Lettre du 6 mai 1676 (Sévigné)

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1676
532. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, mercredi 6e mai.

J’ai le cœur serré de ma petite-fille[1] : elle sera au désespoir de vous avoir quittée, et d’être, comme vous dites, en prison. J’admire comme j’eus le courage de vous y mettre[2] ; la pensée de vous voir souvent et de vous en retirer me fit résoudre à cette barbarie, qui étoit trouvée alors une bonne conduite, et une chose nécessaire à votre éducation. Enfin il faut suivre les règles de la Providence, qui nous destine comme il lui plaît.

Mme du Gué la religieuse[3] s’en va à Chelles ; elle y porte une grosse pension pour avoir toutes sortes de commodités : elle changera souvent de condition, à moins qu’un jeune garçon, qui est leur médecin[4], et que je vis hier à Livry, ne l’oblige à s’y tenir. Ma chère, c’est un homme de vingt-huit ans, dont le visage est le plus beau et le plus charmant que j’aie jamais vu : il a les yeux comme Mme de Mazarin et les dents parfaites ; le reste du visage comme on imagine Rinaldo[5]  ; de grandes boucles noires qui lui font la plus agréable tête que vous ayez jamais vue[6]. Il est Italien, et parle italien, comme 1676vous pouvez penser ; il a été à Rome jusqu’à vingt-deux ans : enfin, après quelques voyages, M. de Nevers et M. de Brissac l’ont amené en France, et M. de Brissac l’a mis pour le reposer dans le beau milieu de l’abbaye de Chelles, dont Mme de Brissac[7], sa sœur, est abbesse. Il a un jardin de simples dans le couvent ; mais il ne me paroit rien moins que Lamporechio[8]. Je crois que plusieurs bonnes sœurs le trouvent à leur gré, et lui disent[9] leurs maux ; mais je jurerois qu’il n’en guérira pas une que selon les règles d’Hippocrate. Mme de Coulanges en vient, qui le trouve comme je l’ai trouvé : en un mot, tous ces jolis musiciens de chez Toulongeon[10] ne sont que des grimauds auprès de lui. Vous ne sauriez croire combien cette petite aventure nous a réjouies.

Je veux vous parler du petit marquis[11]. Je vous prie que sa timidité ne vous donne aucun chagrin. Songez que le charmant marquis[12] a tremblé jusqu’à dix ou douze ans, et que la Troche avoit si grand’peur[13] de toutes choses, que sa mère ne vouloit plus le voir : ce sont deux 1676assez braves gens pour vous rassurer. Ce sont des enfances ; et en croissant, au lieu de craindre les loups-garous, ils craignent le blâme, ils craignent de n’être pas estimés autant que les autres ; et c’est assez pour les rendre braves et pour les faire tuer mille fois : ne vous impatientez donc point[14]. Pour sa taille, c’est une autre affaire ; on vous conseille de lui donner des chausses pour voir plus clair à ses jambes ; il faut savoir si ce côté plus petit ne prend point de nourriture ; il faut qu’il agisse et qu’il se dénoue ; il faut lui mettre un petit corps un peu dur qui lui tienne la taille : on me doit envoyer des instructions que je vous enverrai[15]. Ce seroit une belle chose qu’il y eût un Grignan qui n’eût pas la taille belle : vous souvient-il comme il étoit joli dans ce maillot ? Je ne suis pas moins en peine que vous de ce changement.

J’avois rêvé en vous disant que Mme de Thianges étoit allée conduire sa sœur : il n’y a eu que la maréchale de Rochefort et la marquise de la Vallière[16] qui ont été jusqu’à Essonne. Elle est toute seule, et même elle ne trouvera personne à Nevers. Si elle avoit voulu mener tout ce qu’il y a de dames à la cour, elle auroit pu choisir. Mais parlons de l’amie[17] ; elle est encore plus 1676triomphante que celle-ci : tout est comme soumis à son empire ; toutes les femmes de chambre de sa voisine sont à elle ; l’une lui tient le pot à pâte à genoux devant elle, l’autre lui apporte ses gants, l’autre l’endort ; elle ne salue personne, et je crois que dans son cœur elle rit bien de cette servitude. On ne peut rien juger présentement de ce qui se passe entre son amie et elle.

On est ici fort occupé de la Brinvilliers. Caumartin[18] a dit une grande folie sur ce bâton dont elle avoit voulu se tuer sans le pouvoir : « C’est, dit-il, comme Mithridate. » Vous savez de quelle sorte il s’étoit accoutumé au poison ; il n’est pas besoin de vous conduire plus loin dans cette application. Celle que vous faites de ma main à qui je dis :

Allons, allons, la plainte est vaine,


m’a fait rire ; car il est vrai que le dialogue est complet ; elle me dit :

Ah ! quelle rigueur inhumaine ! —
Allons, achevez mes écrits,
Je me venge de tous mes cris. —
Quoi, vous serez inexorable ?


Et je coupe court, en lui disant :

Cruelle, vous m’avez appris
À devenir impitoyable[19]

1676Ma fille, que vous êtes plaisante, et que vous me réjouiriez bien si je pouvois aller cet été à Grignan ! mais il n’y faut pas penser, le bien Méchant[20] est accablé d’affaires : je garde ce plaisir pour une autre année, et pour celle-ci[21] j’espérerai que vous me viendrez voir.

J’ai été hier à l’opéra[22] avec Mme de Coulanges et Mme d’Heudicourt, M. de Coulanges, l’abbé de Grignan et Corbinelli : il y a des choses admirables ; les décorations passent tout ce que vous avez vu ; les habits sont magnifiques et galants ; il y a des endroits d’une extrême beauté ; il y a un sommeil et des songes dont l’invention surprend[23]  ; la symphonie est toute de basses et de tons si assoupissants, qu’on admire Baptiste[24] sur nouveaux frais ; mais l’Atys est ce petit drôle qui faisoit la Furie et la Nourrice ; de sorte que nous voyons toujours ces ridicules personnages au travers d’Atys. Il y a cinq ou six petits hommes tout nouveaux, qui dansent comme Faure, de sorte que cela seul m’y feroit aller ; et cependant on aime encore mieux Alceste : vous en jugerez, car vous y viendrez pour l’amour de moi, quoique vous ne soyez pas curieuse. Il est vrai que c’est une belle chose de n’avoir point vu Trianon : après cela vous peut-on proposer le pont du Gard ?

Vous trouveriez l’homme dont vous me parlez, de la même manière que vous l’avez toujours vu chez la belle mais il me paroit

Que le combat finit faute de combattants[25]


Les reproches étoient fondés sur la gloire plutôt que sur la jalousie : cependant cela enté[26] sur une sécheresse déjà assez établie, confirme l’indolence inséparable des longs attachements. Je trouve même quelquefois des réponses brusques et dures, et je crois voir que l’on sent la différence des génies ; mais tout cela n’empêche point une grande liaison, et même beaucoup d’amitié qui durera vingt ans comme elle est[27]. La dame est, en vérité, fort jolie ; elle a des soins de moi que j’admire, et dont je ne suis point ingrate. La dame du Poitron-Jaquet l’est encore moins, à ce que vous me faites comprendre : il est vrai que les femmes valent leur pesant d’or. La Comtesse[28] maintenoit l’autre jour à Mme Cornuel que Combourg n’étoit point fou ; elle lui répondit : « Bonne comtesse, vous êtes comme les gens qui ont mangé de l’ail. » Cela n’est-il pas plaisant ? M. de Pompone m’a mandé qu’il me prioit d’écrire[29] tous les bons mots 1676de Mme Cornuel ; il me fait faire mille amitiés par mon fils.

Nous partons lundi ; je ne veux point passer par Fontainebleau, à cause de la douleur que j’y sentis en vous reconduisant jusque-là[30]. Il faut que j’y retourne au-devant de vous. Adressez vos lettres pour moi et pour mon fils à du But ; je crois que je les recevrai encore mieux par là que par des traverses. Je crois que notre commerce sera un peu interrompu ; j’en suis fâchée : vos lettres me sont d’un grand amusement ; vous écrivez comme Faure danse. Il y a des applications sur des airs de l’opéra, mais vous ne les savez point. Que je vous plains, ma très-belle, d’avoir pris une vilaine médecine plus noire que jamais ! ma petite poudre d’antimoine est la plus jolie chose du monde : c’est le bon pain, comme dit le vieux de la Montagne[31]. Je lui désobéis un peu, car il m’envoie à Bourbon ; mais l’expérience de mille gens, et le bon air, et point tant de monde, tout cela m’envoie à Vichy. La bonne d’Escars vient avec moi, j’en suis fort aise. Mes mains ne se ferment point ; j’ai mal aux genoux, aux épaules, et je me sens encore si pleine de sérosités, que je crois qu’il faut sécher ces marécages, et que dans le temps où je suis il faut extrêmement se purger, et c’est ce qu’on ne peut faire qu’en prenant des eaux chaudes. Je prendrai aussi une légère douche à tous les endroits encore affligés du rhumatisme : après cela il me semble que je me porterai fort bien.

Le voyage d’Aigues-Mortes[32] est fort joli ; vous êtes 1676une vraie paresseuse de n’avoir pas voulu être de cette partie. J’ai bonne opinion de vos conversations avec l’abbé de la Vergne, puisque vous n’y mêlez point Monsieur de Marseille. La dévotion de Mme de Brissac étoit une fort belle pièce ; je vous manderai de ses nouvelles de Vichy ; c’est le chanoine[33] qui gouverne présentement sa conscience ; je crois qu’il m’en parlera à cœur ouvert. Je suis fort aise de la parure qu’on a donnée à notre Diane d’Arles[34] : tout ce qui fâche Corbinelli, c’est qu’il craint qu’elle n’en soit pas plus gaie. J’ai été saignée ce matin, comme je vous l’ai déjà dit au bas de la consultation : en vérité, c’est une grande affaire, Maurel[35] en étoit tout épouvanté : me voilà présentement préparée à partir. Adieu, ma chère enfant ; je ne m’en dédis point, vous êtes digne de toute l’extrême tendresse que j’ai pour vous.



  1. LETTRE 532 (revue en partie sur une ancienne copie). — Elle venoit d’être mise aux dames de Sainte-Marie d’Aix. (Note de Perrin.)
  2. Voyez la Notice, p. 89 et suivante.
  3. Parente du père de Mme de Coulanges.
  4. C’est la leçon de 1734 ; dans la seconde édition de Perrin (1754), on lit : « qui est le médecin de l’abbaye. » — Ce jeune garçon est Amonio, neveu du maître de chambre du pape Innocent XI. Voyez les lettres du 28 mai, des 26 et 28 août, des 2, 8, 16 et 30 septembre, du 14 octobre 1676 et du 14 juillet 1677.
  5. Renaud. Voyez le portrait que fait de lui le Tasse dans la stance lviii du Ier chant de la Jérusalem délivrée.
  6. « La plus agréable tête du monde. » (Édition de 1754.)
  7. Marie-Guyonne de Cossé, qui mourut le 13 juillet 1707.
  8. Voyez le conte de Mazet de Lamporechio, par la Fontaine. (Note de Perrin.) — C’est le dernier de la deuxième partie, publiée en 1666.
  9. Dans l’édition de 1754 : « le trouveront.… et lui diront…. »
  10. Frère aîné du comte de Gramont, et homme de très-bonne compagnie. (Note de Perrin.) Henri de Gramont, comte de Toulongeon, frère puîné du maréchal et frère aîné du comte Philibert, à qui il laissa ses biens en mourant (septembre 1679). Il était depuis 1668 sénéchal et gouverneur du comté et pays de Bigorre. Voyez la Correspondance de Bussy, tome IV, p. 468.
  11. De Grignan.
  12. Ce mot charmant n’indiquerait-il pas le marquis de Villeroi ? (Note de l’édition de 1818.) — Perrin dit que c’est le marquis de la Châtre qui est désigné ici. Seulement veut-il dire l’amant de Ninon, ou son petit-fils qui remporta le prix au carrousel de 1686 ?
  13. Dans l’édition de 1734 : « avoit si peur. » — Sur la Troche, voyez ci-dessus, p. 269, note 1, et tome III, p. 122, note 2.
  14. « Ne vous impatientez donc pas à cet égard. » (Édition de 1754.)
  15. « On me doit encore envoyer des instructions là-dessus. » (Ibidem.)
  16. Gabrielle Glée de la Cotardaye, dame du palais de la Reine ; elle était femme de Jean-François de la Baume le Blanc, marquis de la Vallière, frère de Mme de la Vallière, gouverneur et grand sénéchal de la province de Bourbonnais, capitaine commandant les chevau-légers du Dauphin, maréchal de camp, qui mourut le 13 octobre 1676. — Sur Mme de Rochefort, voyez tome II, p. 37, note 1.
  17. Mme de Maintenon. — Dans la première édition de Perrin (1734), on lit Quanto va (Mme de Montespan), ce qui n’a point de sens après ce qui précède.
  18. Voyez tome I, p. 520, note 4.
  19. C’est une parodie du dialogue entre Alceste et Lycomède qui commence la scène ii du IIe acte de l’Alceste de Quinault, pièce représentée pour la première fois, comme nous l’avons dit, le 2 janvier 1674. Mme de Sévigné n’a changé que les vers 3 et 4, qui sont ainsi dans l’opéra :
    Allons, je suis sourd à vos cris,
    Je me venge de vos mépris.
  20. C’est-à-dire le bien Bon, qui étoit l’abbé de Coulanges. (Note de Perrin.)
  21. Les mots et pour celle-ci ne sont pas dans l’édition de 1734.
  22. À l’opéra d’Atys. Voyez ci-dessus, p. 337, note 8.
  23. C’est la scène iv du IIIe acte. « Le théâtre représente un antre entouré de pavots et de ruisseaux, où le Dieu du sommeil se vient rendre, accompagné de songes agréables et funestes. » Les personnages sont Atys dormant, le Sommeil, Morphée, Phobétor, Phantase, les Songes agréables, les Songes funestes.
  24. Lulli.
  25. Et le combat cessa faute de combattants.
    (Le Cid, acte IV, scène iii.)
  26. On lit hanté, au lieu d’enté, dans le manuscrit. — Dans son édition de 1754, Perrin a tourné tout autrement cette phrase : « Cependant lorsqu’on y joint une sécheresse qui étoit déjà sèche, cela confirme, etc. »
  27. Ce passage paraît devoir s’entendre de M. et Mme de Coulanges, et de la jalousie, toute de convenance, du mari. On a pensé qu’il pouvait être question de l’intimité de la Trousse avec Mme de Coulanges ; mais rien dans ce qui est dit ici ne permet de l’affirmer. — L’édition de 1754 donne : « qui pourra durer encore, etc. » La phrase : « Je trouve même…. » et les deux suivantes manquent dans le manuscrit.
  28. De Fiesque.
  29. « Qu’il me prioit de ne pas oublier d’écrire. » (Édition de 1754.)
  30. Voyez tome III, p. 455, note 4.
  31. C’est le texte de l’édition de 1734, où ces mots sont expliqués en note par « de l’Orme. » L’impression de 1754 a de l’Orme dans le texte.
  32. Sans doute chez Vardes, qui depuis sa disgrâce était relégué dans son gouvernement.
  33. Mme de Longueval. Voyez tome III, p. 32, note 6.
  34. À la Grande-Duchesse ? Voyez ci-dessus, p. 69 et 70. — La Diane d’Arles est la belle statue qui fut découverte, brisée en trois parties, dans le théâtre d’Arles, en 1651, et qui est aujourd’hui au musée du Louvre et connue sous le nom de la Vénus d’Arles. Elle fut donnée à Louis XIV, en 1683, par les états de Provence. Le 30 août 1684, le duc de Saint-Aignan écrit à Bussy : « Le Roi a décidé en faveur de Vénus pour la statue d’Arles qui avoit partagé tous les savants, les uns la croyant une Diane, les autres une Vénus. » L’académie d’Arles s’était rangée à l’opinion des premiers.
  35. Probablement le même qui est nommé dans la lettre du 12 janvier 1680.
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