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Lettre du 5 janvier 1676 (Sévigné)

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488. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES
DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 5e janvier.
de madame de sévigné.

Les voilà toutes deux, ma bonne ; elles sont en vérité les très-bien venues. Je n’en reçois jamais trois à la fois ; j’en serois fâchée, parce que je serois douze jours à les attendre : c’est bien assez de huit ; mais peut-on être surchargée de cette lecture, ma bonne ? ce n’est pas une chose possible, c’est de celle-là qu’on ne se lasseroit jamais ; et vous-même, qui vous piquez d’inconstance sur ce chapitre, je vous défierois bien de n’y être pas attentive, et de n’aller pas jusqu’à la fin. C’est un plaisir dont vous êtes privée, et que j’achète bien cher ; je ne conseille pas à M. de Grignan de me l’envier. Il est vrai que les nouvelles que nous recevons de Paris sont charmantes ; je suis comme vous, jamais je n’y réponds un seul mot ; mais pour cela je ne suis pas muette : l’article de mon fils et de ma fille suffit pour rendre notre commerce assez grand ; vous l’aurez vu par la dernière lettre que je vous ai envoyée.

D’Hacqueville me recommande encore le secret que je vous ai confié, et que je vous recommande à proportion[1]. Il me dit que jamais la Provence n’a tant fait parler d’elle : il a raison ; je trouve cette assemblée de noblesse un coup de partie. Vous ne pouvez pas douter que je ne prenne un grand intérêt à ce qui se passe autour de vous quelles 1676sortes de nouvelles me pourroient être plus chères ? Tout ce que je crains, c’est qu’on ne trouve que la sagesse de la Provence fait plus de bruit que la sédition des autres provinces. Je vous remercie de vos nouvelles de Languedoc : en quatre lignes vous m’avez instruite de tout. Mais que vous avez bien fait de m’expliquer pourquoi vous êtes à Lambesc ! car je ne manquois point de dire : « Pourquoi est-elle là ? » Je loue le torticolis qui vous a empêchée d’avoir la fatigue de manger avec ces gens-là ; vous avez fort bien laissé paître vos bêtes[2] sans vous. Je n’oublierai jamais l’étonnement que j’eus quand j’y étois à la messe de minuit, et que j’entendis un homme chanter un de nos airs profanes au milieu de la messe : cette nouveauté me surprit beaucoup.

Vous aurez lu les Essais de morale : en êtes-vous contente ? L’endroit de Josèphe que vous me dites est un des plus beaux qu’on puisse jamais lire : il faut que vous avouiez qu’il y a une grandeur et une dignité dans cette histoire, qui ne se trouve en nulle autre. Si vous ne me parliez de vous et de vos occupations, je ne vous donnerois rien du nôtre, et ce seroit une belle chose que notre commerce. Quand on s’aime, et qu’on prend intérêt les uns aux autres, je pense qu’il n’y a rien de plus agréable que de parler de soi : il faut retrancher sur les autres pour faire cette dépense entre amis. Vous aurez vu, par ce que vous a mandé mon fils de notre voisine[3], qu’elle n’est pas de cette opinion : elle nous instruit agréablement de tous les détails dont nous n’avons aucune curiosité. Pour nos soldats, on gagneroit beaucoup qu’ils 1676fissent comme vos cordeliers : ils s’amusent à voler, et mirent l’autre jour un petit enfant à la broche ; mais d’autres désordres point de nouvelles. M. de Chaulnes m’a écrit qu’il vouloit me venir voir : je l’ai supplié très-bonnement de n’en rien faire, et que je renonce à l’honneur qu’il me vouloit faire, par l’embarras qu’il me donneroit ; que ce n’est pas ici comme à Paris, où mon chapon suffisoit à tant de bonne compagnie[4].

Vous avez donc vu ma lettre de consolation à B**[5] : peut-on lui en écrire une autre ? Vraiment vous me le dépeignez si fort au naturel, que je crois encore l’entendre, c’est-à-dire si l’on peut ; car pour moi, je trouve qu’il y a un grand brouillard sur toutes ses expressions.

Vous me dites bien sérieusement, en parlant de ma lettre : Monsieur votre père : j’ai cru que nous n’étions point du tout parentes[6] ; que vous étoit-il à votre avis ? Si vous ne répondez à cette question, je la demanderai à la petite personne qui est avec nous[7] : je ne sais si elle y répondra comme au lendemain de la veille de Pâques. Au reste, Mlle du Plessis s’en meurt ; toute morte de jalousie, elle s’enquiert de tous nos gens comme je la traite ; il n’y en a pas un qui ne se divertisse à lui donner des coups de poignard : l’un lui dit que je l’aime autant que vous ; l’autre, que je la fais coucher avec moi, ce qui[8] seroit assurément la plus grande marque de ma tendresse ; l’autre, que je la mène à Paris, que je la baise, que j’en suis folle, que mon 1676oncle l’abbé lui donne dix mille livres ; que si elle avoit seulement vingt mille écus, je la ferois épouser à mon fils. Enfin, ma bonne, ce sont de telles folies, et si bien répandues dans mon domestique, que nous sommes contraints d’en rire très-souvent, à cause des contes perpétuels qu’ils nous font. La pauvre fille s’en meurt. Ce qui nous a paru très-plaisant, c’est que vous la connoissiez encore si bien, et qu’il soit vrai, comme vous le dites, qu’elle n’ait plus de fièvre quarte dès que j’arrive et par conséquent qu’elle la joue ; mais je suis assurée que nous la lui redonnerons véritable tout au moins. Cette famille est bien destinée à nous réjouir : ne vous ai-je pas conté comme feu son père nous a fait pâmer de rire six semaines de suite ? Mon fils commence à comprendre que ce voisinage est la plus grande beauté des Rochers.

Je trouve plaisant le rendez-vous de votre voyageur, ce n’est pas le triste voyageur, mais de cet autre voyageur avec Montvergne ; c’est quasi à la tête des chevaux se rencontrer, que d’arriver au cap de Bonne-Espérance, à un jour l’un de l’autre. Je prendrois le rendez-vous que vous me proposez pour le détroit, si je n’espérois de vous en donner un autre moins capable de vous enrhumer ; car il faut songer que vous avez un torticolis. Vous ne pouvez pas douter de la joie que j’aurois d’entretenir cet homme des Indes, quand vous vous souviendrez combien je vous ai importunée d’Herrera[9], que 1676j’ai lu avec un plaisir extraordinaire. Si vous aviez autant de loisir et de constance que moi, ce livre seroit digne de vous.

Mais reparlons un peu de cette assemblée de noblesse : expliquez-moi ces six syndics de robe et ces douze de la noblesse ; je pensois qu’il n’y en eût qu’un, et le marquis de Büous ne l’est-il pas toujours ? répondez-moi là-dessus : ces partis sont plaisants, cent d’un côté et huit de l’autre. Cet homme dont vous avez si bien fondé la haine qu’il avoit pour M. de Grignan, vous embarrassera plus que tout le reste, par la protection de Mme de Vins[10] ; le d’Hacqueville me le mande, et me recommande si fort de ne vous rien dire de. l’autre affaire, que je serois perdue pour jamais s’il croyoit que je l’eusse trahi : il faut que le grand Pompone craigne les Provençaux. Le bon d’Hacqueville va et vient sans cesse à Saint-Germain pour nos affaires ; sans cela nous ne lui pardonnerions pas le style général et ennuyeux dont il nous favorise. J’avoue que cet endroit dont vous me parlez est un peu répété ; mais vous le pardonnerez à ma curiosité, qui a commencé, et ma plume a fait le reste ; car je vous assure que les plumes ont grand’part à l’infinité de verbiage dont nous remplissons nos lettres. Je vous souhaite, au commencement de cette année, que les miennes vous plaisent autant que les vôtres me sont agréables.

Si la Gazette de Hollande avoit dit Mademoiselle de la Trémouille au lieu de Madame, elle auroit dit vrai ; car Mlle de Noirmoutier, de la maison de la Trémouille, a 1676épousé, comme vous savez, cet autre la Trémouille ; car ils sont de même maison ; elle s’appellera Mme de Royan : je vous ai mandé tout cela[11]. La bonne princesse et son bon cœur m’aiment toujours ; elle a été un peu malade ; elle se fait suer dans une vraie machine, pour tous ses maux. Le feu comte du Lude[12] disoit qu’il n’avolt jamais eu de mal, mais qu’il s’étoit toujours bien trouvé de suer sérieusement, c’est un des remèdes de Duchesne[13] pour toutes les douleurs du corps ; et si j’avois un torticolis, et que je prisse, comme je fais toujours, le remède de ma voisine, vous seriez tout étonnée d’entendre dire que je suis sous l’archet[14]. La princesse dit toujours de vous des merveilles, et vous connoît et vous estime : pour moi, je crois que, par métempsycose, vous vous êtes trouvée autrefois en Allemagne. Votre âme auroit-elle été dans 1676le corps d’un Allemand ? Vous étiez sans doute le roi de Suède, un de ses amants ; car

La plupart des amants
Sont des Allemands[15].

Adieu, ma très-chère et très-bonne, notre ménage embrasse le vôtre. Voilà le frater.

de charles de sévigné.

Vous ne comprendrez jamais, ma petite sœur, combien ce que vous avez dit de la Plessis est plaisant, que quand vous saurez qu’il y a un mois[16] qu’elle joue la fièvre quarte, pour faire justement tomber qu’elle la quitte le jour que ma mère va dîner au Plessis[17]. La joie de savoir ma mère au Plessis la transporte au point qu’elle jure ses grands dieux qu’elle se porte bien, et qu’elle est au désespoir de n’être point habillée. « Mais, Mademoiselle, lui disoit-on, ne sentez-vous pas quelque commencement de frisson ? — Allons, allons, reprenoit l’enjouée18 Tisiphone, divertissons-nous, jouons au volant, ne parlons pas de ma fièvre ; c’est une méchante, une intéressée. — Une intéressée ? lui dit ma mère toute surprise. — Oui, Madame, une intéressée qui veut toujours être avec moi. — Je la croyois généreuse, » lui dit tout doucement ma mère. Cela n’empêcha point que la joie de voir la bonne compagnie chez elle ne chassât la fièvre qu’elle n’avoit pas eue ; mais nous espérons que l’excès de la jalousie la lui donnera tout de bon. Nous appréhendons qu’elle 1676n’empoisonne la petite personne qui est ici, que l’on appelle partout la petite favorite de Mme de Sévigné et de Madame la princesse. Elle disoit hier à Rahuel#1 : « J’ai eu une consolation en me mettant à table, que Madame a repoussé la petite pour me faire mettre auprès d’elle. » Rahuel lui répondit avec son air breton : « Oh, Mademoiselle, je ne m’en étonne pas, c’est pour faire honneur à votre âge, outre que la petite est à cette heure de la maison : Madame la regarde comme si elle étoit la cadette de Mme de Grignan. » Voilà ce qu’elle eut pour sa consolation.

Vous avez raison de dire du mal de toutes ces troupes de Bretagne : elles ne font que tuer et voler, et ne ressemblent point du tout à vos moines. Quoique je sois assez content de Madame ma mère et de Monsieur mon oncle, et que j’aie quelque sujet de l’être, je ne laisserai pas, suivant vos avis, de les mettre hors de la maison à la fin de ce mois. Je les escorterai pourtant jusqu’à Paris, à cause des voleurs, et afin de faire les choses honnêtement.

Adieu, ma petite sœur, comment vous trouvez-vous de la fête de Noël ? Vous avez laissé paître vos bêtes#2 : c’est bien fait. Les monts et les vaux sont fréquents en Provence ; je vous y souhaite seulement de jolis pastoureaux pour vous y tenir compagnie. Je salue M. de Grignan : il ne me dit pas un mot ; je ne m’en vengerai qu’en me portant bien, et en revenant de toutes mes campagnes.

de madame de sévigné.

Voilà, Dieu merci, bien des folies. Si la poste savoit de quoi nos paquets sont remplis, ils les laisseroient à moitié chemin. Je vous conterai mercredi un songe.[18][19]



  1. LETTRE 488. — Tel est le texte de 1754. Il y a tout autre chose dans l’édition de 1734 (ce passage manque dans celles de 1726) : « Vous l’aurez vu par la dernière lettre que je vous ai envoyée : la plupart commencent par accuser la réception de la mienne, ou dire qu’elle n’est point encore arrivée. M. de Pompone dit que jamais la Provence, etc. »
  2. Une chanson du temps, sur l’air de laquelle Coulanges a mis plusieurs des siennes, commence par ces mots :
    Laissez paître vos bêtes.
  3. Mlle du Plessis. (Note de Perrin.)
  4. À tant de bonne compagnie ne se trouve que dans les éditions de Perrin. Dans celles de 1726, la phrase finit par suffisoit.
  5. Brancas ? Voyez tome III, p. 379, la lettre du 19 janvier 1674, fin de la note ii ; voyez aussi la lettre du 29 décembre 1675, tome IV, p. 308, note 23.
  6. On lit parents, au lieu de parentes, dans les éditions de 1726.
  7. Dans l’édition de 1754 : « je m’adresserai à la fillette qui est avec nous. »
  8. Dans l’édition de Rouen (1726), il y a qui, pour ce qui.
  9. Écrivain espagnol, auteur d’une Histoire générale des Indes, en quatre volumes in-folio (Madrid, 1601-1615), et de divers autres ouvrages historiques. (Note de Perrin.) — Le commencement de son Histoire générale des Indes ou plus exactement des Gestes des Castillans dans les îles et terres fermes de la mer Océane, de l’an 1492 à l’an 1554, avait été traduit en français par Nicolas de la Coste (Paris, 1660-1671, 3 vol. in-4). Herrera avait aussi composé, pour servir d’introduction à cette histoire, une Description des Indes occidentales, dont la version française fut publiée sous ce titre : Description des Indes occidentales qu’on appelle aujourd’hui nouveau monde etc., translatée d’espagnol en français. (Amsterdam et Paris, 1622, in-folio.).
  10. Mme de Vins, qui étoit belle-sœur de M. de Pompone, étoit d’ailleurs en grande considération auprès de ce ministre. (Note de Perrin, 1754.)
  11. Voyez ci-dessus, p. 194, la lettre du 20 octobre 1675 et la note 12 de cette lettre. — La Gazette d’Amsterdam du 26 novembre 1675 contient, sous la rubrique de Paris, 19 novembre, l’article suivant : « Mme de la Trimouille épouse le frère du comte d’Ollonne, et celui-ci assure tout son bien à son frère, en faveur de ce mariage. »
  12. Timoléon de Daillon, comte du Lude, père du grand maître de l’artillerie.
  13. « Duchesne, médecin des enfants de France en 1694, ami de Fagon. Voyez les lettres du 8 novembre et du 29 décembre 1679. « Duchesne, fort bon médecin, charitable et homme de bien et d’honneur, qui avoit succédé auprès des fils de France à Fagon, lorsque celui-ci devint premier médecin du Roi, mourut à Versailles (en 1707), à quatre-vingt-onze ans, sans avoir été marié ni avoir amassé grand bien. J’en fais la remarque, parce qu’il conserva jusqu’au bout une santé parfaite et sa tête entière, soupant tous les soirs avec une salade et ne buvant que du vin de Champagne. Il conseilloit ce régime. Il n’étoit ni gourmand ni ivrogne, mais aussi il n’avoit pas la forfanterie de la plupart des médecins. » (Saint-Simon, tome V, p. 361.)
  14. « Archet se dit des châssis courbés en arc sous lesquels on fait suer des malades. » (Dictionnaire de l’Académie de 1718.)
  15. Chanson de Sarasin, déjà citée au tome TI, p. 197, note 5.
  16. Les éditions de 1726 portent un an, au lieu d’un mois.
  17. Le château du Plessis d’Argentré est à une petite distance des Rochers. Les deux parcs se touchent.
  18. Voyez tome III, p. 294, note 14.
  19. Voyez ci-dessus, p. 319, et la note 2.