Lettre du 4 mai 1676 (Sévigné)

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531. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, lundi 4e mai[1].

C’est donc vous, ma fille, qui me refusez de venir passer ici avec moi l’été et l’automne ; ce n’est point M. de Grignan. Il viendroit vous voir et vous reprendre cet hiver ; mais vous trouvez dans cette proposition des impossibilités que je ne vois pas si bien que vous, et il faut céder à vos raisons. Si je le pouvois, j’irois à Grignan ; ce seroit pour moi une joie fort sensible, et je crois que ce sera pour une autre année ; mais pour celle-ci je ne le puis, et le bon abbé, qui vient avec moi par pure amitié, est obligé de revenir promptement pour plusieurs affaires, dont les miennes font une partie. C’étoit donc une chose toute naturelle que la proposition que je vous faisois ; car pour vous voir quinze jours, ce me seroit un plaisir trop mêlé de tristesse. Dites-moi donc un peu 1676sincèrement vos raisons et vos vues pour cet hiver ; car je ne puis croire que vous ayez dessein de le passer sans me donner la consolation et la joie de vous embrasser. Je vous manderai le jour que je partirai, et vous donnerai une adresse pour m’écrire.

Vous me félicitez, dites-vous, de ce que je trouverai à Vichy Mme de Brissac, et vous me demandez ce que j’en ferai. Je l’ai choisie pour apprendre dans sa société la droiture et la sincérité. Si j’avois eu l’autre jour mon fils, je vous aurois mandé la superficielle conversation qu’elle attira dans cette chambre. Mon Dieu, ma bonne, vous croyez avoir pris médecine, vous êtes bien heureuse ; je voudrois bien croire que j’ai été saignée : ils disent qu’il faut cette préparation avant que de prendre des eaux[2].

Vous voyez que j’écris assez bien : je crois que mes mains seront bientôt guéries ; mais je me sens si pleine de sérosités par les continuelles petites sueurs dont je suis importunée, que je comprends qu’une bonne fois il faut sécher cette éponge : la crainte d’avoir encore une fois en ma vie un rhumatisme me feroit faire plus de chemin que d’ici à Vichy.

Vous me demandez ce que je fais. Je prends l’air fort souvent. M. de la Trousse nous donna hier une fricassée à Vincennes ; Mme de Coulanges, Corbinelli et moi, voilà ce qui composoit la compagnie. Un autre jour, je vais au Cours[3] avec les Villars, un autre jour au faubourg ; et puis je me repose. J’ai été chez Mignard ; il a peint 1676M. de Turenne sur sa Pie[4] : c’est la plus belle chose du monde. Le cardinal de Bouillon étoit venu me voir pour me prier, toutes choses cessantes, d’aller voir le lendemain ce chef-d’œuvre ; car Mignard a pris la parfaite ressemblance plus dans son imagination que dans les crayons qu’on lui a donnés.

J’ai encore entretenu deux heures M. du Perrier ; je ne finis point sur la Provence ; je lui fais conter mille choses de vous qui me font plaisir, et de votre jeu, et de votre opéra où vous rêviez si bien ; enfin, je vous reconnois, ma très-chère, mais je suis bien fâchée que M. de Grignan et vous perdiez toujours tout ce que vous jouez. Je me suis fait reconter toutes les pétoffes des procureurs du pays, et comme vous avez redonné la paix à la Provence, et du premier président, et de la Tour d’Aigues[5] et de mille autres choses. Enfin, j’ai rafraîchi ma mémoire de tout ce que vingt-deux jours de fièvre m’avoient un peu effacé ; car vous savez que j’étois sujette à de si grandes rêveries, qu’elles me confondoient souvent les vérités.



  1. LETTRE 531. — La date est le 8 mai dans l’édition de 1734, où manque notre n° 534, daté du 8.
  2. Dans les éditions de 1725 et de 1726, qui n’ont pas la lettre du 4 mai, ce passage, depuis : « Vous me félicitez, etc., » fait partie de la lettre du 29 avril, où il précède le quatrième paragraphe, adressé à M. de Grignan (p. 424).
  3. Il s’agit bien vraisemblablement ici du cours de la porte SaintAntoine, plutôt que du Cours-la-Reine, dont il est parlé au tome I, p. 409, note 3. Dans la lettre à Ménage à laquelle se rapporte cette note du tome 1, il pourrait bien se faire, comme l’a dit M. Ed. Fournier dans un article récent, que le mot Cours dût également s’entendre du cours Saint-Antoine, dont Mme de Sévigné était voisine comme habitante du Marais.
  4. Le cheval de bataille de M. de Turenne, et celui qu’il montoit le jour qu’il fut tué. (Note de Perrin.) — Langlade raconte dans les Mémoires du duc de Bouillon, p. 257, que les soldats de Turenne, voyant que les officiers généraux qui commandaient l’armée, délibéraient longtemps sur le poste que l’on devait prendre, s’écrièrent tout d’une voix : « Les voilà bien empêchés, ils n’ont qu’à lâcher la Pie, et là où ce pauvre cheval s’arrêtera, c’est là qu’il faudra camper. »
  5. C’était un magnifique château situé à peu de distance d’Aix. Il a été rasé pendant la Révolution. (Note de l’édition de 1818.) — Il y a un lieu de ce nom dans l’arrondissement d’Apt, canton de Pertuis.