualité de commissaire d’artillerie. — Dans le texte de Philippe Habert, tel que le donne le Recueil des plus belles pièces des poètes françois (Paris, Cl. Barbin, 1692, tome IV, p. 177), il y a « cacher à mes yeux, » et non à mes sens. Les vers qui suivent dans le poëme la citation de Bussy, non transcrite dans notre manuscrit, expliquent très-clairement l’intention et le sens de cette citation.